Tribune par Collectif – Décider que l’épargne populaire contribue à la construction de nouveaux EPR risque de nuire au financement des logements sociaux et des projets de rénovation thermique, s’inquiète un collectif d’économistes dans une tribune au « Monde ».
Le 10 janvier 2023, lors de son audition en commission des finances de l’Assemblée nationale, Éric Lombard, directeur de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), a déclaré que « l’épargne populaire du Livret A, du Livret de développement durable et solidaire, du Livret d’épargne populaire… peut davantage encore financer la transformation de notre appareil de production énergétique ». Les ministres de la transition écologique et de l’industrie ont ensuite reconnu que le gouvernement pourrait flécher une partie de l’épargne déposée sur le Livret A vers la construction des réacteurs pressurisés européens (EPR), les réacteurs de nouvelle génération. La décision à ce sujet devrait être prise en 2023. Pourtant, des EPR dans le Livret A sans débat public, c’est inacceptable !
Ce fléchage partiel envisagé du Livret A interpelle en effet sur deux points :
. d’une part, sur ce qu’il adviendra du logement social dans le Livret A,
. d’autre part sur la pertinence du Livret A pour financer le programme nucléaire.
Cette épargne réglementée joue un rôle majeur dans l’épargne populaire : elle rassemblait 375 milliards d’euros fin 2022 et plus de huit personnes sur dix disposaient d’un livret. Elle est gérée majoritairement par la CDC, de la même façon que le Livret de développement durable et solidaire (LDDS). Environ 300 des 510 milliards d’encours de ces deux livrets sont centralisés à la CDC pour l’année 2022, l’équivalent de 12 % du PIB. C’est dire l’importance de toute décision relative à son utilisation.
Défi immense
C’est pour accomplir des missions d’intérêt général que la CDC dispose d’un mandat de gestion d’une partie des fonds du Livret A et du LDDS. Ces fonds viennent soutenir les prêts consentis par la CDC au titre du logement social et de la politique de la ville. Ce qui n’est pas centralisé par la CDC est orienté vers les petites ou moyennes entreprises et la transition énergétique. Si d’autres types de financement ont été ouverts en 2020, après que l’épargne populaire a connu une forte hausse dans le contexte de la crise sanitaire, la partie centralisée à la CDC reste orientée vers le logement social et les projets d’aménagement et de renouvellement urbains. En 2021, la CDC a financé près du quart des logements construits en France, soit 85 300 nouveaux logements sociaux, et ses prêts ont permis la réhabilitation de 81 600 autres logements dans le parc existant.
Pour les années qui viennent, le défi est immense. Pour faire face à la crise du logement et aux besoins de rénovation thermique des 460 000 passoires énergétiques du parc social, la CDC devra impérativement renforcer son concours. C’est un chemin de sobriété énergétique qui bénéficiera aux habitants, tout en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Dans le cas contraire, des logements seront rendus impropres à la location, alors que 1,7 million de ménages restent en attente d’une habitation à loyer modéré en France. Si le gouvernement décide de puiser dans le Livret A pour financer une partie de son programme nucléaire, cela ne doit pas être au détriment de ses usages historiques. Les enjeux de logement et les besoins des quartiers prioritaires de la politique de la ville sont tels que personne ne le comprendrait.
L’autre question est celle de savoir s’il est pertinent de mobiliser le Livret A pour le programme nucléaire. Ce dernier est si discutable que l’usage de ce produit d’épargne universel ne peut que produire du dissensus. Les engagements européens de la France pour réduire les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030 requièrent une action rapide et efficace, une urgence que soulignent également les derniers rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Or, selon la première version des « travaux relatifs au nouveau nucléaire » (rapport gouvernemental d’octobre 2021), la mise en service de la première paire d’EPR interviendrait « au plus tôt à l’horizon 2040 ». L’EPR de Flamanville n’a toujours pas livré ses premiers mégawatts quinze ans après le démarrage de sa construction. Son coût, qui devait être de 3,4 milliards d’euros, est maintenant évalué par la Cour des comptes à plus de 19 milliards d’euros, en tenant compte des intérêts intercalaires. Le mégawattheure produit coûterait quelque 150 euros, environ 2,5 fois le coût de l’éolien terrestre et du solaire.
Réduire la consommation d’énergie
L’EPR en construction au Royaume-Uni souffre également de graves problèmes financiers. Même en Chine, la mise en chantier de nouveaux réacteurs a nettement ralenti. Quant aux six premiers EPR prévus dans le plan du gouvernement, selon des évaluations d’octobre 2021, ils coûteraient, hors coût du financement, de 52 à 64 milliards d’euros, une estimation clairement optimiste. En outre, le coût et la durée de construction des réacteurs engendrent des frais financiers si lourds qu’ils feront varier le coût de production du mégawattheure de 40 à 100 euros selon que le coût du capital emprunté sera proche de 1 % ou de 7 %.
Dans ces conditions, le programme nucléaire ne peut pas être la priorité d’une politique énergétique qui, à court terme, doit parvenir à réduire la dépendance aux énergies fossiles et les émissions de gaz à effet de serre. L’urgence, c’est bien plus de réduire notre consommation d’énergie, d’accélérer le déploiement des énergies renouvelables – d’autant qu’elles ne se heurtent pas à des problèmes de financement – et de développer des dispositifs palliant leur variabilité, dont les scénarios élaborés par le réseau de transport de l’électricité (RTE) et l’association négaWatt ont montré qu’ils étaient à notre portée.
En dépit de cela, si la construction de nouveaux réacteurs se confirmait, l’épargne du Livret A ne saurait y contribuer sans que soit engagé un débat public. Le caractère universel de cette épargne y oblige. Mais comme le montre mois après mois l’absence quasi complète de prise en compte par le gouvernement de la nécessité du débat public sur la question nucléaire et énergétique en général, nous n’en prenons pas le chemin, et risquons de nous retrouver devant le fait accompli. Pour l’intérêt général, il faut exiger ce débat public et refuser, tant qu’il ne s’est pas tenu, que les EPR entrent dans le Livret A.
Les signataires : Jérôme Blanc, économiste, Sciences Po Lyon ; Jézabel Couppey-Soubeyran, économiste, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Ludovic Desmedt, économiste, université de Bourgogne ; Alain Grandjean, économiste, président de la Fondation pour la nature et l’homme ; Wojtek Kalinowski, codirecteur de l’Institut Veblen ; Jérôme Trotignon, économiste, université Jean-Moulin-Lyon-III.
Publié le 06 mars 2023 à 09h00
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