1- Le sens de la limite
On le sait ou on va le découvrir, des philosophes, des économistes, des sociologues, des anthropologues et d’autres auteurs analysent de façon radicale le système qu’ils qualifient selon les cas de capitaliste, de néo libéral, de technoscientiste, ou de productiviste, système qui a étendu son emprise sur la Terre. Chaque auteur le fait dans le cadre de sa pensée générale et en insistant sur tel et tel élément mais ce point commun est bien là.
Nombreux ont été ces auteurs, ainsi Claude Levi Strauss, Jacques Ellul, Ivan Illich, Guy Debord, Bernard Charbonneau, Edgar Morin, Herbert Marcuse, André Gorz, Cornelius Castoriadis, François Partant, René Dumont, Théodore Monod, Jean Rostand, Kostas Axelos, Paul Virilio, Serge Latouche…d’autres encore. Nombreux sont aussi les citoyen(ne)s qui personnellement et collectivement (associations, mouvements…) partagent ces analyses.
Jacques Ellul demandait avec force : Qu’est-ce qu’une société qui ne se donne plus de limites ?
Ivan Illich insistait sur le fait que la crise obligera l’homme à « choisir entre la croissance indéfinie et l’acceptation de bornes multidimensionnelles. »
Cornelius Castoriadis en appelait à nous défaire des « fantasmes de l’expansion illimitée.»
Toute l’œuvre splendide, pionnière, gigantesque et porteuse d’Edgar Morin nous le redit sans cesse sous de multiples formes.
Deux idées fortes, entre autres, sont présentes dans leurs écrits et leurs actions :
. d’une part le système productiviste est lancé dans une course en avant autodestructrice, il faut donc être en rupture globale avec ce système,
. d’autre part une croissance illimitée sur une planète limitée nous amène vers une gigantesque collision entre l’environnement et les activités humaines.
Il faut donc « retrouver le sens de la limite » (expression de l’introduction de l’ouvrage « Radicalité,20 penseurs vraiment critiques »collection Frankenstein,2013).
2– Un concept, celui de limites des activités humaines, concept porteur des principes
C’est donc la dénonciation de la fuite en avant, c’est également l’élaboration d’un concept porteur de principes. Ce concept ne condamne-t-il pas indirectement le nucléaire ?
Ce concept de limites ne se traduit-il pas par au moins quatre principes que l’on retrouve par exemple en droit international de l’environnement(DIE) ? (Voir notre ouvrage de DIE, éditions Ellipses, quatre éditions de 2010 à 2018).
De façon plus globale on retrouve les trois premiers principes dans la remarquable « Plate-forme pour un monde responsable et solidaire », publiée par le Monde diplomatique d’avril 1994, qui est à la fois « un état des lieux des dysfonctionnements de la planète et une mise en avant de principes d’action pour garantir un avenir digne au genre humain », plate-forme portée par la Fondation pour le progrès de l’homme, plate-forme qui devrait être symboliquement affichée sur beaucoup de portes d’universités et de lycées dans le monde, étudiée et débattue dans de nombreux cours.
Le quatrième principe a vu le jour dans des textes de plus en plus nombreux, c’est le principe de non régression.
. Le principe de précaution selon lequel les sociétés humaines ne doivent mettre en œuvre de nouveaux projets, produits et techniques, comportant des risques graves ou irréversibles, qu’une fois acquise la capacité de maitriser ou d’éliminer ces risques pour le présent et le futur. La précaution veut répondre à des risques graves ou irréversibles, mal connus ou inconnus alors que la prévention est une réponse face à des risques connus.
. Le principe de modération de ceux et celles qui, pris dans la fuite en avant des gaspillages, seront amenés à remettre en cause leur surconsommation, leur mode de vie, à brûler moins d’énergie, à maitriser leurs besoins pour adopter des pratiques de frugalité, de simplicité, de décroissance. André Gorz écrivait : « Il est impossible d’éviter la catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les logiques qui y conduisent depuis cent cinquante ans. »
. Le principe de sauvegarde : les sociétés humaines doivent aller vers des modes de production et de consommation sans prélèvements, sans déchets et sans rejets susceptibles de porter atteinte à l’environnement. D’où l’existence de ces luttes pour développer des technologies propres, des énergies renouvelables et pour consacrer des éléments de l’environnement, comme par exemple l’eau, comme biens publics mondiaux (BPM) ou comme éléments du patrimoine commun de l’humanité(PCH).
. Enfin le principe de non régression. Sauvegarde signifie aussi que lorsqu’une avancée décisive, sur un point de protection importante, a été acquise, un verrou juridique doit être alors posé. Un exemple significatif est celui du Protocole de Madrid sur l’Antarctique (1991) qui interdit les recherches minérales pour cinquante ans. On ne doit pas revenir en arrière dans la protection. C’est donc ce que l’on nomme le principe de non régression. La nécessité vitale de réduire les atteintes à l’environnement ne peut que contribuer à convaincre les législateurs, les juges et la société civile d’agir en vue de renforcer la protection des acquis environnementaux au moyen de la consécration de ce principe de non régression. (Michel Prieur est l’inspirateur de ce principe. Voir par exemple sous sa direction et celle de Gonzalo Sozzo, « La non régression en droit de l’environnement », Bruylant , 2012).
On peut ajouter que le concept de limites au cœur des activités humaines se rattache à des théories et des pratiques de décroissance et de post-croissance à travers une économie soutenable (s’éloignant du culte de la croissance, s’attaquant aux inégalités criantes à tous les niveaux géographiques, et désarmant le pouvoir financier ainsi que… la course aux armements), à travers le principe de modération de ceux et celles qui, pris dans la fuite en avant des gaspillages, seront amenés à remettre en cause leur consommation, leur mode de vie, à brûler moins d’énergie pour adopter des pratiques de frugalité, de simplicité. Essentielles sont aussi des relocalisations d’activités, des circuits courts, des richesses redistribuées. Essentielle également cette ennemie redoutable : la compétition, remise en cause par la consécration de biens communs (eau, forêts…), par des coopérations, des solidarités, par l’appartenance à notre commune humanité, par des périls communs qui devraient nous fraterniser.
3- Les consécrations des « crimes contre les générations futures » et de l’interdiction de recherches « contraires à l’intérêt commun de l’humanité. »
Dans la future « Déclaration universelle des droits de l’humanité » (voir site spécifique), qui a été écrite par une équipe française en 2015 et qui sera un jour peut-être enfin consacrée par les Nations Unies, la notion, englobant l’environnement et la paix, de « crime contre les générations futures » pourra voir le jour. (Déjà cité dans notre « Droit international de l’environnement », éditions Ellipses). L’enfouissement irréversible de déchets radioactifs devrait en faire partie, d’autres pratiques anti écologiques gravissimes aussi.
De même dans un traité devront être interdites les recherches sur les armes de destruction massive, nucléaires, biologiques, chimiques, comme portant atteinte à l’intérêt commun de l’humanité. (Voir Les recherches scientifiques sur les armes de destruction massive : des lacunes du droit positif à une criminalisation par le droit prospectif, intervention au colloque international du RDST, mars 2011 à Paris, JM .Lavieille, J. Bétaille, S.Jolivet, D.Roets, in Droit, sciences et techniques : quelles responsabilités ? Editions LexisNexis, 2011). Ce jour-là sera l’une des plus importantes avancées de l’humanité, si elle y arrive.
4- Les résistances non-violentes
Les moyens non-violents des résistances.
– Il s’agit de résister en pensant et en mettant en œuvre des moyens conformes aux fins que l’on met en avant. Si l’on veut la démocratie il faut des moyens démocratiques, si l’on veut la justice il faut des moyens justes, si l’on veut la paix il faut des moyens pacifiques, si l’on veut la protection de l’environnement il faut des moyens écologiques.
Face aux théories et aux pratiques dominantes voire écrasantes à travers l’histoire qui correspondent à la pensée de Machiavel « Qui veut la fin veut les moyens », il faut résister en se fondant sur cette pensée radicale et lumineuse de Gandhi : « La fin est dans les moyens comme l’arbre est dans la semence. » (voir « Tous les hommes sont frères », Folio essais, Gallimard). (Voir aussi nos articles « Les moyens et les fins » sur ce blog de Mediapart et sur notre site « au trésor des souffles »)
Autrement dit aucun moyen n’est neutre, si l’on veut lutter pour la paix on ne peut que résister avec des moyens pacifiques, la course aux armements est un des moyens opposés à la paix parce qu’elle ne fait qu’accroitre l’insécurité, les guerres, les injustices et la dégradation mondiale de l’environnement.
– L’histoire de la non-violence, en partie méconnue, révèle l’efficacité de ces méthodes d’action qui, comme le disait Jacques de Bollardière, « mobilisent par-delà le mépris, la violence et la haine. »(Voir à ce sujet la revue opérationnelle « Non-violence Actualité », et la remarquable revue « Alternatives non-violentes », directeur F Vaillant, ainsi que les travaux, eux aussi remarquables, de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits-IRNC, créé par F. Marchand, JM Muller, C Mellon, J Sémelin, C Delorme.)
– Ces moyens reposent sur un cadre non-violent c’est-à-dire un respect de la dignité humaine, une exigence de justice, une combativité positive (et non une agressivité) face au conflit. (J Sémelin, La non-violence expliquée à mes filles, Seuil, 2000).
Cette méthode de règlement des conflits refuse la violence d’oppression dans laquelle on impose sa loi, elle refuse la violence de soumission dans laquelle on renonce à ce que l’on pense être essentiel. On cherche ensemble, dans le respect des personnes et la confrontation, des solutions justes. (JM Muller, Lexique de la non-violence, ANV, 1998). Jacques Sémelin insiste sur « trois principes majeurs : l’affirmation de l’identité du sujet résistant (…), la non coopération collective(…), la médiatisation du conflit c’est à dire susciter la constitution de « tiers » qui appuient sa cause. » (Jacques Sémelin, « Du combat non-violent » dans l’ouvrage « Résister. Le prix du refus », sous la direction de Gérald Cahen, éditions Autrement, Série Morales n°15,1994)
La non-violence n’a pas le monopole de certains des moyens qui suivent. Ces moyens, énumérés à titre indicatif, font partie des pratiques essentielles de l’action non-violente. Il s’agit , de façon non exhaustive, de la non-coopération, la désobéissance civile (Alain Refalo, Les sources historiques de la désobéissance civile, colloque Lyon 2006), l’obstruction non-violente, l’objection de conscience, la grève de la faim, la grève, le sit in (s’asseoir sur la voie publique en particulier des places), le boycott, le refus de l’impôt sur les armements, les pétitions…(JM Muller, Stratégie de l’action non-violente, Seuil,1981).Les non-violents ont aussi des pratiques d’éducation à la paix.
Dans cette perspective ne pensons pas que sera toujours dérisoire ce que Jean Rostand appelait de ses vœux : « l’objection collective scientifique » face à ce que certains qualifieront d’inacceptable. Des scientifiques sont entrés (personnellement et/ou collectivement) et entreront demain en résistance, au grand jour ou plus discrètement.
Ils ont vécu ou vivront, et d’autres avec eux, le retournement de la question du risque. Au lieu de se demander « qu’est-ce que je risque si je ne fais pas cela ? » ils se demandent « qu’est-ce que les autres risquent si je fais cela » ?
De façon plus générale d’ailleurs ce retournement se pose dans des rapports entre le risque et la prudence. « C’est dans l’incertitude et le risque qu’il faut assumer nos actes » écrit Simone de Beauvoir.
Ajoutons que nombreuses pourront être les situations où on va se demander « Si je vais au milieu de tel ou tel conflit qu’est-ce que je risque ? Mais si je n’y vais pas qu’est-ce que l’autre risque ? » On peut alors « tomber » en solidarité.
Il est cependant clair que les résistances contre le nucléaire devront être plus globales, ce sont et ce seront celles de l’ensemble des sociétés civiles (citoyen(ne)s, associations, réseaux, fronts communs,…), d’États, d’organisations régionales et d’autres acteurs, par exemple des collectivités territoriales, des juridictions à tous les niveaux géographiques, des administrations, des entreprises…
À propos de la non-violence constatons avec force qu’une partie de plus en plus importante des jeunes générations, dans le sillage de multiples formes de résistance non-violentes locales et des deux immenses résistances non-violentes, celles de la marche du sel en 1930 en Inde et celle des populations de l’Est en 1989,ont commencé des marches de résistances non-violentes, demain probablement gigantesques, dans les luttes pour des politiques radicales face au réchauffement climatique. Elles ne sont pas le remède miracle, elles peuvent être de puissants leviers pour soulever les montagnes, avec aussi d’autres moyens. (Voir quatre articles mis en ligne le 7 mai 2020 sur ce blog.)
5-Les logiques autodestructrices de ce système et les alternatives
Les gouffres nucléocrates financiers auront aussi leurs propres logiques auto destructrices, accompagnées alors de résistances de citoyen(ne)s face à des besoins fondamentaux non satisfaits.
De même les coûts des énergies renouvelables apparaitront de plus en plus porteurs et contribueront à ces remises en cause du nucléaire civil.
De même des alternatives de défense pourront contribuer à des remises en cause du nucléaire militaire. (Voir mes deux ouvrages « Construire la paix », éditions la Chronique sociale, 1988).
Remarque terminale
Ainsi doit peu à peu voir le jour dans les vies des peuples, des générations présentes et futures, ce concept, porteur de principes et de multiples remises en cause, le concept de LIMITES AU CŒUR DES ACTIVITÉS HUMAINES.
Qu’est-ce qu’une société qui ne se donne plus de limites? N’est-ce pas la question des questions que pose le nucléaire et que nous devons lui poser?
Post scriptum
Par rapport au nucléaire civil j’ai le souvenir de notre manifestation contre le surgénérateur de Creys Malville avec la mort d’un manifestant en juillet 1977, celui aussi du revirement , commencé depuis quelques années, sur la force de frappe que le PS a décidé de conserver, il m’apparaissait inacceptable, et dans une « lettre ouverte » de septembre 1977(envoyée à la « Gueule ouverte » et à « Combat non-violent » qui l’ont publiée), j’ai démissionné de toutes mes fonctions au PS puis du PS lui-même, enfin avec des amis nous avons créé le « Collectif Paix Liberté » à Limoges, parcours militant finalement classique.
Par rapport au nucléaire militaire j’ai un souvenir poignant qui m’a marqué jusqu’à ce jour et, lorsque dans un voyage associatif, j’ai vu au Bangladesh dans la gare de Dacca le premier enfant mort de faim, je me rappelle les avoir réunis tous deux par la pensée, viscéralement révolté.
Lorsque j’avais douze ans, quelque temps après une opération qui m’avait sauvé la vie, j’ai découvert dans un calendrier une photo, celle du visage d’un enfant survivant d’Hiroshima nous regardant en face avec une tristesse infinie, accompagnée de quelques lignes d’un poète japonais (voir ci-dessous). Après les explications demandées, elle m’a bouleversé.
Depuis soixante deux ans j’ai gardé cette photo sur moi comme se voulant symbolique des souffrances des enfants du monde.
J’ai souvent pensé qu’elle m’avait préparé à entrer dans la compréhension de la folie nucléaire.
Le nucléaire est bien un des éléments qui nous fait perdre le sens de la limite.
Sa force est en même temps sa folie, elle n’est qu’un des reflets de ce productivisme terricide et humanicide.
Mais il y a des fous plus sages, (« mourir sage et avoir vécu fou » disait Cervantès), ceux et celles qui ne désespèrent pas d’un monde viable et qui le disent dans leurs vies.
—————————————————–
Texte de Mizukawa sous la photo d’un enfant d’Hiroshima :
« Une mère aveugle
Serrant contre elle son enfant mort
Des larmes ruisselant
De ses yeux détruits.
C’était dans mon enfance,
Ma mère me tenait par la main.
Vision de cauchemar
Inoubliable. »
Par Lavieille, publié le 30 avril 2020, (Blog : Jean-Marc Lavieille)
https://blogs.mediapart.fr/lavieille/blog/300420/antinucleaires-iv
Le Club est l’espace de libre expression des abonnés de Mediapart. Ses contenus n’engagent pas la rédaction.
Commentaires récents