LE NOUVEAU PROJET NUCLÉAIRE D’EDF AU ROYAUME-UNI FACE À D’IMPORTANTES DIFFICULTÉS

Des documents rendus publics jeudi révèlent que la centrale de Sizewell pourrait coûter 22 milliards d’euros, alors que les tensions diplomatiques touchent le partenaire chinois de l’électricien français.

EDF persiste et signe au Royaume-Uni : l’électricien français vient de déposer officiellement sa demande de permis de construire pour une nouvelle centrale nucléaire à Sizewell, dans l’est de l’Angleterre. Mercredi 24 juin, les autorités britanniques ont donné leur feu vert à l’étude du dossier. Mais les deux réacteurs de type EPR qui seraient construits font face à deux énormes difficultés : leur coût, et un encombrant partenaire chinois.

Sur le prix à payer, la montagne de documents publics qui accompagne la demande de permis de construire contient un aveu de taille : « Le coût total estimé du projet Sizewell C est de 20 milliards de livres [22 milliards d’euros] », explique EDF.

Ce prix est une bombe politique. Car EDF est déjà au cœur de la polémique outre-manche. À Hinkley Point C, dans l’ouest de l’Angleterre, l’entreprise construit actuellement deux réacteurs de type EPR, qui doivent être terminés pour 2025 – même si elle envisage que le projet connaisse encore des retards. Ceux-ci produiraient à eux seuls 7 % de l’électricité consommée dans le pays. Mais leur coût a considérablement gonflé : 10 milliards de livres évoqués aux débuts du projet il y a une douzaine d’années, puis 18 milliards lors de la signature du contrat en 2016, et, depuis septembre 2019, une enveloppe revue à un maximum de 22,5 milliards de livres.

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Pour boucler le financement de ce dossier impossible, EDF avait arraché des autorités britanniques un contrat hors norme, qui lui garantit le prix de l’électricité à un prix très élevé pendant trente-cinq années. Mais depuis, Downing Street a été clair sur le fait qu’il n’accepterait plus jamais un tel accord.

Un partenaire chinois de plus en plus encombrant

EDF s’est donc engagée à réduire d’au moins 20 % le coût de construction de sa prochaine centrale et de 10 % à 15 % le coût du financement. À priori, le chiffre de 20 milliards de livres publié dans la demande de permis de construire ne semble pas respecter cette promesse. Mais l’électricien français affirme qu’il s’agit en fait d’un prix comprenant l’inflation, tandis que celui d’Hinkley est exprimé en monnaie de 2015, date du début du projet. L’engagement d’une réduction de 20 % des coûts serait bien tenu, promet-il.

L’autre énorme difficulté du projet de Sizewell vient de CGN, le partenaire chinois d’EDF, dont le logo est d’ailleurs bien présent sur le dossier soumis pour le permis de construire. Celui-ci devient de plus en plus encombrant, à l’heure des tensions commerciales entre la Chine et les États-Unis, des affrontements diplomatiques sur Hongkong et des craintes sur la souveraineté britannique. Pour une raison simple : ces projets nucléaires étaient soutenus par un accord diplomatique tripartite entre la France, la Chine et le Royaume-Uni, acté en 2015 et reconfirmé ensuite.

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L’idée est la suivante : CGN soutient financièrement les projets de Hinkley Point C et de Sizewell, et, en échange, EDF soutient l’entreprise dans sa volonté de construire un réacteur 100 % chinois au Royaume-Uni, sur le site de Bradwell, avec un feu vert espéré autour de 2024. Un tel réacteur serait une véritable victoire diplomatique et industrielle chinoise, qui aurait ainsi une tête de pont en Europe pour le nucléaire « made in China ».

Mais les nuages s’assombrissent sur ces projets. En 2019, le département américain du commerce a placé CGN sur sa « liste noire », accusant l’entreprise chinoise d’espionnage, sur fond de durcissement de Washington vis-à-vis de Pékin.

Début juin 2020, la Roumanie, qui avait signé un accord avec la Chine pour faire construire deux réacteurs par CGN, a finalement fait machine arrière. Une décision mûrie après une visite du président libéral Karl Iohannis à la Maison Blanche en 2019. Cette guérilla diplomatique contre CGN risque de s’intensifier : jeudi, le Pentagone a placé la compagnie nucléaire sur une liste d’entreprises « qui appartiennent ou sont contrôlées par le gouvernement chinois, l’armée ou l’industrie de la défense ».

Virage à 180 degrés

Ce changement de climat incite le gouvernement britannique et EDF à la prudence vis-à-vis de leur partenaire chinois. Chez EDF, qui souhaite prendre une décision finale d’investissement de Sizewell d’ici à la fin 2021, on affirme que cette centrale peut se faire avec un faible financement chinois, et on prend ses distances avec le projet de Bradwell. L’électricien français espère que Sizewell soit financé « à majorité par des investisseurs basés au Royaume-Uni », par exemple des fonds de pension ou des assurances-vie. CGN pourrait prendre une participation inférieure aux 20 % qu’il a actuellement dans la phase de développement de Sizewell. EDF s’est aussi organisée pour ne pas être exposé par capillarité à d’éventuelles sanctions américaines, explique-t-on en interne.

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Mais le sujet vraiment explosif est celui de la centrale de Bradwell. « Hinkley et Sizewell sont simplement cofinancés par les Chinois, alors que Bradwell est de technologie chinoise », s’inquiète le député conservateur Tom Tugendhat, qui préside le groupe parlementaire sur les affaires étrangères. «  À la fin, je ne pense pas que Bradwell sera autorisé par les autorités britanniques, étant donné le climat politique », estime Yu Jie, analyste au groupe de réflexion Chatham House.

EDF reste pourtant associée à la démarche de certification de ce nouveau réacteur chinois auprès de l’autorité de sûreté britannique – et finance 20 % de son long processus. Quant à CGN, elle assure maintenir le cap. Elle a 250 personnes déployées au Royaume-Uni, dont une centaine à Hinkley, et a déjà dépensé 3,6 milliards de livres dans ses différents projets britanniques.

La prise de distance d’EDF peut être perçue comme un lâchage en rase campagne par CGN, et par celui qui s’est impliqué dans la réalisation de ce deal : le président Xi Jinping. Qui risque de ne pas apprécier ce virage à 180 degrés.

Par Eric Albert, Nabil Wakim et Mirel Bran (Bucarest, correspondant), publié le 26 juin 2020 à 01h56, mis à jour le 26 juin 2020 à 09h05

Photo en titre : Deux réacteurs de type EPR en cours de construction par EDF à Hinkley Point C, dans l’ouest de l’Angleterre, en septembre 2019. PETER NICHOLLS / REUTERS

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