« LES COMPAGNIES PÉTROLIÈRES ONT OPTÉ POUR UN DISCOURS PLUS ASTUCIEUX : CELUI DE LA TRANSITION ÉNERGÉTIQUE »

Chronique : Les majors pétrolières sont passées du climatoscepticisme à la proclamation d’une transition énergétique à venir. Dans les faits, la part des énergies fossiles demeure stable dans le monde, explique dans sa chronique le chercheur Jean-Baptiste Fressoz.

Pour d’excellentes raisons, essentiellement judiciaires, les historiens se sont beaucoup intéressés à la fabrication du doute. En 2015, une fuite de documents internes du géant pétrolier et gazier Exxon montrait le décalage extraordinaire entre la connaissance précise que possédait l’entreprise dès 1977 et sa communication mensongère sur l’incertitude qui entourerait le changement climatique. Un article récent de Science a montré que les modèles dont Exxon disposait se sont avérés d’une précision remarquable.

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Si le climatoscepticisme a indéniablement joué un rôle dans la procrastination générale, cela fait maintenant vingt ans que les compagnies pétrolières, au moins en Europe, sont passées à autre chose. Le consensus scientifique puis l’expérience concrète du réchauffement rendant la stratégie du doute de moins en moins opérante, elles ont opté pour un discours plus astucieux car emportant l’adhésion générale : celui de la transition énergétique.

En 2000 déjà, British Petroleum prétendait se métamorphoser en Beyond Petroleum. Plus récemment, Total a adopté le nom œcuménique de TotalEnergies. Le message, partout répété, est que les compagnies pétrolières sont devenues des acteurs de la transition énergétique. Mais celle-ci étant un long processus, elles sont bien obligées, en attendant, de pomper, de forer et même d’explorer. Presque à contrecœur…

Question chronologique

Le problème : c’était déjà cette excuse qu’Exxon donnait il y a quarante ans. Le 26 octobre 1982, à l’invitation du climatologue James Hansen, le directeur recherche et développement de la major américaine, Edward David, prononçait un important discours dans un congrès de climatologie à l’observatoire de l’université Columbia, non loin de New York. Il ne remettait aucunement en cause le réchauffement climatique. Ancien conseiller scientifique de Nixon, Edward David connaissait parfaitement le problème. Exxon travaillait d’ailleurs sur ce sujet depuis 1977. Mais, selon lui, la question intéressante était chronologique.

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Quel phénomène se réalisera en premier : la catastrophe climatique ou bien la transition énergétique ? « Tout le monde sait, affirmait-il, que nous sommes entrés dans une transition énergétique. » David se fonde sur une histoire fausse de l’énergie : les États-Unis ont déjà connu deux transitions énergétiques : l’une du bois au charbon, la seconde du charbon au pétrole. En 1860, Exxon avait déjà œuvré à la seconde, sauvant les baleines au passage. Et, cent ans plus tard, l’entreprise répondait présente pour la troisième transition, celle qui installerait « des énergies renouvelables qui ne poseront pas de problème de CO2 ».

Discours dilatoire

Edward David savait pertinemment qu’il racontait des balivernes aux climatologues. Quelques semaines après le congrès, en novembre 1982, il se rendait à Pékin pour le premier colloque sino-américain sur l’énergie. La conférence inaugurale portait sur le changement climatique. Elle était donnée par le Prix Nobel de chimie Melvin Calvin. Avec beaucoup de pédagogie, Calvin exposait les principes de base du réchauffement. Son message était sans ambiguïté : « Je doute que l’humanité puisse s’adapter à de tels changements macroscopiques en deux générations (…) Il faut arrêter de brûler du charbon et du pétrole. » Edward David était l’intervenant suivant. Son exposé portait sur « l’incertitude dans laquelle opèrent les entreprises énergétiques ».

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Il était une chose, néanmoins, dont il était certain : « Même dans un futur lointain, les fossiles domineront le système énergétique mondial. » Cette prédiction allait se révéler exacte, plus encore qu’il ne l’imaginait. Durant les trois décennies suivantes, la consommation de gaz allait tripler, celle de charbon doubler et celle de pétrole augmenter de 60 %. En 2010, la Chine brûlait à elle seule autant de charbon que le monde entier en 1980. Résultat : la part des fossiles dans le mix énergétique mondial demeurerait stable et supérieure à 80 % jusqu’à nos jours.

Les marchands de doute d’hier sont devenus les marchands de transition d’aujourd’hui. Ce faisant, ils ont renoué avec un discours dilatoire. Cette évolution éclaire une fonction idéologique importante de la transition énergétique : donner au capitalisme industriel un futur politiquement correct. Elle illustre aussi la capacité de désinhibition que cette notion porte en elle : face au changement climatique, nous avons tous besoin d’un horizon de grands basculements futurs, afin de racheter notre procrastination présente.

Par Jean-Baptiste Fressoz, (Historien, chercheur au CNRS), publié le 22 février à 17h00

Photo en titre : Jean-Baptiste Fressoz

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