L’EXPLOSION DE LA DEMANDE MONDIALE EN URANIUM FAIT CRAINDRE UNE CRISE DE L’OFFRE

La guerre en Ukraine et les nouveaux efforts autour de la souveraineté énergétique poussent de nombreux gouvernements à se tourner vers le nucléaire, entraînant les prix de l’uranium à la hausse après 10 ans de stagnation. Des experts commencent à s’inquiéter d’une possible crise de l’offre sur le long terme.

L’accès à l’uranium naturel, un minerai essentiel à la production d’énergie nucléaire, revient sur le devant de la scène médiatique à la suite du coup d’État de juillet au Niger, sixième producteur mondial d’uranium.

Le magnat français du nucléaire Orano, qui exploite une mine dans le nord du Niger, a affirmé que la situation politique au Sahel ne menaçait pas les approvisionnements français et européens. « Orano maintient en permanence plus de 20 ans de ressources et réserves grâce à une production et des projets en développement sur quatre continents », confie un porte-parole de l’entreprise à EURACTIV.

Nombreux sont les spécialistes à acquiescer : sur le court terme, il n’y a aucun problème d’approvisionnement. Jusque très récemment, l’uranium faisait état d’une « surproduction, donc de prix très bas », confirme à EURACTIV Raphaël Danino-Perraud, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales (IFRI).

Toutefois, tous soulignent en même temps que la demande augmente de manière exponentielle et sans précédent, alors que nombreux sont les gouvernements à faire le pari du nucléaire pour accroître leur indépendance énergétique, en pleine guerre en Ukraine. Au point de se diriger vers une crise de l’offre ?

Effondrement des prix

Ingénieur en sûreté nucléaire, Tristan Kamin a exclu toute perturbation au cours des prochaines années auprès d’EURACTIV. Les ressources en uranium sont abondantes, qu’il s’agisse des ressources (gisements découverts et exploités) ou des réserves (gisements encore inexploités).

L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) estime que le ratio réserves / production actuelle est d’environ 175 ans. En guise de comparaison, le ratio est de 132 ans pour le charbon, et de 50 ans environ pour le gaz et le pétrole.

Mais l’enjeu est sur le temps long. 20 à 40 ans peuvent séparer la découverte d’un gisement de son exploitation, précise M. Kamin. Or, ces dix dernières années, avec l’effondrement des prix, les sociétés minières les moins rentables ont été largement dissuadées d’investir dans le secteur.

En cause notamment : l’accident nucléaire de Fukushima en 2011. À sa suite, la demande d’uranium naturel s’est réduite à peau de chagrin, les gouvernements se détournant largement du nucléaire, devenu trop impopulaire.

Après une augmentation régulière des prix au milieu des années 2000 jusqu’au pic exceptionnel de 140$ la livre (environ 500 grammes) à l’été 2007, les prix de l’uranium se sont stabilisés aux alentours de 50$. S’ils ont légèrement augmenté jusqu’à 70$ la livre au début de l’année 2011, ils se sont ensuite effondrés à une moyenne de 25$ après Fukushima et jusqu’en 2021.

Reprise en trombe

Aujourd’hui, les prix repartent à la hausse.

Le prix de l’uranium a « presque doublé en deux ans » atteignant 56$ au milieu du mois d’août 2023, explique à EURACTIV Teva Meyer, maître de conférences spécialisé dans le nucléaire civil à l’Université de Haute-Alsace.

Cette évolution s’explique par « l’anticipation de la croissance de la demande en uranium dans les années à venir», alors que le contexte est « plus favorable au développement de l’énergie nucléaire, marqué par plusieurs annonces de nouveaux projets de construction de réacteurs ou de prolongation d’installations existantes dans de nombreux pays », souligne Orano.

La « parenthèse Fukushima » s’est refermée, confirme M. Kamin : la Chine double la mise sur le nucléaire en mettant en œuvre le plus grand programme de développement au monde. 21 réacteurs chinois ont vu le jour entre 2017 et 2022.

La France, historiquement favorable au nucléaire, a également fait part de son intention de construire six réacteurs pressurisés européens de nouvelle génération (EPR2) d’ici 2050.

Quant aux pays européens, ils s’intéressent aussi à la question : non seulement certains États membres, comme la Pologne, ont annoncé de nouveaux investissements dans le nucléaire, mais le règlement pour une industrie décarboné en Europe (Net-Zero Industry Act, NZIA) de la Commission européenne reconnaît les technologies nucléaires « innovantes » comme susceptibles de participer à la décarbonation.

Dans la foulée, les eurodéputés se sont mis d’accord pour que les technologies nucléaires existantes puissent en faire de même.

En outre, l’alliance du nucléaire regroupant une quinzaine d’États membres, table sur la construction de 30 à 45 réacteurs nucléaires de grande taille au sein de l’UE d’ici à 2050, pour atteindre une puissance installée de 150 GW.

Enfin, au niveau mondial, le nombre de réacteurs prévus augmente. « Une centaine de réacteurs d’une capacité brute totale d’environ 100 000 MWe [mégawatts électriques] sont en commande ou en projet, et plus de 300 autres sont [en phase d’études] » en plus des 440 réacteurs déjà en activité, analysait l’Association nucléaire mondiale (ANM) en mai 2023.

Pour ce qui est des réacteurs d’ancienne génération, beaucoup ont vu leur durée de vie prolongée de 40 à 60 ans environ. D’ici 2040, 123 réacteurs devraient fermer et 308 ouvrir au niveau mondial, selon les chiffres de l’ANM.

Crise de l’offre ?

Encore faut-il attendre la « traduction matérielle de toutes ces promesses »  d’investissements de la part des gouvernements, nuance M. Meyer.

Mais si effectivement les investissements se concrétisent, alors l’inquiétude d’une crise de l’offre se renforce, alors que les débits voués à réduire des mines existantes ne seront pas complètement compensés par l’exploitation de nouveaux gisements.

Lorsque les prix ont atteint leur niveau le plus bas depuis dix ans, « le marché s’est réorienté vers les pays où les coûts d’exploitation sont plus bas», comme le Kazakhstan, premier producteur mondial, ajoute Teva Meyer.

Les mines dont les coûts de production étaient plus élevés en raison de normes plus strictes en matière de travail et d’environnement, comme au Canada, ont, quant à elle, été mises en veille.

Un phénomène qui s’est généralisé entre 2011 et 2021, accompagné de l’interruption de travaux de prospections et des investissements face à une baisse considérable de la demande en réacteurs nucléaires.

« Les principaux pays producteurs, dont le Canada et le Kazakhstan, ont limité leur production totale ces dernières années en réponse à un marché de l’uranium déprimé » et à un ralentissement général causé par la pandémie, peut-on lire dans un rapport conjoint de l’AIEA et de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN), publié en 2022.

Le rapport annuel sur l’état du nucléaire (The Nuclear Fuel Report), signé par l’ANM, souligne également que « les quatre plus grands producteurs d’uranium ont réduit leurs capacités de production entre 2016 et 2020 ».

Les fermetures de mines et les suspensions de production « ainsi que la réduction des niveaux de production ont entraîné une forte diminution du facteur d’utilisation de la capacité mondiale », ajoute le rapport.

Une crise de l’approvisionnement pourrait-elle se cristalliser, alors que de plus en plus de pays se tournent vers le nucléaire pour décarboner leur production d’électricité et que l’essor mondial des véhicules électriques se confirme ?

Pour l’ingénieur Tristan Kamin, elle constitue « un spectre à long terme, qui pourrait peut-être se produire plus tard » sans pour autant être impossible.

Avec la nouvelle tendance des prix à la hausse, les choses sont aussi vouées à changer, en libérant par exemple un potentiel d’investissement pour des mines au coût de production historiquement trop haut, comme celles du Canada.

« C’est une question que nous ne nous serions jamais posée il y a dix ans », lance Raphaël Danino-Perraud. Aujourd’hui, elle est on ne peut plus d’actualité.

Par  Théo Bourgery-Gonse,  (Journaliste, Économie),

EURACTIV France, traduit par Nicolas Thomsin, édité par Paul Messad, publié le 24 août 2023 à 07h18, mis à jour à 09h57

Photo en titre : Une mine d’uranium au Kazakhstan. [Vladimir Qazakhstan / Shutterstock]

https://www.euractiv.fr/section/energie-climat/news/lexplosion-de-la-demande-mondiale-en-uranium-fait-craindre-une-crise-de-loffre/