Plutôt que d’investir dans le nucléaire, inadapté au changement climatique, il faudrait combler notre retard dans les énergies renouvelables, estime, dans une tribune au « Monde », l’ancienne ministre de l’environnement, qui appelle à ouvrir le débat sur le coût réel de production des différentes énergies et leur impact écologique.
Les difficultés énergétiques que traverse notre pays appelleraient de notre part des choix fondés aussi bien sur la rationalité écologique que sur la rationalité économique. Il n’est pas évident que la nationalisation d’EDF [annoncée le 6 juillet par la première ministre, Élisabeth Borne] et la relance massive d’un programme nucléaire répondent à ces objectifs.
Des choix fondés sur la rationalité écologique sont bien sûr nécessaires pour décarboner tout en prenant en considération le climat, la biodiversité, l’agriculture, la santé environnementale et les risques liés à l’eau (sécheresses, inondations, submersions). L’effort massif en faveur de la sobriété, qui aurait déjà dû être engagé depuis plusieurs années, conduit naturellement aux énergies renouvelables. Le soleil et le vent sont propres à chaque pays, et les technologies incluant l’hydrogène vert – c’est-à-dire produit à partir d’une source d’énergie renouvelable – permettent à la fois l’autoproduction individuelle et collective, et de grosses installations capables de fournir des aciéries ou de fabriquer de l’ammoniac de façon massive.
Retard abyssal dans le renouvelable
La décentralisation énergétique répond à la logique des territoires et à l’acceptation de la maîtrise de l’énergie par nos concitoyens, dès lors qu’ils deviennent autoproducteurs et autoconsommateurs ; certaines formules nouvelles, comme l’agrivoltaïsme, constituent aussi des méthodes d’adaptation de l’agriculture au dérèglement climatique. La croissance mondiale des énergies renouvelables traduit cette logique.
En France, le retard abyssal accumulé dans ce domaine explique pour partie l’insuffisance de production électrique dès lors que baisse la production nucléaire. Celle-ci répond indiscutablement à l’impératif d’une production énergétique décarbonée, mais son adaptabilité au dérèglement climatique est très incertaine. L’augmentation des fortes chaleurs rend sa production aléatoire, et les conséquences pour la biodiversité sont lourdes, voire insupportables, du fait du réchauffement excessif de l’eau.
De plus, les déchets nucléaires ne répondent absolument pas aux règles générales de traitement des déchets et de l’économie circulaire, sans même évoquer les situations accidentelles qu’un parc vieillissant rend plus que possibles. En conséquence, consacrer l’essentiel des investissements énergétiques à venir au nucléaire ne s’intègre pas réellement à la rationalité écologique.
L’échec de la privatisation partielle d’EDF
Qu’en est-il de la rationalité économique et financière qui exige de trouver des solutions de production énergétique au moindre coût, avec des technologies durables, assurant l’autonomie énergétique sur la base de filières françaises ou a minima européennes ? C’est probablement là que le bât blesse le plus. Si l’industrie nucléaire est aujourd’hui largement soutenue par les États, voire étatisée, c’est parce qu’elle ne répond plus aux critères de rationalité économique et financière.
La nationalisation d’EDF (après le sauvetage d’Areva en 2017, à la charge du contribuable) traduit l’échec de la privatisation partielle de la société, dont la valeur de l’action a baissé de 73 % en euros constants [depuis l’introduction en Bourse en 2007]. Elle manifeste aussi l’incapacité de l’entreprise à faire face aujourd’hui aux contraintes financières : qu’il s’agisse de sa dette (jusqu’à 65 milliards d’euros), du coût de l’achèvement de l’EPR de Flamanville (Manche), s’il se fait un jour (20 milliards d’euros selon la Cour des comptes), de la réalisation de six nouveaux EPR (estimée entre 46 et 64 milliards d’euros, ce qui est totalement improbable compte tenu du coût de Flamanville) ; sans parler de la réalisation de l’EPR anglais d’Hinkley Point, avec le risque que le retard déjà accumulé remette en cause les prix garantis qui sont la condition même de l’équilibre financier du projet, et du démantèlement et du stockage des déchets.
Pour autant, la nationalisation règle-t-elle les problèmes ? Certes, elle va faire plaisir à une partie de l’opposition et à certains syndicats, mais, comme le note la Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap) dans une note récente, elle permet surtout « la mise en place d’un écran facilitant des méthodes peu orthodoxes de financement d’EDF à l’abri d’interventions de Bruxelles et des concurrents français et étrangers d’EDF ». Même si la décote substantielle des agences de notation ne joue plus son rôle, le budget de l’État n’est pas un puits sans fond et l’application de la taxonomie, à condition que la Cour de justice de l’Union européenne la valide, ne réglera pas toute la facture.
Coût astronomique de l’électricité
Comment continuer à produire une électricité qui coûtera globalement le double de l’électricité verte (solaire et éolienne terrestre), qui ne favorise pas les territoires et n’aura plus de justification au regard de l’intermittence, dès lors que le stockage sera opérationnel, et il l’est déjà partiellement, avec l’hydrogène ?
Le coût astronomique de l’électricité – multiplié par 10 sur le marché de gros européen – s’explique certes par la guerre en Ukraine. Mais, avec une production nucléaire divisée par deux pour une durée inconnue, nous sommes par ailleurs devenus un très gros importateur. Or, le pari sur le nucléaire – qui, dans le meilleur des cas, ne permettra pas de disposer de nouveaux réacteurs avant quinze ans – risque, en raison de l’insuffisance de la mobilisation sur le renouvelable, de nous exposer à une pénurie d’électricité. Avec les conséquences économiques et sociales qui en résultent, et à des coûts exorbitants.
Il est clair que le débat doit être ouvert, sur des bases rationnelles et partagées, en particulier en ce qui concerne les coûts respectifs de production des différentes énergies et leur impact écologique réel, loin des mensonges et postures qui ont entouré le sujet depuis des décennies.
Corinne Lepage est avocate. Elle a été ministre de l’environnement (1995-1997) et députée européenne (2009-2014). Elle préside le mouvement politique CAP 21/LRC.
Par Corinne Lepage (ancienne ministre de l’environnement), publié le 03 août 2022 à 05h00
Photo en titre : JOEL SAGET via AFP
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