GUERRE EN UKRAINE : LE LENT RETOUR À LA NORMALE DANS LA CENTRALE NUCLÉAIRE DE TCHERNOBYL APRÈS L’OCCUPATION RUSSE

Si les soldats russes ont quitté le site il y a trois semaines, laissant derrière eux des mines et des lieux détruits, ils occupent toujours la centrale en activité de Zaporijia, la plus grande d’Europe.

Le téléphone sonne de nouveau. Après avoir été interrompu pendant plus d’un mois, le contact direct entre la centrale de Tchernobyl, située dans le nord de l’Ukraine, et l’autorité de sûreté nucléaire du pays a enfin été rétabli, mardi 19 avril. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a salué « une étape importante », qui témoigne d’un lent et progressif retour à la normale sur le site. Trois semaines après le départ des forces russes, le 31 mars, la situation autour de l’installation reste toutefois compliquée, des terrains ayant notamment été minés par les soldats de Moscou.

Dès le premier jour de la guerre, le 24 février, les troupes de Vladimir Poutine s’étaient emparées des lieux, théâtre de la plus grave catastrophe nucléaire de l’histoire, en 1986. Sur le site se trouvent quatre anciens réacteurs, dont le dernier a été arrêté en 2000 – le réacteur accidenté est, lui, recouvert d’un « sarcophage », une enceinte de confinement –, ainsi que des installations d’entreposage des combustibles usés et de stockage des déchets.

Pendant cinq semaines, des dizaines d’employés ukrainiens ont continué à assurer la sûreté des installations dans des conditions particulièrement difficiles, en travaillant de manière continue, sans pouvoir rentrer chez eux. Interrogé par plusieurs médias, dont l’agence Associated Press, l’ingénieur en chef chargé de la sûreté, Valerii Semenov, a raconté avoir œuvré trente-cinq jours d’affilée, ne dormant que trois heures par nuit, en se rationnant sur les cigarettes.

Valerii Semenov, l’ingénieur en chef chargé de la sécurité de la centrale nucléaire de Tchernobyl, pose à Kiev, le 18 avril 2022.

« Les Russes voulaient savoir comment l’installation était gérée. Ils voulaient des informations sur toutes les procédures, les documents et les opérations. J’avais peur, parce que les interrogatoires étaient constants et parfois violents », a également déclaré à la chaîne anglaise BBC Oleksandr Lobada, le responsable de la radioprotection du site. La tension a été particulièrement forte lorsque le site a été complètement déconnecté du réseau électrique, le 9 mars, en raison d’actions militaires russes. L’installation a alors fonctionné grâce à des générateurs de secours, avant que le courant ne puisse être rétabli, le 14 mars.

Saccage et pillage

Dans le sous-sol du bâtiment principal, un fatras de matelas, tapis, chaussures, vêtements et autres effets personnels s’entassent là où ont vécu quelque 170 membres de la garde nationale ukrainienne tout au long de l’occupation russe. Selon les témoignages, les occupants ont saccagé et pillé ces pièces lors de leur départ, emmenant des militaires ukrainiens qui avaient été déployés pour assurer la sécurité du site et dont le sort demeure inconnu. « Les soldats russes, qui viennent de régions rurales pauvres, ont pris tout ce qu’ils pouvaient prendre, des ordinateurs, des imprimantes, des appareils électriques, ou même des cuillères ou des fourchettes… Tout ce qui leur tombait sous la main », assure au Monde Petro Kotin, le patron de l’entreprise publique d’énergie nucléaire ukrainienne Energoatom. Des bureaux, laboratoires et équipements ont été endommagés ou détruits.

Un bureau de la centrale nucléaire, après le départ des soldats russes, à Tchernobyl, en Ukraine, le 16 avril 2022.

Selon M. Kotin, depuis le retrait russe, l’installation fonctionne de nouveau « plus ou moins normalement ». Vendredi 22 avril, le directeur général de l’AIEA, Rafael Mariano Grossi, a annoncé qu’il se rendrait sur place à compter du 26 avril avec une équipe d’experts, afin d’évaluer la sûreté de la centrale, de livrer des équipements importants et de réparer des systèmes de surveillance à distance. Le patron d’Energoatom dit toutefois ne pas attendre grand-chose de la mission de l’agence onusienne, à laquelle il reproche de continuer à discuter avec Moscou et de ne pas avoir agi de façon suffisamment efficace face à la prise de contrôle de sites nucléaires.

Lire aussi : Guerre en Ukraine : le scénario du pire semble écarté dans la centrale nucléaire de Tchernobyl (Article réservé à nos abonnés)

Après une première rotation du personnel de Tchernobyl opérée par les Russes les 20 et 21 mars, un second changement d’équipe a eu lieu trois semaines plus tard, le 10 avril. Signe de l’instabilité qui perdure dans la zone, c’est par bateau, par la rivière Pripiat, que les employés ont été transportés depuis la ville de Slavoutytch jusqu’à Tchernobyl. « C’est la seule voie d’accès que l’on pouvait emprunter, explique Petro Kotin. La route qui va en direction de la Biélorussie n’était pas accessible. » Jeudi 21 avril, l’AIEA a indiqué avoir été informée que les rotations pouvaient désormais avoir lieu « régulièrement ».

Une position de tir russe, à la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, le 16 avril 2022.

Tranchées creusées dans la forêt contaminée

En partant, les Russes ont miné les alentours des installations, selon l’agence ukrainienne chargée de la gestion de la zone d’exclusion. « Nos employés travaillent maintenant au déminage des endroits-clés et vérifient tout ce qu’il est possible de vérifier », a fait savoir Maksym Shevchuk, chef adjoint de l’agence. Des ponts ont également été détruits.

Des images satellites ont par ailleurs confirmé que les soldats russes qui ont occupé la centrale avaient bien creusé des tranchées dans la « forêt rouge », la partie la plus contaminée de la zone d’exclusion autour de Tchernobyl. Cette forêt doit son nom à la couleur rouge des pins après l’accident de 1986 et les fortes radiations qu’ils avaient absorbées. D’après le témoignage d’un employé de la centrale recueilli par Reuters, les combattants russes qui occupaient le site n’avaient pas entendu parler de la catastrophe nucléaire.

Des tranchées et des positions de tir russes, dans une zone hautement contaminée, près de la centrale nucléaire de Tchernobyl, en Ukraine, le 16 avril 2022.

Depuis leur départ, la radioactivité dans la zone serait « 50 fois supérieure à ce qu’elle est en temps normal », selon Petro Kotin. « Les soldats ont creusé puis mis du sable radioactif dans des sacs, avec lesquels ils ont construit des barricades pour protéger leurs checkpoints, précise-t-il. Ils ont respiré tout cela… Personne ne sait à quel degré ils ont été irradiés, mais cela aura un impact sur leur santé aujourd’hui, demain ou dans quelques années. » Interrogé à ce sujet, Rafael Mariano Grossi avait dit, le 1er avril, ne pas être en mesure de confirmer ces informations.

La centrale nucléaire de Zaporijia (sud-est), la plus grande d’Europe et l’une des quatre centrales en activité du pays, est quant à elle toujours aux mains des Russes, depuis qu’ils en ont pris le contrôle, le 4 mars. « Cinquante véhicules militaires sont sur le site et 500 militaires russes en contrôlent le périmètre », selon Petro Kotin. Le personnel ukrainien peut travailler, mais doit systématiquement faire valider ses ordres et ses décisions par les occupants. Jusqu’ici, ces derniers ne se sont toutefois « pas impliqués dans le processus technique », précise M. Kotin. Des employés du géant public russe Rosatom, spécialisé dans l’énergie nucléaire, ont été envoyés sur place.

L’« irresponsabilité » de Moscou

Contrairement à ce qui s’est passé à Tchernobyl, les employés de Zaporijia – qui vivent avec leurs familles dans la ville voisine de Enerhodar, occupée par les Russes – se relaient régulièrement. Si les mouvements de personnels ont été compliqués dans un premier temps, les rotations peuvent actuellement avoir lieu toutes les huit heures, comme c’est le cas en temps normal. Energoatom affirme également pouvoir entrer en contact avec ces agents « de temps en temps ».

Les combats qui ont eu lieu autour de la centrale, dont le site a été touché le 4 mars par des tirs de missiles, avaient fait craindre le pire pour la sûreté des installations. La menace semble aujourd’hui largement écartée, mais n’est pas totalement exclue pour autant. « Les employés du site ne contrôlent pas physiquement le matériel et ne peuvent donc pas garantir qu’il va rester en place et être utilisé à bon escient. Il pourrait être emporté et utilisé pour faire de mauvaises choses. C’est contraire à la loi ukrainienne », avertit M. Kotin.

L’Ukraine possède 15 réacteurs nucléaires sur quatre sites dans le pays, qui fournissent environ la moitié de son électricité. Début avril, le ministre ukrainien des affaires étrangères, Dmytro Kouleba, avait dénoncé l’« irresponsabilité » de Moscou concernant la sécurité générale des installations.

Par Perrine Mouterde et Faustine Vincent, publié le 23 avril à 05h05, mis à jour le 23 avril 2022 à15h00

Photo en titre : soldat ukrainien devant les quartiers où sont stockés les déchets nucléaires, à Tchernobyl, en Ukraine, le 16 avril 2022.

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