L’Inde et le Pakistan, les États rivaux de l’Asie du Sud en matière d’armes nucléaires, sont sur le point de connaître un conflit militaire de grande ampleur. Tôt le matin mardi 26 février, des avions de combat indiens ont attaqué le Pakistan pour la première fois depuis la guerre indo-pakistanaise de 1971. Frappant au plus profond du Pakistan, ils ont détruit ce que New Delhi prétend être la principale «base de terreur» du Jaish-e-Mohammed, un groupe islamiste impliqué dans l’insurrection séparatiste au Cachemire sous contrôle indien.
Après une brève période de confusion, alors qu’il évaluait les dégâts et les implications stratégiques de l’attaque indienne, Islamabad a promis une réponse militaire forte. Le Pakistan, a-t-il déclaré, ne permettrait pas à l’Inde de «normaliser» à l’intérieur du Pakistan les attaques illégales semblables à ce que font les gouvernements américain ou israélien ailleurs. Et cela, qu’elles soient lancées au nom de représailles ou d’attaques préventives contre des insurgés du Cachemire.
Le lendemain, des avions de combat indiens et pakistanais se sont lancés dans un combat aérien au-dessus de l’État indien du Jammu-et-Cachemire. Auparavant, Islamabad avait lancé ce que New Delhi prétend être une attaque infructueuse contre les installations militaires indiennes. Les deux parties affirment avoir abattu au moins un avion ennemi lors de la rencontre de mercredi, Islamabad présentant un pilote indien capturé comme preuve de ses dires.
Les États-Unis, la Chine, la Russie et d’autres puissances mondiales s’efforcent maintenant publiquement d’éviter l’éclatement d’une guerre totale. Ils concèdent qu’une telle guerre pourrait rapidement dégénérer en un échange nucléaire catastrophique, même si elle devait être «confinée» au sous-continent. Les grandes puissances se sont enfermées, pour reprendre l’expression du Pentagone, dans «une nouvelle ère de concurrence stratégique». C’est pour cela, alors même qu’ils préconisent la retenue et proposent des médiations, que les grandes puissances tentent d’utiliser cette crise militaire en Asie du Sud pour promouvoir leurs propres intérêts géostratégiques.
Washington, en particulier, a profité de cette impasse pour poursuivre ses efforts en vue d’encercler la Chine de manière diplomatique et militaire. Il a publiquement donné son feu vert à l’attaque de l’Inde contre le Pakistan en tant que «autodéfense» et se sert de la crise actuelle pour souligner la force du «partenariat stratégique mondial» indo-américain.
À l’explosivité de la situation s’ajoutent les crises socio-économiques et politiques interconnectées qui secouent les deux États, dirigés respectivement par Narendra Modi et son BJP à suprémacisme hindouiste, et le populiste islamique Imran Khan.
Khan était élu Premier ministre du Pakistan il y a tout juste sept mois. Son programme tenait des promesses d’emplois, de développement et d’augmentation des dépenses sociales. Mais, Khan a vu sa popularité chuter alors que son gouvernement met en œuvre les mesures d’austérité exigées par le FMI. Tandis que, Modi et son BJP utilisent sans vergogne cette crise pour gagner des voix en faveur des élections générales d’avril à mai en Inde. Le BJP accuse l’opposition de mettre en péril «l’unité nationale» en ne cessant pas de critiquer le gouvernement et en refusant de clamer haut et fort que «l’homme fort» Modi a brisé les chaînes de la «restriction stratégique» dans les relations entre l’Inde et le Pakistan.
Avec l’appui total des militaires, des médias patronaux et de la quasi-totalité de l’opposition, le gouvernement Modi a rejeté l’offre de Khan d’organiser des pourparlers. New Delhi insiste, comme il le fait depuis des années, sur le fait que des interactions de haut niveau et encore moins de «négociations de paix» entre l’Inde et le Pakistan ne se feront pas. Le seul événement qui pourrait déclencher un tel processus serait si Islamabad capitulait manifestement devant les exigences de New Delhi en coupant tout soutien logistique du Pakistan pour l’insurrection au Cachemire.
Une catastrophe nucléaire en préparation ?
Personne ne devrait sous-estimer le danger de ce qui serait la toute première guerre entre États dotés d’armes nucléaires. La crise de 2001-2002 a vu un million de soldats indiens déployés à la frontière pakistanaise pendant neuf mois. Depuis, les deux pays ont mis au point des stratégies très sensibles, avec une dynamique impliquant une escalade rapide des mesures. En réponse à la stratégie «Démarrage à froid» de l’Inde, qui prévoit la mobilisation rapide des forces indiennes pour une invasion du Pakistan sur plusieurs fronts, Islamabad a déployé des armes nucléaires tactiques dites «de champ de bataille». Toutefois, l’Inde a fait savoir que toute utilisation par le Pakistan d’armes nucléaires tactiques dépasserait le «seuil stratégique» que L’Inde considère comme l’autorisant à utiliser l’arme nucléaire, et entraînerait des représailles nucléaires stratégiques.
Tout cela se déroulerait dans une zone relativement petite et densément peuplée. Le centre de Lahore, la deuxième plus grande ville du Pakistan avec une population de plus de 11 millions d’habitants, se trouve à un peu plus de 20 kilomètres (12,5 miles) de la frontière indienne. La distance de New Delhi à Islamabad est nettement inférieure à celle qui sépare Berlin de Paris ou New York de Detroit et un missile nucléaire ferait le trajet en quelques minutes.
Un échange nucléaire entre l’Inde et le Pakistan ne tuerait pas seulement des dizaines de millions de personnes en Asie du Sud. Une simulation réalisée en 2008 par des scientifiques qui, dans les années 1980, ont alerté le monde sur la menace d’un «hiver nucléaire» a permis de déterminer que la détonation d’une centaine d’armes nucléaires de la puissance de celle d’Hiroshima dans une guerre indo-pakistanaise entraînerait, du fait de la destruction de grandes villes, le rejet de tellement de fumée et de cendres dans la haute atmosphère que l’agriculture sur toute la planète subirait une catastrophe. Cela, ont-ils prédit, entraînerait un milliard de morts dans les mois suivant la guerre nucléaire «limitée» en Asie du Sud.
Les événements pourraient facilement dégénérer dans les jours ou les semaines à venir. Quelle que soit l’issue immédiate de cette dernière crise, elle illustre la réalité de la situation. L’effondrement de l’ordre géopolitique de l’après-guerre, la montée des antagonismes impérialistes, et des rivalités entre États qui en résultent enflamment tous les conflits et problèmes non résolus du XXᵉ siècle. Dans le siècle dernier, le capitalisme a relevé le défi de la révolution socialiste, mais seulement en entraînant l’humanité dans deux guerres mondiales, le fascisme et de multiples autres horreurs.
La partition et l’échec historique de la bourgeoisie nationale
Le conflit indo-pakistanais trouve ses racines dans la partition communale de 1947 du sous-continent en un Pakistan expressément musulman et une Inde majoritairement hindoue. La partition fut un crime perpétré par les impérialistes britanniques qui dominaient l’Asie du Sud et les représentants politiques des factions rivales de la bourgeoisie autochtone, le Congrès national indien et la Ligue islamique.
La partition a défié la logique historique, culturelle et économique et a déclenché une tempête de violence communautaire qui, au cours de son déroulement, a tué deux millions de personnes. De surcroît, elle a poussé 18 millions d’autres personnes à fuir l’Inde vers le Pakistan ou vice versa. Mais elle servait les intérêts cyniques des élites dirigeantes rivales de l’Inde et du Pakistan, en mettant un terme sanglant à la vague anti-impérialiste de masse qui avait agité l’Asie du Sud au cours des trois décennies précédentes et en leur donnant, dans le cadre de l’accord d’indépendance-partition avec Londres, le contrôle de la machine capitaliste coloniale britannique qui leur permettrait de répondre à la menace que constituait une classe ouvrière toujours plus combative.
Incapables de trouver une solution progressiste aux problèmes des masses, les bourgeois indiens et pakistanais utilisent depuis sept décennies leur rivalité stratégique et leurs appels nationalistes communautaires comme mécanisme pour détourner la colère sociale dans des directions réactionnaires.
La blessure ouverte qu’est le Cachemire témoigne de leur faillite commune. La bourgeoisie indienne a soumis la population du Jammu-et-Cachemire, seul État indien à majorité musulmane, à trois décennies d’occupation militaire. Du coup, elle exprime sa consternation face à la désaffection massive et continue de la population pour le régime indien, alors même qu’elle célèbre un parti et un Premier ministre impliqués dans des pogroms antimusulmans.
Quant à l’élite vénale au pouvoir au Pakistan, elle a bafoué les droits des Kashmiris qu’elle gouverne et a manipulé l’opposition au Jammu-et-Cachemire pour mettre au premier plan les éléments islamistes les plus réactionnaires.
Pour un mouvement ouvrier dirigé par la classe ouvrière contre la guerre et l’impérialisme
Au cours des deux dernières décennies, la nature du conflit indo-pakistanais s’est transformée. Il est devenu inextricablement lié de plus en plus à la confrontation entre les États-Unis et la Chine. Ce développement lui donne une nouvelle charge explosive massive et intensifie la menace qu’un conflit indo-pakistanais pourrait faire peser sur les grandes puissances mondiales.
Depuis le début du siècle actuel, Washington, sous les gouvernements démocrate comme républicain, a activement courtisé l’Inde et lui a octroyé des faveurs stratégiques. Notamment, l’accès à un combustible et à une technologie nucléaires civils de pointe et à des armes américaines de pointe, dans le but de mettre New Delhi au service de son programme stratégique.
L’océan indien est une voie navigable qui achemine le pétrole et les autres ressources qui alimentent l’économie chinoise, ainsi que ses exportations vers l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient. Ceci représente l’importance qu’attachent les planificateurs de guerre américains à l’Asie du Sud et à l’océan indien. De plus le récent changement de nom du commandement américain du Pacifique en «Commandement Indo-Pacifique» souligne cette importance.
Sous Modi, les bases indiennes s’ouvrent aux avions et navires de guerre américains, l’Inde signe des accords de coopération stratégique bilatérale, trilatérale et quadrilatérale avec les États-Unis et ses principaux alliés régionaux (Japon et Australie). Tout cela témoigne que l’Inde est devenue un véritable «état en première ligne» dans l’offensive militaire et stratégique américaine contre la Chine.
Islamabad, pendant «la guerre froide», le principal allié sud asiatique de Washington, a averti de façon de plus en plus criarde que les actions américaines ont brisé «l’équilibre des forces» dans la région et enhardi l’Inde, mais en vain.
Par conséquent, le Pakistan a considérablement renforcé son partenariat militaire stratégique de longue date avec la Chine, qui craint également l’émergence d’une alliance indo-américaine.
Même si les États-Unis cherchent à calmer les tensions indo-pakistanaises actuelles, une guerre totale en Asie du Sud, selon les calculs, couperait à ce stade ses objectifs globaux. Les États-Unis le font dans le cadre de leur volonté d’hégémonie mondiale, y compris en fin de compte la soumission de la Chine. La Chine compte utiliser le corridor économique Chine-Pakistan pour contrer les plans américains qui visent à bloquer économiquement la Chine en saisissant les «points d’étranglement» de l’océan Indien et du sud de la Chine. Dans la riposte à l’effort, Washington a clairement fait savoir qu’il était déterminé à contrecarrer les efforts de la Chine pour faire du Pakistan un point d’ancrage de son initiative One Belt, One Road.
Les travailleurs de l’Inde et du Pakistan doivent unir leurs forces pour s’opposer aux préparatifs de guerre criminels de l’élite au pouvoir.
En Asie du Sud, comme partout dans le monde, la lutte contre la guerre est inséparable de la lutte contre le capitalisme lui-même. C’est-à-dire: contre les clans capitalistes nationaux rivaux, qui luttent de façon acharnée pour gagner les marchés, les profits et les avantages stratégiques, trouve son expression ultime dans la course à la répartition du monde; et également contre le système démodé et, dans le cas de l’Asie du Sud, le système de l’État-nation enraciné dans le communalisme, dont le capitalisme est historiquement enraciné.
En opposition au programme de guerre, d’austérité et de réaction communautariste de la bourgeoisie, les travailleurs et les jeunes socialistes d’Asie du Sud devraient lutter pour un parti et un programme socialiste et internationaliste. C’est-à-dire: la construction d’un mouvement ouvrier dirigé par la classe ouvrière contre la guerre et l’impérialisme, dans le cadre d’un mouvement mondial contre la guerre.
Un tel mouvement ne se construira que dans la lutte politique contre les partis parlementaires staliniens en Inde, le Parti communiste indien (marxiste) ou CPM et le Parti communiste indien (CPI), et les myriades de groupements maoïstes. Le CPM et le CPI, comme en témoigne une fois de plus leur participation aux réunions «multipartite» du BJP sur cette crise militaire, sont des partis chauvins et militaristes. Ils contribuent rendre les masses aveugles au risque d’une guerre catastrophique. Pendant des décennies, ils ont fonctionné en tant que partie intégrante de l’élite politique indienne. Ils ont soutenu les gouvernements, souvent dirigés par le Parti du Congrès. Ces deniers ont mis en œuvre des réformes néolibérales, ont poursuivi l’alliance indo-américaine et ont développé rapidement les capacités militaires de l’Inde à la poursuite des ambitions de grande puissance de la bourgeoisie. Les maoïstes sont imprégnés de nationalisme et hostiles à la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière.
C’est dans le socialisme international de Lénine et Trotsky que les ouvriers d’Inde et du Pakistan trouveront l’antidote à la guerre et à la réaction ; dans la lutte par en-bas pour défaire la partition du pays en se battant pour le pouvoir ouvrier et l’établissement des états socialistes unis d’Asie du Sud.
(Article paru d’abord en anglais le 2 mars 2019)
Par Keith Jones, publié le 6 mars 2019
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