Le débat public sur la programmation pluriannuelle de l’énergie débute aujourd’hui. De quoi s’agit-il ? Aux termes de la loi sur la transition énergétique de 2015, la France doit diviser par quatre ses émissions de gaz à effet de serre en 2050 par rapport à 1990. Elle devait également ramener la part du nucléaire à 50 % de sa production électrique en 2025 (voir note1).
Pour atteindre ces objectifs, le gouvernement a pour obligation de préciser par décret une trajectoire de court et moyen terme en matière d’offre et de consommation d’énergie : la « Programmation pluriannuelle de l’énergie » (PPE). Ce document très détaillé, qui porte sur tous les secteurs consommateurs (logement, transports, industrie) et toutes les formes d’énergie (pétrole, gaz, électricité, biomasse…) doit être revu tous les cinq ans. La première PPE avait été publiée en octobre 2016 et la seconde, qui porte sur la période 2019-2028, est, depuis l’été dernier, en cours d’élaboration. Une première version de ce texte doit être présentée au début de l’été et le document définitif, après une phase de consultations cet automne, est attendu en principe à la fin de l’année.
Au chapitre de la production d’électricité, les objectifs de la loi de transition énergétique en matière d’énergies renouvelables signifient implicitement une réduction conséquente de la taille du parc nucléaire, compte tenu de la dynamique de la demande. La première PPE, élaborée sous le précédent gouvernement, était cependant restée silencieuse sur le nombre de réacteurs à fermer. Acteurs économiques et citoyens attendent de cette seconde PPE qu’elle lève enfin l’ambiguïté sur cette question. Même si les enjeux énergétiques et climatiques dépassent largement le sujet de la place du nucléaire, il est de fait au cœur des discussions en cours.
À la différence de la première PPE, le texte actuellement en cours d’élaboration fait l’objet d’un débat public, organisé par la Commission nationale du débat public (CNDP). Il a été ouvert ce lundi 19 mars et s’achèvera le 30 juin, après un vote de 400 citoyens tirés au sort. D’ici là, des débats citoyens se dérouleront partout en France, qui pourront par ailleurs se nourrir des outils produits par la CNDP, entre autres les enregistrements filmés des « ateliers de formation et de controverse ».
L’organisation du débat public sur la PPE a été confiée à Jacques Archimbaud, vice-président de la CNDP depuis 2013. Auparavant enseignant, membre de plusieurs cabinets ministériels (environnement, aménagement du territoire, logement), engagé dans différents réseaux de l’économie sociale et solidaire, il préside ici son cinquième débat public. Il répond à nos questions.
La première programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE) n’avait pas donné lieu à un débat public. Comment celui-ci a-t-il vu le jour ?
Entre la première et la seconde PPE, il y a eu un changement législatif. Désormais, la CNDP doit être saisie de tout programme soumis à évaluation environnementale. C’est une ordonnance signée en 2016 par Ségolène Royal qui avait introduit ce changement, mais elle n’a été ratifiée que tout récemment. D’où la saisine de la CNDP pour cette seconde PPE. Pour la petite histoire, ce changement législatif est la transcription dans le droit français d’une recommandation inscrite dans une directive européenne de 2003. Nous avions du retard !
« C’est la première fois en France qu’un débat sur nos orientations énergétiques est organisé sous la tutelle d’une autorité indépendante »
Une fois saisie, la CNDP peut décider de deux choses. Soit elle permet au maître d’ouvrage – l’État, dans le cas présent – d’organiser lui-même le débat, soit elle choisit d’en assurer la conduite. C’est ce que nous avons décidé de faire… alors que l’administration aurait préféré l’organiser elle-même. C’est ainsi la première fois en France qu’un débat sur nos orientations énergétiques est organisé sous la tutelle d’une autorité indépendante. Cela ne veut pas dire que les précédents débats sur ce sujet aient été mauvais – ceux qui ont été organisés dans le cadre de la préparation de la loi sur la transition énergétique furent déjà un vrai progrès –, mais il existe toujours une suspicion lorsque les rôles de maître d’ouvrage et d’organisateur du débat sont confondus.
Disposez-vous de moyens suffisants pour organiser cette concertation ?
Nous avons un budget de 500 000 euros. C’est vraiment le bas de la fourchette. Les concertations précédentes – sur la mobilité, l’alimentation, l’économie circulaire et les logements – ont bénéficié de la part de l’État de beaucoup plus de moyens.
« Oui, notre budget est très contraint. Mais cela ne me déplaît pas »
Au lieu d’organiser ces débats selon l’approche descendante classique, cela nous a obligés à mobiliser tout l’écosystème, à inciter les associations d’élus, de la société civile, les organismes consulaires à s’emparer du sujet et organiser par eux-mêmes des événements partout en France. Dans le respect, bien entendu, des critères du débat public, en particulier la pluralité de l’expression. Et ça marche. Ici, c’est la Chambre de commerce de Paris qui fait un événement avec les entreprises, là une chambre d’agriculture et la Fnsea qui montent un débat sur la méthanisation, là encore des centres sociaux qui préparent des rencontres dans des quartiers populaires, encore ailleurs des mairies, des territoires à énergie positive, des associations qui se mobilisent pour monter des réunions. Nous devrions avoir ainsi une centaine d’événements dans toute la France.
J’invite au passage les lecteurs d’Alternatives Économiques à se mobiliser et contacter la CNDP pour mettre en œuvre ces débats à leur échelle : dans les maisons des associations, les salles communales, les lycées, à dix, à vingt, à cent… Il n’y a pas de petit débat. Les retours très positifs que nous avons déjà reçus traduisent un grand besoin de discussion sur ces sujets. Les citoyens, les experts de tous horizons, les professionnels veulent en particulier que l’on clarifie l’évolution du mix électrique et la place du nucléaire et que l’on sorte de l’ambiguïté actuelle.
Même s’il exprime des préférences sur le nucléaire, le « Dossier du maître d’ouvrage » mis au débat public par le gouvernement reste très imprécis. Il n’y a pas à ce stade de projet de PPE assorti de chiffres. Sur quoi les citoyens peuvent-ils débattre ?
Lorsque le Dossier du maître d’ouvrage est très précis, les uns jugent que tout est verrouillé et qu’il n’y a plus matière à discussion. Inversement, quand le document est très ouvert, les autres disent qu’ils ne voient pas sur quoi on peut discuter. Cette discussion est un peu théorique. En réalité, ce n’est pas le maître d’ouvrage qui décide à lui seul des questions dont on doit débattre. Ce sont les citoyens qui font le débat et sa qualité.
En ce qui concerne le dossier sur la PPE mis au débat par le gouvernement, il s’agit en effet d’un texte très ouvert, soit que l’État ne veuille pas à ce stade présenter ses options, soit qu’il ne les ait pas encore arbitrées. Et je conviens que, pour cette raison, ce document peut, aux yeux d’un certain nombre de participants, ne pas suffire au débat. C’est la raison pour laquelle nous avons présenté, à côté du dossier du maître d’ouvrage, l’avis du Conseil économique, social et environnemental sur la transition énergétique. Ce texte formule des observations assez tranchées et des préconisations sur un certain nombre de sujets importants vis-à-vis desquelles il est possible de se positionner.
Surtout, comme je l’ai dit, la définition du champ des questions n’appartient pas au seul maître d’ouvrage. Pour la CNDP, un premier enjeu du débat touche à l’état des lieux. Où en sommes-nous par rapport à nos objectifs énergétiques et climatiques ? Cet exercice n’est pas formel mais au contraire très politique : c’est en répondant à cette question que nous saurons s’il faut ou non accélérer la transition, où et à quel rythme. Vient ensuite la question du « comment ». Elle renvoie à un sujet essentiel auquel il faudra également répondre : celui de l’acceptabilité sociale, territoriale, environnementale et économique de la transition.
« La contestation de projets sur le terrain n’a pas à être traitée par le mépris »
Acceptabilité sociale : qu’en est-il de l’équité dans cette affaire de transition ? Qui paye pour qui ? La hausse de la fiscalité énergétique ne touche-t-elle pas proportionnellement plus les classes moins aisées ? Comment répartir les efforts et articuler questions écologiques et sociales ?
Acceptabilité territoriale : c’est entre autres le problème de la répartition et de l’implantation des énergies renouvelables (éoliennes, centrales solaires, méthaniseurs…). Ce sujet mérite d’être sérieusement pris en compte. La contestation de projets sur le terrain n’est pas seulement une affaire de bobos propriétaires de résidences secondaires ou de « nimbystes » ; elle n’a pas à être traitée par le mépris.
Acceptabilité environnementale : quels sont les critères à prendre en compte ? Faut-il se focaliser sur la seule question climatique ? Ou bien faut-il avoir une vision plus globale des nuisances et des risques ? Dans un cas, il y aura par exemple une prime au parc nucléaire, dans l’autre on intègrera davantage dans le raisonnement le problème de la sécurité et des déchets radioactifs.
« Faut-il se focaliser sur la seule question climatique ? Ou bien faut-il avoir une vision plus globale des nuisances et des risques ? »
Acceptabilité économique, enfin : quels sont les coûts et bénéfices de tel ou tel choix ? D’aucuns se plaignent par exemple que la réglementation thermique actuelle ait fait la part belle aux gaziers et aux installateurs de portes et fenêtres, mais pour des bénéfices climatiques et énergétiques très limités.
Même si ces sujets auraient pu être davantage développés dans le dossier du maître d’ouvrage, déjà très détaillé par ailleurs, il y a vraiment matière à débat public !
Sur le sujet du nucléaire, le champ de la discussion est en revanche très cadré. Dans son dossier, le gouvernement n’a retenu que deux des quatre scénarios prospectifs présentés par RTE. Ces scénarios minimisent les fermetures de centrales et maximisent les exportations d’électricité. Le débat est clos ?
Encore une fois, nous ne sommes pas tenus dans l’organisation du débat par les choix du gouvernement. Ces choix du reste ne semblent pas arrêtés. On voit bien que les deux scénarios retenus dans le dossier du maître d’ouvrage témoignent de conceptions différentes au sein de l’exécutif.
Il y a une première vision dans laquelle on ne considère pas que le nucléaire soit un modèle énergétique d’avenir et où on envisage de réduire assez nettement le nombre de réacteurs pour faire de la place à l’essor des renouvelables.
« Si l’on construit du nucléaire neuf, comme semble le souhaiter EDF, c’est un choix qui engagera le pays pour de longues décennies »
Il y a une seconde vision dans laquelle on souhaite une réduction bien plus lente du nucléaire jusqu’à 50 % du mix électrique et où ensuite on assume la relance de la construction de réacteurs en France. Cette conception est étayée par des arguments touchant au savoir-faire français, au climat, à l’économie, sachant que l’on vendra difficilement des EPR à l’étranger si nous n’en faisons pas fonctionner un certain nombre chez nous.
À l’intérieur de ce second scénario, il peut y avoir aussi un débat sur la proportion de réacteurs à prolonger au-delà de 40 ans et de réacteurs nouveaux à construire. Cette discussion est importante : si l’on construit du nucléaire neuf, comme semble le souhaiter EDF, c’est un choix qui engagera le pays pour de longues décennies.
Ainsi, un enjeu fort de ce débat public sera d’expliciter les différents choix proposés et d’en interroger la cohérence. Un point controversé, par exemple, porte sur la possibilité d’accroître nos exportations d’électricité, envisagée dans les deux scénarios mis en avant par le maître d’ouvrage.
« Le débat ne s’interdira pas non plus de questionner d’autres scénarios comme ceux étudiés par Négawatt ou l’Ademe »
Le débat ne s’interdira pas non plus de questionner d’autres scénarios qui posent à la fois décarbonation de l’électricité et sortie du nucléaire, comme ceux soutenus par Négawatt ou étudiés par l’Ademe. Il ne faut pas non plus perdre de vue que les scénarios sur le mix énergétique et électrique (et d’une certaine façon sur la place du nucléaire et des renouvelables) dépendent de ce que nous envisageons en termes d’efficacité énergétique, dans les logements notamment : est-il possible de faire des économies sur les usages de l’électricité dans le bâtiment ? Voulons-nous valoriser davantage la biomasse, utiliser le biogaz comme carburant et le solaire pour produire de la chaleur ?
Le débat public permettra ainsi à un plus grand nombre de citoyens de mieux cerner les tenants et les aboutissants des différentes options et de se forger une opinion. Au final, les dizaines de rencontres qui seront organisées localement et dont nous allons analyser les restitutions, les milliers de réponses au questionnaire que nous allons mettre en ligne et le vote de 400 citoyens choisis par tirage au sort devraient permettre de mesurer l’état de l’opinion par rapport à des controverses que ce débat doit permettre par ailleurs d’expliciter.
Les opinions qui émergeront peuvent-elles influencer la décision du gouvernement ? Le débat s’achève fin juin, au moment où l’exécutif devrait présenter sa première version de PPE, sans prise compte de ses conclusions, par conséquent.
La Commission du débat public rendra ses premières observations le 29 juin, après le vote du groupe des citoyens prévu le 23. C’est en septembre que la Commission remettra au gouvernement son rapport final. L’exécutif saura alors ce que pensent les citoyens qui auront participé à ce débat et pourra se faire une idée de l’état de l’opinion.
« Ce que décidera la PPE n’est pas non plus gravé dans le marbre. Les situations évoluent parfois très vite »
Je ne peux évidemment pas savoir si cela aura ou non une influence sur la rédaction du texte définitif de la PPE, (NDLR : n’est-ce pas l’aveu que cette consultation arrive trop tard et n’est que de la poudre aux yeux ?) dont la publication est annoncée pour fin décembre mais dont il n’est pas dit qu’elle n’aura pas un peu de retard. En revanche, je pense que si notre débat est honnête et complet, s’il donne à une grande variété de personnes l’opportunité de s’exprimer, s’il donne lieu à un bon document, s’il permet à un grand nombre de personnes d’avoir une perception claire des enjeux, ce sera un élément important pour faire avancer la politique publique de l’énergie.
Et de toute façon, ce que décidera la PPE n’est pas non plus gravé dans le marbre. À force de débats et de controverses, les situations évoluent parfois très vite. Par exemple, qui aurait cru il y a dix-huit mois qu’un gouvernement oserait prendre la décision d’aligner la fiscalité du gazole sur celle de l’essence ?
Note :
- Sachant que cette échéance, peu réaliste (NDLR: opinion du rédacteur de l’article) – voir https://www.alternatives-economiques.fr/alain-grandjean-reduire-tot-part-nucleaire-nest-realist/00081476 sera reportée
Propos recueillis par Antoine de Ravignan
https://www.alternatives-economiques.fr//mix-energetique-nucleaire-debat-public-lever-ambiguit/00083668#
NDLR: s’il n’y avait pas eu les expériences précédentes, cet article serait presque rassurant. Mais il y a eu les expériences précédentes, alors…
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