Avec le Monde sans fin, l’intention assumée du dessinateur Christophe Blain était de donner à lire «la parole» de Jean-Marc Jancovici. De fait, on retrouve dans l’album l’essentiel des thèses que ce dernier égrène depuis des années, à toutes les tribunes: l’urgence à sortir des énergies fossiles (émettrices de gaz à effet de serre et promises à épuisement), la nécessité de modes de vie beaucoup plus sobres (les gains de performance énergétique étant une fuite en avant) et, pour ce qui reste indispensable aux sociétés modernes, le recours au nucléaire (les autres énergies décarbonées présentant des «limites physiques» qui rendraient leur déploiement à grande échelle inenvisageable).
Jancovici a été largement critiqué pour une planche expliquant qu’il faudrait planter une éolienne à chaque kilomètre si toute l’énergie utilisée en France devait venir de l’éolien. Un scénario, insistent les détracteurs de la BD, que nul n’envisage, et qui serait brandi comme un repoussoir pour les énergies renouvelables. Jancovici insiste sur le fait qu’il ne s’agit là que « de donner un ordre de grandeur ». Et d’ajouter: « Quelqu’un a dit que ça n’avait pas de sens qu’on ait que de l’éolien. En effet, ça n’a pas de sens, car ça n’est pas le sujet. C’est juste un calcul illustratif pour faire comprendre la quantité faramineuse d’énergie qu’on utilise aujourd’hui ». Mardi, l’ingénieur détaillait son calcul sur un réseau social, insistant sur le fait qu’il concernait toute l’énergie utilisée annuellement sur le territoire (carburant, moyens de chauffage, électricité), et pas seulement l’électricité. « J’ai pris des éoliennes terrestres moyennes de 3 MW dont le facteur de charge actuel est de l’ordre de25%. Cela fait 6,5 GWh par éolienne, et pour remplacer 2600 TWh primaires, ça fait donc 400 000 machines, soit environ une tous les kilomètres. »
Cédric Philibert, chercheur associé au Centre Énergie et climat de l’Institut français des relations internationales, juge ainsi «trompeur» de baser le calcul sur l’énergie primaire (c’est-à-dire avant toutes les déperditions d’énergie, notamment dans les centrales thermiques). « Quand on regarde l’énergie finale, la consommation est de l’ordre de 1600 TWh. De plus, les éoliennes qu’on installe aujourd’hui ont plutôt 3,5 MW de puissance et 28% de facteur de charge », souligne-t-il auprès de Libération.
Jancovici a reconnu comme « tout à fait exacte » cette critique de Philibert, puisque « les éoliennes produisent directement de l’énergie finale et évitent les pertes thermiques du nucléaire ». Toutefois, juge-t-il, «avec juste de l’éolien, il faudrait du stockage intersaisonnier voire interannuel via du gaz, et le rendement de chaîne électricité gaz-électricité est de 25 % environ. La perte de 75% pour le stockage d’une partie de l’électricité […] « compense » le gain sur la production électrique et, l’un dans l’autre, l’ordre de grandeur reste le bon.»
Une réponse « qui conforte » Cédric Philibert « dans l’idée que [ce calcul de Jancovici] a plus un intérêt polémique que réellement illustratif: il démonte une proposition que personne ne soutient ». Selon lui, « le problème est surtout que cette image véhicule une idée fausse des besoins de l’éolien ». Et relève que le scénario de RTE pour une stratégie 100% EnR en 2050 est jugé soutenable avec moins de 35000 mâts d’éoliennes à des performances inférieures aux meilleures installations actuelles, et entre 155 000 et 250 000 hectares dédiés au photovoltaïque.
«Plaider en faveur du nucléaire n’autorise pas à en minimiser les risques»
Diverses critiques reprochent également à Jancovici de passer un peu vite sur la problématique des déchets ou des victimes d’accidents. « Plaider en faveur du nucléaire n’autorise pas à en minimiser les risques et à badiner sur le nombre de victimes au motif qu’elles sont beaucoup moins nombreuses que les accidentés de la route et les cancers de la cigarette, dénonçait ainsi en décembre un article d’Altenatives économiques. Un accident grave est toujours possible, c’est l’Autorité de sûreté nucléaire qui le dit, et ses conséquences matérielles et humaines sont dans tous les cas extrêmement lourdes, même s’il y a des débats sur les bilans des catastrophes passées.» Cette même question a, d’ailleurs, été au cœur d’une récente attaque portée contre la BD, inattendue dans sa méthode : mi-décembre, de faux représentants de la maison d’édition Dargaud ont démarché de nombreuses librairies pour faire insérer dans l’ouvrage un faux «erratum» dénonçant sa représentation « des accidents de Tchermobyl et de Fukushima ». Le nombre « de morts et de personnes contaminées par le nucléaire » mentionné par Jancovici y était dénoncé comme « un révisionnisme et un négationnisme parmi les plus grossiers du livre ». Dans le Monde sans fin, s’appuyant sur le travail de l’Unscear (« l’équivalent du Giec pour la radioactivité», dixit la BD), l’ingénieur résume l’accident de 1986 à « une trentaine de morts à bref délai » et à « 6 000 personnes » qui ont développé un cancer de la thyroïde, « qui se traite bien ». Ajoutant à cela « la panique et la peur de la radioactivité » qui, elles, ont « fait plus de dégâts ». Si l’Unscear écrit bien « [qu’]il n’existait, vingt ans après l’accident, aucune preuve d’un impact majeur d’une exposition aux rayonnements sur la santé publique », ce comité des Nations unies refuse toutefois de prendre position sur le nombre global de décès, notamment en raison du manque de confiance dans certaines données fournies par les pays touchés.
Illustration du flou qui règne sur le bilan : en 2005, l’Organisation mondiale de la santé reconnaissait moins de 50 morts attribuées aux radiations (liquidateurs et victimes du cancer de la thyroïde compris), mais estimait que ce chiffre pourrait s’élever, à terme, à 4000 décès au sein des populations les plus exposées. Mais d’autres agences, comme le Centre international de recherche sur le cancer, estimaient que 3400 à 72 000 cancers mortels seraient imputables à l’incident « d’ici à 2065 ». Sur ces sujets, là encore, Jancovici balaye les critiques d’un revers de la main : « Les épidémiologistes n’ont jamais été capables de mettre en évidence par des études de cohortes des choses qui sortent du bruit de fond [les variations attendues des cas de cancers, ndlr]. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu [plus de morts], ça veut dire qu’on ne sait pas.»
Par Cédric PHILIBERT, cité par Vincent Coquaz et Florian Gouthière dans Libération, publié le 18 janvier 2023
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