MORUROA : UN SILENCE, DES MORTS

Entre 1966 à 1996, la France a procédé à 193 essais nucléaires en Polynésie française alors que le gouvernement connaissait les risques encourus par les habitants et les militaires sur place. Seules 121 personnes ont été indemnisées à ce jour.

Le lieu est paradisiaque. L’eau bleu turquoise. Le sable blanc. L’atoll de Fangataufa est un bijou de beauté en Polynésie française. Mais il est inaccessible au public. Comme son voisin à 45 kilomètres, l’atoll Moruroa, l’île est classée «terrain militaire» par le ministère des Armées français. Pourtant, elles n’accueillent plus d’exercices depuis 1996. Pour comprendre, il faut s’intéresser à la composition du sable, aux sous-sols de ces îles et à celle de l’eau de leur lagon. Moruroa et Fangataufa sont contaminées, condamnées à entendre les compteurs Geiger (qui détectent la radioactivité) crépiter à leur surface pendant encore des décennies. De 1966 à 1996, à l’air libre puis en souterrain, ces deux atolls ont subi 193 essais nucléaires, au mépris de la santé des habitants et des travailleurs de ces sites, qu’ils soient civils ou militaires. Rejetée de son ancien terrain d’expérimentation dans le Sahara par la guerre d’indépendance algérienne, l’armée française s’est donc rabattue sur un autre de ses territoires colonisés.

«Nuages de mouches»

Paris répète alors à l’envi que ces essais nucléaires sont «propres» et «sans conséquence pour la santé». Pour Roland Oldham, président historique de l’Association des victimes polynésiennes Moruroa et Tatou, c’est un mensonge d’État. «Après le premier tir à Moruroa le 2 juillet 1966, le nuage s’est dirigé vers l’île de Mangareva et l’a contaminé profondément. Le ministère des Armées n’a pas voulu alarmer la population et ne l’a pas évacuée, explique, ému, ce natif de Tahiti. Il a juste interdit de consommer les poissons et les légumes pêchés et produits sur place. Les essais ont continué comme si de rien n’était. C’est un crime contre l’humanité.»

Pendant les jours qui suivent, des manifestations, auxquelles a participé le militant, sont organisées à Tahiti, sans qu’elles n’ébranlent le gouvernement français. Nous sommes alors en pleine guerre froide et l’obsession nucléaire est à son apogée. Le 24 août 1968, le grand jour est arrivé pour la France : sa première bombe H (170 fois plus puissante que celle lancée sur Hiroshima), appelée Canopus, explose sur l’atoll de Fangataufa. L’armée ne veut pas s’en tenir là. Elle a prévu un autre essai le 8 septembre, à Moruroa. Il faut alors se dépêcher de nettoyer la zone. Quelques heures après l’explosion de la bombe, des marins sont envoyés sur place. «Nous regardons effrayés l’immense tour de télécommunication quasiment pliée en deux, témoigne le marin Serge Lecordier sur le site du mémorial de Moruroa, tenu par l’Assemblée de Polynésie française. Le lagon est tout blanc. Il est jonché de milliers de cadavres de poissons. À terre, c’est un spectacle d’apocalypse : il n’y a plus un cocotier debout et il y a des feux à leur base. Des nuages de mouches sont déjà sur les cadavres avec cette âcre odeur de brûlé.»

La contestation populaire, qui gonfle en France comme dans le monde, fait irruption en Polynésie. Dans les semaines qui précédèrent Canopus, deux sous-officiers, pilote et mécanicien d’hélicoptères de l’Aéronavale, ont donné leur démission à leur chef de corps pour dénoncer la contamination de l’atoll de Tureia avant l’évacuation de la population. Quelques semaines plus tard, des jeunes soldats qui effectuaient leur service militaire à Moruroa sont envoyés en renfort pour le nettoyage de Fangataufa. Ils logent près de la piste d’aviation contaminée. Lorsqu’ils s’aperçoivent que leurs compteurs Geiger crépitent vivement, ils se mettent en grève, bien que cela soit interdit dans l’armée. La Défense s’empresse d’étouffer l’opposition. Les sous-officiers de l’Aéronavale sont emprisonnés quelques semaines en France, puis dégradés avant d’être chassés de l’armée. Quant aux grévistes, la Sécurité militaire les menaça alors de prolonger leur service militaire… Et ils durent se remettre au travail.

«Aucune protection»

Pourtant, depuis au moins l’année 1957, le ministère des Armées est au courant des conséquences dévastatrices sur la santé et l’environnement de ces essais. «Cette année-là, un rapport du Commissariat à l’énergie atomique et du ministère décrit les dégâts causés par les tirs nucléaires, à partir des précédents tests menés par les Américains et les Britanniques», détaille Jean-Luc Sans, président de l’Association des vétérans des essais nucléaires (Aven), qui a eu accès à ce document déclassifié en 2013. Ancien membre de la Marine nationale, il a lui-même mené, en 1971 et 1972, des missions de patrouille à Moruroa pour garantir la sécurité des bâtiments lors de tirs. «Nous n’avions aucune protection et n’étions pas prévenus des risques, raconte-t-il avec colère. J’étais en maillot de bain pour arroser les navires avec de l’eau, ce qui devait, soi-disant, les décontaminer.» Une note de service de l’armée datée de 1967 interdit de prévenir les équipages de la marine et les civils sur les risques encourus. «J’en veux à l’armée de ne pas nous avoir avertis, reprend Jean-Luc Sans. Au plus haut niveau de la hiérarchie militaire, ils étaient au courant.» Comme lui, Roland Oldham a été exposé aux radiations des essais, lors de son service militaire. «J’étais stationné sur un pétrolier de la marine qui devait patrouiller dans les zones de tirs pour recharger en carburant les bâtiments militaires, relate ce sexagénaire qui porte toujours des séquelles de cette période mais préfère ne pas s’étendre sur le sujet. J’ai vu des amis mourir, des gens qui se sont battus jusqu’à la mort pour faire reconnaître que leur maladie était due aux essais.»

En cinquante ans, la situation a grandement évolué pour les victimes. Après des décennies de silence coupable, la France a créé un système d’indemnisation via la loi Morin, votée en 2010. Mais le chemin est encore long. D’après le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), sur les 3 000 à 4 000 personnes pouvant être éligibles à l’indemnisation, seulement 121 ont été dédommagées depuis 2010. Et environ 2 % des quelque 350 000 personnes ayant participé aux essais au Sahara ou en Polynésie sont décédées des suites des tirs. Cette estimation est approximative alors que la recherche sur les conséquences sur la santé se poursuit. Les maladies cardiovasculaires, en particulier, ne sont reconnues qu’à Tchernobyl, en Ukraine, où l’explosion d’une centrale nucléaire en 1986 a rendu la zone inhabitable.

«Fausses couches»

Florent de Vathaire est chercheur à l’Inserm et travaille depuis trente ans sur les conséquences des radiations sur le corps humain. «Il est prouvé qu’elles provoquent du diabète, décrit le scientifique qui a étudié la population polynésienne. De plus, l’iode 131 se fixe activement sur la thyroïde des enfants, surtout des filles. On voit ainsi des adultes, enfants au moment des tirs, déclarer aujourd’hui des cancers de la thyroïde.» Il estime qu’entre 10 et 20 % de ce type de cancers en Polynésie sont actuellement liés aux essais. «Par contre, différentes études ont montré que les pathologies radio-induites ne sont pas transmises d’une génération à l’autre», assure-t-il.

Florence Bourel est, elle, persuadée du contraire. Ayant souffert d’un cancer de la thyroïde, elle pense avoir transmis des maladies causées par les radiations à ses deux filles. Elle n’est pas polynésienne, mais ancienne salariée du Commissariat à l’énergie atomique (CEA). «Je suis allée sur les sites de Moruroa en 1982 et 1983, relate-t-elle. J’ai effectué deux missions sur l’atoll huit jours après les tirs. On nous avait donné des précautions à prendre. En les suivant, je pensais ne rien risquer.» Elle ne devait manger ni les poissons ni les noix de coco locales. Lorsqu’elle se baignait dans le lagon où ont eu lieu les essais, elle devait s’essuyer avec un paréo, aller prendre une douche. C’est tout. «J’ai bien respecté tout cela, reprend-elle. Mais j’ai profité des sports nautiques qu’on nous mettait à disposition. J’ai bu la tasse, sans réaliser que c’était la même eau que celle des poissons qui étaient contaminés.» Florence a 22 ans quand elle rentre en métropole. «J’ai eu tout de suite de la tension artérielle, ça n’a jamais baissé, poursuit-elle. J’ai aussi eu des problèmes de stérilité, j’ai fait trois fausses couches.» Elle devra ensuite suivre un traitement par irradiation pour lutter contre son cancer. Un comble. L’ancienne du CEA est une des premières à lancer une demande d’indemnisation, avant le vote de la loi Morin. «J’ai aussi déposé une plainte contre X en 2002, qui a été déboutée il y a quelques mois, ajoute-t-elle. Et j’ai porté plainte au niveau de la Sécurité sociale pour une reconnaissance en maladie professionnelle en 2002. Je suis montée jusqu’en Cour de cassation, qui a cassé la décision.»

Le 8 novembre, se tient une nouvelle audience au tribunal d’Angers, mais Florence Bourel dit avoir «peu d’espoir». Sa demande d’indemnisation a été acceptée il y a sept ans, mais elle ne peut toucher aux fonds tant que sa dernière plainte n’a pas abouti. En attendant, elle doit supporter le coût des avocats et des déplacements à Paris. Elle lâche, épuisée : «J’aimerais crier aux juges : « Si on ne risquait rien, allez-y maintenant sur les sites ! »»

Par Aude Massiot le 7 septembre 2018 à 17:07

http://www.liberation.fr/france/2018/09/07/moruroa-un-silence-des-morts_1677269