RELANCE DU NUCLÉAIRE, DÉFAUTS DE CORROSION ET RENATIONALISATION : 2022, L’ANNÉE DU GRAND CHAMBOULEMENT D’EDF

L’année 2022 a rebattu les cartes pour EDF. Et pour cause, celle-ci fut marquée par deux événements cruciaux dans l’histoire de l’électricien tricolore : le coup d’envoi de la relance du nucléaire en France, et la renationalisation du groupe. Pourtant, malgré ces annonces fortes, 2022 restera aussi l’année de multiples revers, lesquels traduisent la crise profonde du groupe, entre le parc existant à la peine, les déboires de l’EPR de Flamanville et les lourdes difficultés financières. Avant d’entamer 2023, La Tribune vous propose de revenir sur les événements qui ont marqué les douze derniers mois de l’entreprise, du retour en grâce de l’atome au désalignement des planètes.

Pour sûr, on se souviendra longtemps de l’année 2022 chez EDF. Sans doute même fut-elle structurante, alors que l’Hexagone compte s’appuyer sur le fleuron tricolore pour tracer la voie vers un futur décarboné, plus souverain, et sans explosion des factures d’énergie pour les ménages et les entreprises. C’est d’ailleurs dans cet esprit que le gouvernement a annoncé, ces derniers mois, le retour du groupe à 100% dans le giron de l’État, et la relance du nucléaire sur le territoire français. D’autant que la crise du gaz et de l’électricité a mis au jour l’importance capitale d’EDF, au centre du jeu de la politique énergétique française.

Mais tout ne s’est pas déroulé comme prévu – loin de là. Car, dans le même temps, les revers se sont enchaînés et aggravés les uns après les autres, faisant apparaître aux yeux de tous les déboires que traverse actuellement la filière. Entre un parc existant à la peine, des difficultés financières profondes et les complications qui collent à la peau des nouveaux réacteurs EPR, autrefois vus comme des bijoux industriels, mais dont l’image est aujourd’hui écornée, les défis s’avèrent colossaux pour EDF. Pour mieux appréhender les étapes à venir, La Tribune revient sur les principaux événements qui ont marqué ces douze derniers mois.

De nouveaux réacteurs « dès 2035-2037 »

Au début de l’année 2022, les voyants semblent au vert pour le fleuron français de l’énergie. Après l’accord de principe d’Emmanuel Macron, fin 2021, pour relancer le nucléaire en France et la proposition de Bruxelles de classer l’atome civil parmi les activités contribuant à la transition énergétique en Europe, cette source d’énergie bas carbone signe son retour en force dans plusieurs États, dix ans après l’accident de Fukushima. EDF, en tout cas, a de quoi s’en réjouir, lui qui réclame de longue date que soit prise la décision de construire des réacteurs pressurisés européens, les EPR, dans l’Hexagone. D’autant qu’il espère toujours exporter cette technologie, vue comme le fer de lance du nouveau nucléaire tricolore, au-delà des frontières du pays.

C’est dans ce contexte que, dès le 6 janvier, le gouvernement précise sa stratégie : les nouvelles installations nucléaires que la France « envisage de construire » pourraient faire l’objet d’un dépôt de dossiers en 2023, pour une mise en service « en 2035-2037 », indique au Sénat Bérangère Abba, secrétaire d’État auprès de la ministre de la Transition écologique. De quoi poser un premier jalon fort à la relance de l’atome, plus de vingt ans après la mise en service de la dernière centrale dans le pays. De son côté, EDF s’est déjà préparé, et a remis l’année précédente à l’État une proposition pour construire six EPR de nouvelle génération (EPR2), à Penly (Seine-Maritime), puis à Gravelines (Nord), à Bugey (Ain) et à Tricastin (Drôme), le tout pour une cinquantaine de milliards d’euros.

Un nouveau glissement de calendrier pour l’EPR de Flamanville

Mais, dès le mercredi 12 janvier 2022, les ennuis pointent le bout de leur nez. Et pour cause, le fournisseur d’électricité annonce une énième hausse de la facture et un nouveau retard sur le chantier de son EPR de Flamanville (Manche), le seul actuellement en construction en France. De quoi interroger sur sa capacité réelle à construire rapidement des réacteurs nouvelle génération dès 2035-2037.

EDF fait en effet savoir que l’EPR de Flamanville ne sera finalement pas prêt avant le deuxième trimestre 2023, contre fin 2022 jusqu’ici. Et sa facture devrait elle aussi gonfler, passant de 12,4 à 12,7 milliards d’euros, a indiqué le groupe. Un glissement qui s’ajoute à de nombreux retards déjà accumulés sur le projet, présenté à l’origine comme le futur fer de lance de la filière nucléaire, puisque le chantier (commencé fin 2007) devait initialement s’achever il y a dix ans… et coûter près de quatre fois moins cher. Face à cette nouvelle déconvenue, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, assure que l’exécutif veillera à ce que l’entreprise « tire les leçons des différents retards », avec l’objectif d’ « améliorer le processus industriel ».

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Défauts de corrosion sur le parc existant

D’autant que, dès le lendemain, le 13 janvier 2022, les inquiétudes se renforcent. Alors même que ni l’Agence de sûreté nucléaire (ASN) ni EDF n’ont encore communiqué sur le sujet, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) notifie à l’Agence France Presse (AFP) qu’une anomalie a été découverte sur l’un des deux réacteurs de Penly (Seine-Maritime), similaire à un défaut de corrosion déjà détecté récemment dans deux autres centrales. Résultat : contraint de prolonger la durée d’arrêt des cinq réacteurs concernés, EDF n’a d’autres choix que de réviser dès le soir même son estimation de production nucléaire 2022, qui chute à 300-330 TWh seulement contre 330-360 TWh auparavant (et 460 TWh en temps normal).

La nouvelle est préoccupante : elle fait suite à l’arrêt provisoire de deux centrales nucléaires, celles de Chooz, dans les Ardennes, et celle de Civaux (Vienne), à cause d’un défaut de soudure identifié dans cette dernière dans le circuit de refroidissement, en décembre 2021. « Lors de la visite décennale du réacteur Civaux 1, nous avons détecté une fine fissuration du métal à proximité des tuyauteries du circuit d’injection de sécurité. Alors que le même défaut a été repéré à Civaux 2, nous avons décidé de fermer tous les réacteurs de même génération et puissance [la plus récente, et de 1.450 MW, Ndlr], soit deux autres qui se trouvent à Chooz », explique-t-on alors chez l’électricien. Mais Penly, où le même défaut a donc été identifiéappartient à un palier différent, qui englobe pas moins de 12 réacteurs pour une puissance de 15,6 GW.

Autrement dit, le problème, non limité à une seule génération, pourrait éventuellement s’étendre à une bonne partie du parc historique. De quoi interroger sur la capacité du système de production électrique de la France, alors même que l’hiver approche et que la demande promet d’exploser.

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Vendredi noir pour EDF

Hasard du calendrier – les mauvaises nouvelles n’arrivent jamais seules – : au même moment, ce jeudi 13 janvier au soir, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, annonce dans les colonnes du Parisien que l’électricien devra augmenter de 20 térawattheures (TWh) le volume d’électricité nucléaire à tarif réduit (ARENH) qu’il vend à ses concurrents chaque année, afin de contenir l’envolée des prix de l’énergie. Soit un plafond désormais fixé à 120 TWh, contre 100 TWh depuis près de dix ans. Mais, si ce prix fixé à 46,20 euros le MWh seulement par les pouvoirs publics (contre plus de 200 euros actuellement sur le marché) vise à garantir le pouvoir d’achat des ménages et des entreprises, ces mesures devraient impacter le résultat brut d’exploitation d’ EDF « entre 7,7 et 8,4 milliards d’euros », précise l’exécutif.

Les conséquences ne se font pas attendre : dès le 14 janvier, le cours de l’action s’effondre de plus de 20% à l’ouverture de la Bourse de Paris, pour finir à 8,84 euros en clôture, en recul de 14,59% par rapport à la veille. Un « vendredi noir » dont on se souviendra longtemps chez EDF, et qui traduit de sombres perspectives pour le groupe.

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Ce n’est pas tout : dès le 31 janvier, l’inquiétude grandit sur la présence d’une anomalie générique touchant plusieurs centrales du pays, après la détection du défaut de corrosion à Civaux, Chooz et Penly. Selon l’Autorité de sûreté nucléaire, ce problème aurait pu échapper aux contrôleurs lors des visites décennales, et l’ensemble du parc nucléaire devra être réévalué à l’aune de ce nouvel élément, affirme son directeur général adjoint, Julien Collet, à la Tribune. D’abord par un travail sur les données existantes, puis via un vaste programme d’inspection, qui nécessitera l’arrêt des installations concernées.

Emmanuel Macron officialise la relance du nucléaire

C’est dans ce contexte délétère qu’Emmanuel Macron décide enfin de dérouler officiellement sa stratégie industrielle pour EDF. Le 10 février, en déplacement à Belfort pour acter le rachat des activités nucléaires de General Electric par EDF, le chef de l’État annonce, en effet, un plan de construction de six réacteurs EPR (plus huit posés en option). Presque cinquante ans après le plan Messmer, ce vaste programme de construction de réacteurs nucléaires qui déboucha sur le parc actuel, c’est un nouveau projet industriel qui pourrait signer le grand retour de l’atome civil sur le territoire français. Et même la « renaissance », selon les termes d’Emmanuel Macron, de cette filière marquée par une « décennie de doutes », à la suite notamment de l’accident japonais de Fukushima.

Malgré ce cap clair pour EDF, le groupe engage un bras de fer avec l’État : alors que ce dernier compte l’obliger, comme annoncé en janvier et formalisé par décret le 11 mars, à vendre davantage d’électricité à bas prix à ses concurrents afin de limiter l’augmentation des tarifs, le fournisseur historique ne compte pas se laisser faire. Le 12 mai, lors de l’assemblée générale du groupe ce jeudi, le PDG de l’entreprise publique, Jean-Bernard Lévy, a annoncé un recours gracieux contre cette décision, auquel l’État dispose de deux mois pour répondre. Le 9 juillet, la tension monte d’un cran : EDF dépose un recours contentieux auprès du Conseil d’État, et une demande indemnitaire, pour un montant estimé à date à 8,34 milliards d’euros, auprès de son actionnaire principal, l’État (84% du capital).

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Luc Rémont succède à Jean-Bernard Lévy

Trois jours plus tôt, la Première ministre, Élisabeth Borne, officialise de son côté la volonté de l’État de renationaliser entièrement EDF, en grande difficulté financière. Et pour cause, afin de mener à bien le redressement d’EDF, l’État veut avoir les mains libres. Ce qui signifie ne pas avoir à consulter les 16% d’actionnaires privés dans des discussions qui retardent de plusieurs semaines les décisions. La montée au capital de la puissance publique vise aussi à rassurer les créanciers de l’entreprise, afin d’éviter que la confiance dans la solvabilité du groupe ne s’érode et plombe un peu plus ses capacités financières, alors que le gouvernement prévoit un immense chantier industriel de relance de l’atome. En attendant des précisions sur sa renationalisation, EDF suspend donc son titre à la Bourse de Paris, le 13 juillet.

À ce moment-là, l’exécutif précise qu’il compte nommer un nouveau dirigeant de l’énergéticien en septembre, lequel succédera à Jean-Bernard Lévy, pour « reprendre en main la production d’électricité ». De fait, sans surprise, les résultats d’ÉDF sont catastrophiques : le groupe essuie une perte historique de 5 milliards d’euros sur les six premiers mois de l’année, apprend-on le 28 juillet.

Deux mois plus tard, le suspense prend fin : le 29 septembre, Emmanuel Macron choisit Luc Rémont, alors dirigeant de Schneider Electric, pour remplacer Jean-Bernard Lévy à la tête d’EDF.

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Une note de l’administration met le feu aux poudres

Son chantier sera titanesque : celui de faire construire au moins six nouveaux EPR, voire quatorze, mais aussi remettre sur pied un parc nucléaire ébranlé et assurer le lancement de l’EPR de Flamanville. Dès ses premières prises de parole, le polytechnicien assure vouloir également accélérer sur le front des renouvelables, l’un des « piliers » du groupe tricolore. En novembre, EDF annonce d’ailleurs la mise en service complète du premier parc éolien en mer, celui de Saint-Nazaire, avec dix ans de retard.

Mais, le 14 novembre, une note interne à l’administration datant de juin 2022 et évoquant la scission d’EDF surgit dans le débat public, dans laquelle est évoquée la cession d’environ 30% des activités liées à la transition énergétique du groupe. De quoi pousser le député PS Philippe Brun à affirmer, dans un nouveau rapport parlementaire où est citée ladite note, que le projet de « démantèlement » d’EDF reste dans les tuyaux, avec une séparation des activités nucléaires et renouvelables, et une privatisation de ces dernières. De son côté pourtant, le gouvernement dément formellement cette « allégation », et assure que cela n’a « jamais été [son] intention, pas plus aujourd’hui que par le passé ».

Le 17 mars néanmoins, Emmanuel Macron, alors candidat à la Présidentielle avait ouvert la voie à de nouvelles discussions sur le sujet en cas de réélection. « Je pense que sur une partie des activités les plus régaliennes, il faut considérer que l’État doit reprendre du capital, ce qui va d’ailleurs avec une réforme plus large du premier électricien français », avait-il déclaré.

Un chantier industriel titanesque

Mais, avant d’examiner à nouveau cette question, d’autres devront être réglées, comme l’interminable saga de l’EPR de Flamanville. Le 16 décembre, un énième rebondissement fait les gros titres : la mise en service du réacteur normand se voit à nouveau retardée de six mois. Alors que le précédent remaniement du calendrier amenait la mise en service de l’EPR de Flamanville à la fin 2023, elle est désormais repoussée à la mi-2024. Au moment où le président de la République relance la filière nucléaire, ce nouveau retard tombe mal parce qu’il met l’accent sur le casse-tête technique que représente la construction d’un EPR. Une semaine plus tôt, l’opérateur de l’EPR finlandais d’Olkiluoto-3, TVO, annonçait d’ailleurs lui aussi un énième retard. Le 20 mai dernier, EDF indiquait également que le chantier de construction de deux réacteurs nucléaires de nouvelle génération (EPR) à Hinkley Point en Angleterre accuserait un nouveau retard d’un an et des coûts supplémentaires d’au moins 3 milliards de livres.

Néanmoins, les EPR2 commandés par l’État seront « plus faciles et plus rapides » à mettre sur pied que les premiers EPR, dont celui de Flamanville, affirme-t-on au groupement des industriels du nucléaire (Gifen).

Grâce à des études menées par EDF pour simplifier la conception et développer la standardisation, ces EPR2 sont, sur le papier, censés réduire les activités et délais de montage sur site. Mais, aucun d’entre eux n’existe encore dans le monde. Et l’opérateur historique pourrait, une fois encore, faire face à des contretemps qui retarderaient la mise en service « dès 2035 » espérée par Emmanuel Macron.

Restaurer la capacité du parc nucléaire existant tout en le renouvelant, permettre sa renationalisation en passant par le renforcement des énergies renouvelables…les défis qui attendent EDF en 2023 sont donc nombreux et annoncent une année tout aussi décisive.

Par Marine Godelier , publié le 27 décembre 2022 à 7h00

Photo en titre : Crédits : PASCAL ROSSIGNOL

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