L’EPR BRITANNIQUE D’EDF DÉJÀ SOUS HAUTE PRESSION

EPR UKLe projet de centrale nucléaire d’Hinkley Point prend déjà du retard. Un dérapage chiffré entre 1 milliard et 3 milliards d’euros.

Les dirigeants d’EDF l’assurent : ils feront tout pour que la construction de deux EPR à Hinkley Point (HPC), dans le sud-ouest de l’Angleterre, se déroule peu ou prou dans le calendrier prévu. Tout pour ne pas revivre les déboires – le cauchemar, même – des chantiers de ce réacteur de troisième génération à Flamanville (Manche) et à Olkiluoto (Finlande), dont les devis initiaux ont été multipliés par trois pour atteindre 10 milliards d’euros.
Mais, dans un contexte politique rendu très incertain par l’affaiblissement de la première ministre britannique, Theresa May, et les perspectives du Brexit, le premier exploitant de centrales nucléaires au monde commence à faire ses premières réévaluations. Elles montrent qu’il ne pourra probablement pas respecter son engagement d’une mise en service fin 2025, ni le devis initial de 18 milliards de livres sterling. Soit 20,5 milliards d’euros, partagés entre le groupe français (13,6 milliards) et son partenaire China General Nuclear Power Corporation (CGN, 6,8 milliards).
Lors du vote de la décision finale d’investissement acquis de justesse en septembre 2016, le conseil d’administration avait demandé à son président de faire un point d’étape un an après. Jean-Bernard Lévy a confié une « revue de projet » au directeur de l’audit du groupe, Jean-Michel Quilichini. La direction travaille sur les conclusions de cette « revue » et devra informer le comité stratégique et le conseil d’administration en juillet, ou après l’été.

Les risques de financement d’un projet colossal

Les premières conclusions, non retraitées ni soumises à discussion contradictoire, indiquent qu’il y aura bien un dérapage financier qui pourrait être imputable à la dérive du calendrier, indiquent plusieurs sources proches du dossier. Un dérapage chiffré entre 1 milliard et 3 milliards. Plus personne ne croit que la date de fin 2025 sera tenue, puisque le calendrier d’Hinkley Point est encore plus serré que celui des EPR chinois de Taishan (Sud), en cours de construction par EDF et CGN. HPC ne démarrera sans doute pas avant 2027. Un retard minimum qui avait été pointé dès le début par les adversaires du projet, notamment les syndicats, unanimes à rejeter le projet en l’état.
À la demande de M. Lévy, les risques de HPC avaient été étudiés en 2015 par Yannick d’Escatha, ancien patron du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et du Centre national d’études spatiales (CNES). Il y a bien sûr les risques de financement d’un projet colossal, dont le coût représente la moitié de la valeur boursière d’EDF (27 milliards). Et ceux qui sont inhérents au contrat garantissant à EDF un prix de 92,50 livres (105 euros) par mégawattheure (MWh) sur trente-cinq ans, assurant une rentabilité de 9,2 %. Ce prix est trois fois supérieur à celui du marché européen de l’électricité, ce qui pourrait inciter un gouvernement à le renégocier.

M. d’Escatha jugeait qu’EDF avait négocié au mieux sur ces points. Mais cette figure respectée du monde de l’industrie n’en évoquait pas moins d’autres risques. Il s’est ainsi inquiété de l’organisation et de la planification de ce chantier hors normes, pointant un optimisme excessif sur le temps de montage des éléments électromécaniques, soulignant les graves défaillances de l’usine d’Areva au Creusot (Saône-et-Loire), qui fournit de grands composants comme la cuve… Un site aujourd’hui soumis à un audit international sous le contrôle de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), comme ceux de Jeumont (Nord) et de Saint-Marcel (Saône-et-Loire).

Vitrine du renouveau de la filière nucléaire française

M. d’Escatha a fait de nombreuses recommandations qui n’ont pas toutes été suivies, loin de là, dénoncent plusieurs sources. Un exemple : les ingénieries sont éclatées entre la région parisienne, Londres (siège d’EDF Energy) et Bristol (près de Hinkley Point). Une organisation qui crée trop d’interfaces inutiles et est source de retards et de frictions au sein des équipes. Des tensions et des incompréhensions sont aussi apparues entre Britanniques et Français : le courant ne passe pas entre Humphrey Cadoux-Hudson et Philippe Bordarier, les responsables anglais et français du projet.

Dans ce contexte, le PDG d’EDF a décidé de reprendre en main le projet. Déjà, le patron historique d’EDF Energy va prendre le large. Vincent de Rivaz a certes, au cours de ses seize années de mandat, su en faire la plus grosse filiale étrangère du groupe. Mais il avait pris trop d’autonomie, selon des dirigeants en interne. Proche de l’âge de départ à la retraite, il sera remplacé, à l’automne, par l’Italien Simone Rossi, ex-directeur financier d’EDF Energy et jusqu’à présent directeur des affaires internationales du groupe. M. Bordarier devrait aussi être remplacé.

Le Royaume-Uni a besoin de nouvelles centrales électriques tant son parc est vieillissant.

Car, avec la mise en service de l’EPR de Flamanville prévue fin 2018, HPC est l’autre « mère de toutes les batailles nucléaires» pour EDF. L’EPR britannique doit s’imposer comme une vitrine du renouveau de la filière nucléaire française, qui emploie 225 000 personnes, faire oublier les ruineux déboires des EPR français et finlandais et laisser espérer une relance des exportations de nouveaux réacteurs, dont le puissant EPR de 1 650 MW, en panne depuis dix ans en dehors de Hinkley Point.

« Un accord onéreux et risqué »

L’Élysée et le gouvernement surveillont ce chantier d’autant plus près que Hinkley Point a reçu le soutien appuyé d’Emmanuel Macron quand il était ministre de l’économie. Après la démission en mars 2016 du directeur financier d’EDF, Thomas Piquemal, en raison de son hostilité à un investissement qu’il jugeait trop lourd pour le groupe, le futur président avait réaffirmé sa confiance dans ce projet. « Hinkley Point, c’est pendant trente-cinq ans une garantie de prix par le gouvernement britannique et une rentabilité de plus de 9 % pour EDF, c’est donc bon pour EDF », avait-il assuré.
Au Royaume-Uni, les opposants ne désarment pas. Ils n’ont pas manqué de faire écho au rapport publié, vendredi 23 juin, par le National Audit Office (NAO). L’équivalent britannique de la Cour des comptes française juge que la situation financière d’EDF s’est « dégradée » depuis le feu vert du gouvernement Cameron en 2013 et, surtout, que les Britanniques vont surpayer leur électricité.
Il calcule que le prix de 92,50 livres sterling garanti à EDF risque d’engendrer un surcoût de 30 milliards de livres sterling pour eux. « Le ministère de l’énergie a engagé les consommateurs d’électricité et contribuables sur un accord onéreux et risqué dans un marché changeant de l’énergie, déplore Amyas Morse, chef du NAO, dans son rapport. L’avenir nous dira si cet accord est rentable, mais on ne peut pas dire que le ministère a mis toutes les chances de son côté pour que ce soit le cas. »

Contexte de moins en moins propice au nucléaire

Outre-Manche, la tension monte de tous côtés pour faire baisser la facture énergétique, un engagement pris par les conservateurs et les travaillistes. Dans ce contexte, les interrogations se multiplient sur la place du nucléaire dans une politique énergétique qui pourrait être revue, Mme May ne disposant plus de la majorité au Parlement. Il reste que le Royaume-Uni a besoin de nouvelles centrales électriques tant son parc est vieillissant. Notamment dans le nucléaire.
La quasi-totalité des quinze réacteurs devront fermer au cours de la prochaine décennie. En plus d’Hinkley Point, les autorités n’ont pas renoncé à construire cinq centrales (dont deux par EDF et CGN) dans le cadre d’un engagement bipartisan de sécurité d’approvisionnement énergétique et de réduction des émissions de CO2. Mais le contexte général est de moins en moins propice au nucléaire, après le retrait du français Engie en avril, au moment où son partenaire Westinghouse, filiale du japonais Toshiba, s’est déclaré en faillite. Le projet de centrale de 3 400 mégawatts est compromis. Et avec lui l’avenir de l’atome civil britannique.

http://www.lemonde.fr/economie/article/2017/06/24/l-epr-britannique-d-edf-deja-sous-haute-pression_5150478_3234.html