Reportage – Alors que la mise en service commerciale du réacteur pressurisé européen était prévue début décembre, elle va devoir être reportée en raison d’anomalies constatées au niveau des turbines. Le chantier a désormais treize ans de retard.
Tout vient à point à qui sait attendre. Et, dans le cas de l’EPR finlandais, il a fallu patienter longuement. Très longuement. Au point que cela en devienne un sujet de plaisanterie dans les ministères à Helsinki, où on se demandait, sur le ton de la boutade, si le réacteur, bâti par le consortium Areva-Siemens, finirait un jour par produire de l’électricité. « J’ai été nommé responsable de l’énergie nucléaire au ministère de l’industrie en 2005. Le chantier venait de commencer et on m’avait dit qu’OL3 serait inauguré quatre ans plus tard », raconte Riku Huttunen, aujourd’hui directeur général du département de l’énergie au ministère de l’économie.
On peut donc imaginer le soulagement qui a accueilli cet instant, le 30 septembre, quand, pour la première fois, ses immenses turbines se sont mises à tourner à plein régime. Pendant quelques jours, OL3 est devenu le réacteur le plus puissant d’Europe et le troisième du monde, derrière ses homologues chinois de Taishan, avec une capacité de production de 1 650 mégawatts (MW), soit l’équivalent de 14 % de la consommation finlandaise.
Mais voilà : depuis la mi-octobre, il est de nouveau à l’arrêt et sa mise en service commerciale, annoncée pour début décembre, a été reportée. Selon l’opérateur Teollisuuden Voima Oyj (TVO), « des dommages ont été détectés dans les composants internes des pompes d’eau d’alimentation, situées sur l’îlot de la turbine, lors de travaux de maintenance et d’inspection ». Il s’agit de « fissures longues de plusieurs centimètres », dont l’origine est pour le moment inconnue, précise TVO, dans un communiqué publié le 27 octobre.
Travailleurs de la centrale nucléaire d’Olkiluoto devant le réacteur Olkiluoto 3, en Finlande, le 27 septembre 2022. ALESSANDRO RAMPAZZO PUR « LE MONDE »
Sur la péninsule d’Olkiluoto, à 270 kilomètres au nord-ouest d’Helsinki, pas question, pour autant, de se laisser abattre. À l’entrée du site, une phrase en anglais accueille le visiteur : « We did it ! » («Nous l’avons fait ! »). La banderole a été déroulée sur le portail de sécurité le 12 mars, quand le réacteur a enfin pu être raccordé au réseau électrique finlandais. Trois mots qui expriment la satisfaction de voir cet énorme chantier, aux allures de gouffre financier, arriver enfin à son terme, avec treize ans de retard sur le calendrier.
Représailles
D’autant que le timing pouvait difficilement être meilleur. Dans la nuit du 13 au 14 mai, la Russie a coupé ses exportations d’électricité vers la Finlande, privant ses 5,5 millions d’habitants d’environ 1 000 MW, soit 10 % de leur consommation. Une mesure de représailles à l’encontre du pays nordique, qui partage 1 340 kilomètres de frontières avec son immense voisin russe, et qui a décidé, au printemps, d’adhérer à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), après l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
Avec son flegme typiquement finlandais, Juha Poikola, porte-parole de TVO, s’amuse du changement d’atmosphère : « Pendant quinze ans, on a passé notre temps à expliquer pourquoi le réacteur ne produisait toujours pas d’électricité, alors qu’il devait être achevé en 2009, mais, aujourd’hui, on nous traite comme des héros. » Lors du raccordement d’Olkiluoto 3 au réseau national le 12 mars, le site Internet de l’opérateur a enregistré des records de fréquentation. Chaque jour, TVO reçoit des demandes du monde entier pour organiser des visites. Fin septembre, quatre sénateurs français, membres du groupe d’amitié France-Finlande, ont pu se rendre sur place.
Juha Poikola, directeur des relations publiques de Teollisuuden Voima Oyj, devant le nouveau réacteur nucléaire Olkiluoto 3, en Finlande, le 27 septembre 2022. ALESSANDRO RAMPAZZO PUR « LE MONDE »
Dans cette ultime phase de test de pleine puissance, la salle des commandes reste inaccessible. Le tour du propriétaire se limite donc à la salle des machines, un immense bâtiment, au sol blanc et aux parois recouvertes de tuyaux, où reposent, au centre, sur un axe de 67 mètres, les quatre turbines, abritées sous une coque bleu marine rutilante. Alimentées par la vapeur à 290 degrés produite par le réacteur voisin, elles tournent jusqu’à vingt-cinq fois par seconde, dans un vacarme assourdissant.
Près de vingt ans plus tard, à Paris comme à Helsinki, le constat est le même : le calendrier était beaucoup trop ambitieux
Depuis un an, c’est ici que la plupart des anomalies ont été constatées. Cet été, il a fallu interrompre le chantier pendant deux mois, à la suite de l’explosion d’une plaque, dans le collecteur de vapeur, qui a projeté des milliers de débris dans les turbines. Ces déconvenues en série n’étonnent pas M. Poikola : livrées en 2009 par l’allemand Siemens, les machines ont passé plus de dix ans, empaquetées en pièces détachées, à attendre que le réacteur nucléaire, construit par Areva juste à côté, soit fin prêt. « Si plus de trois mille tests ont pu être menés au niveau du réacteur nucléaire, il a fallu attendre qu’il produise de la vapeur pour tester les turbines », explique le porte-parole de TVO.
Quand l’électricien finlandais a choisi l’EPR d’Areva NP-Siemens à l’automne 2003, il s’est vu promettre le meilleur de ce que le secteur avait à offrir, en termes de sûreté et de puissance : un réacteur nouvelle génération, premier de série, que le consortium se proposait de livrer clés en main, pour 3,4 milliards d’euros, à l’horizon 2009, et qu’Areva espérait transformer en vitrine de son savoir-faire.
Près de vingt ans plus tard, à Paris comme à Helsinki, le constat est le même : le calendrier était beaucoup trop ambitieux. « C’était un nouvel objet technique, mais aussi un nouveau schéma industriel », rappelle Raphaël Boucher, ancien directeur adjoint des opérations d’Areva. Pour la première fois, le fleuron du nucléaire français s’est retrouvé seul maître d’œuvre (sans EDF) sur un chantier de réacteur. La Finlande, de son côté, n’a pas construit de réacteurs depuis les années 1980. Quant à la Stuk, le gendarme nucléaire, installé à Helsinki, « ses compétences étaient dans la surveillance des réacteurs en exercice, pas dans la construction de nouvelles installations », souligne Essi Vanhanen, responsable d’OL3 auprès de l’autorité finlandaise de sûreté.
Des ouvriers traversent la salle des turbines du réacteur nucléaire d’Olkiluoto 3. ALESSANDRO RAMPAZZO PUR « LE MONDE » La turbine du réacteur nucléaire Olkiluoto 3. ALESSANDRO RAMPAZZO PUR « LE MONDE »
Dès le départ, les ennuis s’enchaînent. Le béton, utilisé pour couler la dalle qui doit soutenir le réacteur, est trop poreux. Dans un rapport d’enquête, publié à l’été 2006, la Stuk dénonce un changement dans sa composition et fustige « l’incompétence du constructeur ». Plus tard, des microfissures découvertes sur les tuyaux du circuit de refroidissement provoquent un nouvel arrêt du chantier. Puis ce sont des soudures défectueuses sur le « liner », la coque métallique qui protège le réacteur. Des trous sont détectés dans les conduits du circuit primaire de la centrale. Les travaux de tuyauterie du réacteur et d’installation électrique prennent plus de temps que prévu, de même que la conception du système d’automation…
« Rebâtir la confiance »
TVO reproche à son fournisseur de ne pas avoir finalisé le design avant le début du chantier. L’électricien finlandais en tire une leçon : « Quand nous avons commencé à travailler sur OL4 (projet abandonné depuis), nous avons décidé d’utiliser beaucoup d’argent sur la phase de planification avant le début de la construction, pour faire en sorte que tous les documents soient prêts », confie Juha Poikola.
De son côté, Areva reproche à TVO de se comporter en « client pur », sans s’investir dans la construction. A mesure que les retards s’accumulent, un bras de fer s’engage : Areva réclame 3,52 milliards d’euros de compensation à TVO, tandis que le finlandais lance une procédure d’arbitrage devant la chambre de commerce internationale de Londres et exige 2,6 milliards d’euros pour le retard du chantier. Le conflit ralentit encore les travaux : « Les réclamations, qui portaient sur des milliards, pouvaient mettre en danger la vie des deux entreprises, observe Raphaël Boucher. Ce climat a cristallisé les positions du point de vue opérationnel pendant un certain temps, même si en principe les deux aspects étaient séparés. »
Pasi Tuohimaa, responsable de la communication et des relations avec les entreprises chez Teollisuuden Voima Oyj, montre l’usine d’encapsulation, à Olkiluoto, le 27 septembre 2022. ALESSANDRO RAMPAZZO PUR « LE MONDE »
Une pièce de l’usine d’encapsulation d’Olkiluoto, le 27 septembre 2022. ALESSANDRO RAMPAZZO PUR « LE MONDE »
En mars 2018, enfin, un accord est signé. Il prévoit qu’Areva verse 450 millions d’euros de pénalités à TVO – qui devra lui-même débourser 150 millions d’euros – si le chantier est achevé en mai 2019. Dans l’hypothèse où les travaux se prolongent (ce qui a été le cas), la note s’alourdit de 400 millions d’euros pour le fournisseur devenu, en 2017, Areva SA – une structure créée pour gérer le cas OL3, au moment du démantèlement d’Areva.
« Il a fallu repartir de zéro, rebâtir la confiance », relate M. Boucher. Depuis le chargement du combustible en mars 2021, les relations se sont considérablement améliorées, assure-t-on des deux côtés. Un partenariat a même été signé pour faire intervenir des ingénieurs d’EDF dans la phase de démarrage d’OL3, leur permettant d’acquérir une expérience qui pourra être mise à profit sur le chantier de Flamanville.
« De gros risques financiers »
Pour TVO, la note est salée : 5,7 milliards d’euros, au lieu des 3,4 milliards initialement prévus, sans compter le manque à gagner en matière d’électricité non produite pendant treize ans et les intérêts de la dette souscrite par le groupe. Le coût final d’OL3 n’a pas été révélé, mais le rapport 2019 sur l’énergie nucléaire mondiale mentionnait 11 milliards d’euros. Face à la hausse des prix de l’électricité – de 28 euros le mégawattheure en 2020 à bien plus de 100 euros en 2022 en Finlande –, la rentabilité du réacteur s’annonce meilleure que prévu. Mais « cela reste un projet extrêmement coûteux, avec de gros risques financiers », constate M. Poikola.
Après l’abandon d’OL4 en 2019, un autre acteur finlandais de l’énergie, le consortium Fennovoima, a annoncé en mai qu’il renonçait à son projet de réacteur sur la péninsule de Hanhikivi, à l’ouest de la Finlande, commandé au russe Rosatom. Malgré ces déboires, pourtant, les Finlandais continuent de plébisciter l’atome, y compris les écologistes, qui y voient un outil pour atteindre les objectifs fixés par Helsinki, déterminé à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2035, puis un bilan carbone négatif à l’horizon 2040.
Bâtiment des ouvriers de la centrale nucléaire d’Olkiluoto, en Finlande, le 27 septembre 2022. ALESSANDRO RAMPAZZO PUR « LE MONDE »
Mais plus que des mastodontes tels qu’OL3, présenté par TVO comme « la plus importante action pour le climat en Finlande », le pays s’intéresse aux petits réacteurs modulaires, d’une puissance de 10 MW à 300 MW, moins coûteux et qui pourront remplacer des centrales de cogénération, alimentées par des combustibles fossiles, tels que le gaz, le charbon et la tourbe.
Si les Finlandais sont aussi positifs, c’est en partie grâce à Onkalo, selon Riku Huttunen, au ministère de l’économie : situé à une dizaine de kilomètres de la centrale d’Olkiluoto, ce site d’enfouissement, à plus de 400 mètres sous terre, va accueillir les premiers déchets nucléaires en 2025. Un projet soutenu par les habitants dans la région et financé par un fonds, alimenté par les opérateurs de centrale depuis 1988, doté actuellement de 2,7 milliards d’euros.
Par Anne-Françoise Hivert (Olkiluoto, Finlande, envoyée spéciale), publié le 04 novembre 2022 à 03h30, mis à jour le 04 novembre 2022 à 07h08
Photo en titre : Alessandro Rampazzo pour « LE MONDE »
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