BELGIQUE : ENFOUISSEMENT DES DÉCHETS NUCLÉAIRES : LE CHANTIER DU SIÈCLE AU BUDGET INCERTAIN

C’est l’un des points les plus délicats des négociations entre l’État belge et Engie en vue de la prolongation de la durée de vie de deux réacteurs nucléaires : le montant des travaux pour mettre les déchets nucléaires à l’abri pour des milliers d’années. Le gouvernement fédéral et l’exploitant des centrales nucléaires souhaitent s’accorder une fois pour toutes sur le montant maximal de la facture qu’Engie devra payer pour la gestion des restes radioactifs issus de sa production d’énergie, selon le principe du « pollueur-payeur« .

Une facture dont le calcul complexe prend ses racines depuis quarante ans dans les profondeurs du sous-sol de Mol, en province d’Anvers. Pour le comprendre, il faut s’enfoncer sous terre, dans un laboratoire baptisé Hades, du nom de la divinité grecque qui régnait autrefois sur le monde souterrain, le maître des enfers. Un ascenseur métallique installé dans un bâtiment perdu au milieu d’une pinède de la Campine descend à 225 mètres de profondeur.

« C’est à cette profondeur, dans une couche argileuse, qu’on fait les recherches nécessaires pour étudier la sûreté et la faisabilité d’un stockage géologique des déchets de haute activité et de longue durée de vie. » Peter De Preter, le directeur du laboratoire, nous ouvre les portes métalliques de l’ascenseur menant à un long boyau de ciment planté dans la glaise. « On fait ça déjà depuis quarante ans, depuis le début des années 80. » 

Chauffée à 80 degrés depuis 2014

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Résistance des matériaux des futurs conteneurs des déchets, perméabilité et stabilité de l’argile qui abrite le tunnel : dans ce laboratoire, les chercheurs testent en conditions réelles les différentes hypothèses retenues pour abriter les résidus radioactifs.  » Étudier un système de stockage, c’est étudier un nombre important de phénomènes physico-chimiques, de paramètres. « 

Une partie de l’argile est par exemple soumise à une température constante de 80 degrés depuis 2014. Il s’agit de voir comment la matière réagit à la chaleur. Car les déchets de haute activité émettent de la chaleur même après une longue période de refroidissement préalable.  » Les recherches continuent pour pouvoir proposer, à terme, un dossier solide et sûr de stockage. Mais on n’en est pas encore là.« 

Un lieu de stockage à 400 mètres de profondeur

Et pourtant, même si aucune décision politique n’a encore été prise sur le lieu et la nature précise de ce système de stockage, il a déjà fallu évaluer les coûts potentiels de cet énorme projet. Les recherches effectuées dans ce laboratoire, les expériences et la littérature étrangères servent de base scientifique à ce travail de projection. Un exercice délicat piloté par l’ONDRAF. L’Organisme national des déchets radioactifs a établi un plan de stockage, une hypothèse de travail, en s’appuyant sur l’expérience scientifique acquise au sein du projet Hades.

« Pour financer un stockage géologique en profondeur, nous partons d’un scénario de référence financier« , nous explique Sigrid Eeckhout, porte-parole de l’ONDRAF. Ce scénario part du principe que les déchets seraient ensevelis sur un seul site à 400 mètres de profondeur, dans une couche argileuse. Selon ce scénario, « nous arrivons à une estimation des coûts de 12 milliards« , nous confie la porte-parole de l’ONDRAF. Il s’agit du coût de l’enfouissement des déchets B et C (les plus radioactifs) si les travaux devaient être réalisés aujourd’hui, hors actualisation.

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Des provisions négociées entre 18 et 22 milliards d’euros

Ce montant est l’une des données qui entrent donc en ligne de compte dans la négociation entre Engie et l’État belge pour tenter de fixer une facture maximale du traitement des déchets. Engie ne devrait pas supporter l’ensemble des 12 milliards car l’électricien n’est pas responsable de l’ensemble des déchets radioactifs qui devront y être ensevelis. Une partie a été produite par l’industrie pharmaceutique et médicale, un autre provient des recherches nucléaires dont l’état lui-même est responsable.

En 2013, l’ONDRAF estimait encore ses travaux à 3,2 milliards. La facture de l’enfouissement a donc été multipliée par 4 en une dizaine d’années. À l’époque le scénario de référence de l’ONDRAF tablait encore sur un enfouissement à 200 mètres, contre 400 mètres actuellement. Cette augmentation des coûts au fil du temps permet de comprendre pourquoi il est intéressant pour Engie de fixer un plafond de dépenses pour la gestion future de son passif nucléaire, même si cette facture maximale est assortie d’une forte prime de risque réclamée par l’État.

Les montants à provisionner négociés en ce moment entre Engie et le Fédéral oscillent entre 18 et 22 milliards. Selon une source proche des négociations, Engie a laissé entendre qu’elle n’irait pas au-delà de 20 milliards. Cela reste la pierre d’achoppement des discussions actuelles.

Cette somme colossale doit couvrir le démantèlement des centrales, la gestion en surface et en sous-sol de tous les déchets radioactifs issus de la production d’énergie nucléaire. Les 12 milliards estimés par l’ONDRAF ne couvrent que l’enfouissement des déchets B et C après leur refroidissement, soit après 2050. Et c’est sur cette part de 12 milliards qu’un plafond serait fixé et versé immédiatement par Engie à l’État. Le plafond dont on parle sera donc inférieur aux provisions de 18 à 22 milliards.

Une bonne partie de cette somme a heureusement déjà été mise de côté par le producteur d’électricité, à la demande de l’État. Depuis 2003, Engie Electrabel est tenu d’alimenter un fond destiné au démantèlement des centrales et à la gestion des déchets nucléaires. Au 31 décembre 2021, ce fond s’élevait déjà à plus de 14 milliards d’euros.

Le contribuable, gagnant ou perdant de cette formule ?

Pour Engie, on comprend l’avantage de plafonner cette dépense. Ce cap lèverait une énorme incertitude financière face à un chantier à très long terme dont le producteur ne maîtrise pas tous les paramètres. Si la facture venait s’alourdir parce qu’à l’avenir l’ONDRAF préconise un ensevelissement à 600 mètres ou que le gouvernement décide de répartir les déchets sur deux sites de stockage, le montant excédentaire serait donc à charge de l’État belge et donc du contribuable.

En acceptant cette solution, l’État se prémunit lui d’une éventuelle incapacité de payer dans le chef d’Engie. Les travaux ne seront réalisés que dans plusieurs décennies. Rien ne garantit qu’Engie soit toujours solvable à ce moment-là, voire que la société existe encore.

Par ailleurs, l’État pourrait valoriser cette somme, ou l’utiliser par exemple pour des projets de recherche en matière de transition énergétique.

Mais certains estiment aussi que ces coûts de gestion des déchets pourraient finalement s’avérer moins importants que prévu. Le volume de déchets pourrait effectivement diminuer à l’avenir. Si la technologie le permet à terme, une partie pourrait effectivement être retraitée pour servir à nouveau de combustible (ce qui implique de maintenir une filière nucléaire active). L’État pourrait également décider de mutualiser les coûts d’un enfouissement en partageant le site avec un pays limitrophe. Enfin, certains n’excluent pas de maintenir ces déchets au lieu de les enfouir. Dans ce cas l’État pourrait clairement sortir gagnant de l’opération.

Jusqu’ici, les coûts de gestion des déchets nucléaires n’ont toutefois fait qu’augmenter au fil du temps. En se fiant uniquement à cette expérience, la probabilité de les voir baisser à l’avenir est donc faible.

Un horizon de temps inédit

Alors le contribuable risque-t-il d’être le grand perdant de cette opération ? Devra-t-il assumer les surcoûts ? Seul le temps nous le dira. En l’occurrence, il faudra attendre longtemps avant d’obtenir une réponse à cette question.

Car le chantier de l’enfouissement des déchets ne commencera pas avant 2040. Selon l’ONDRAF, les premiers déchets seraient enfouis en 2070, les plus radioactifs suivraient en 2100 et le site serait alors définitivement refermé en 2130, dans plus d’un siècle.

Sigrid Eeckhout le rappelle : « On parle ici de déchets qui resteront dangereux pendant très longtemps. On parle de centaines de milliers d’années. » Les décisions d’aujourd’hui engagent donc très largement les générations futures. « Un système de stockage a une échelle de temps unique« , selon Peter De Preter, le directeur du laboratoire Hades. « C’est pour ça qu’il est important d’enfouir les déchets dans une couche géologique stable. On sait que la stabilité est assurée pour des millions d’années, et ce sont des facteurs extrêmement importants pour des questions de sûreté à long terme.« 

La porte-parole de l’ONDRAF n’hésite d’ailleurs pas à comparer le chantier qui s’annonce aux grandes cathédrales du Moyen-Age. « Ce sont aussi plusieurs générations qui ont porté ce projet. Et dans ce cas-ci, ce sont les jeunes d’aujourd’hui qui devront prendre les décisions de demain.« 

À la demande de l’ONDRAF, la Fondation Roi Baudouin a d’ailleurs lancé un débat de société sur l’avenir des déchets radioactifs. Ce processus participatif a débuté en avril.

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Par Baptiste Hupin, publié le 12 mai 2023

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