Faut-il réduire la part du nucléaire en France ? En plein campagne présidentielle, deux nouvelles études proposent des conclusions opposées, basées sur des chiffrages aussi précis que différents. Ces divergences révèlent surtout l’existence d’incertitudes majeures autour de l’atome. Nous proposons une analyse permettant de définir une stratégie nationale robuste face à ces incertitudes.
Une étude diffusée le 13 mars par l’Institut Montaigne présente le nucléaire comme la seule option « rationnelle », et évalue à 217 milliards d’ici 2035 le coût d’une sortie de l’atome[1]. Quatre jours plus tard, une réponse publiée sur le site « Décrypter l’énergie » estime au contraire que la sortie du nucléaire représenterait un bénéfice de 24 milliards[2]. Le grand écart dans cette bataille de chiffres est surtout révélateur des incertitudes considérables qui entourent la filière. C’est seulement en prenant pleinement acte des nombreuses inconnues qu’il sera possible de faire progresser le dialogue et d’établir une feuille de route pour l’industrie nucléaire française.
Rappelons que l’année a été riche en rebondissements pour la filière nucléaire. Après le démantèlement d’Areva, criblée de dettes, un audit interne à l’entreprise a mis à jour deux anomalies génériques. La première concerne des irrégularités qui « s’apparent à des falsifications »[3] constatées dans plus de 400 dossiers de fabrication de composants. La seconde a trait à des inquiétudes sur la résistance des cuves – élément central et impossible à remplacer – des réacteurs en fonctionnement. Plusieurs centrales nucléaires ont été arrêtées pour inspection cet hiver, allant jusqu’à faire planer le risque d’un possible black-out du système électrique français. Ces anomalies ont touché jusqu’à la cuve de l’EPR de Flamanville, faisant craindre de nouveaux reports pour un chantier qui devait initialement s’achever en 2012, mais ne cesse d’accumuler les retards et les surcoûts. Tous ces éléments ne peuvent que raviver la controverse sur les risques et les coûts réels de cette énergie.
Or, les centrales nucléaires françaises atteignent aujourd’hui 40 ans, leur durée de vie initialement prévue. (NDLR : elles étaient prévues pour 30 ans et non 40 ! voir : http://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/parc-nucleaire-francais)
La question du futur de l’atome est donc à nouveau sur la table, après quarante ans d’une histoire héritée du premier choc pétrolier. EDF estime pouvoir rénover les réacteurs actuels afin de les prolonger jusqu’à 60 ans, grâce à une opération dite de « Grand Carénage » estimée à 100 milliards d’euros. Faut-il rénover ces centrales ? Ou plutôt, combien de centrales faut-il rénover, et lesquelles ?
Trois sources d’incertitude
Avec un chiffre de 217 milliards d’euros, l’Institut Montaigne propose une réponse sans équivoque à ces questions : la rénovation complète serait la seule option économiquement sensée. Mais comment leur chiffre est-il élaboré ? En regardant en détail le rapport, on peut voir que plus de 80% de ce montant (179 milliards) provient de l’évaluation qui est faite du surcoût des renouvelables par rapport au nucléaire. Cette évaluation est fondée sur trois hypothèses principales : le coût de production de l’électricité nucléaire, le coût de production des énergies renouvelables et le niveau de la demande. Or, ces trois hypothèses nous paraissent critiquables car sujettes à de fortes incertitudes.
La première incertitude concerne le coût de production de l’électricité provenant des centrales nucléaires rénovées. EDF et l’Institut Montaigne l’évaluent à 40 euro/MWh. Notons que cette valeur est issue d’un audit interne d’EDF, qui est ainsi juge et partie (la Cour des Comptes, qui a communiqué sur le sujet, ne fait que reprendre les estimations d’EDF, et confirme elle-même ne pas avoir l’expertise technique pour vérifier ces dires). Que penser de cette estimation ? On ne peut que rappeler ici la dérive des coûts de l’EPR de Flamanville : évaluée initialement à 3,5 milliards d’euros, la facture a dépassé les 10,5 milliards, soit une multiplication par 3 – et le chantier n’est pas encore achevé. Autre cas d’étude, le coût de démantèlement du réacteur expérimental de Brennilis a été multiplié par un facteur 20 par rapport aux estimations initiales [4]. L’ampleur des écarts entre prévision et réalisation met en évidence l’incertitude majeure, voire l’incertitude radicale [5], à laquelle sont soumis les mégaprojets de construction d’une centrale nucléaire.
Cette incertitude est renforcée par la question du coût lié l’assurance face aux accidents nucléaires. Celui-ci devrait être égal à la criticité du nucléaire, c’est-à-dire à la probabilité d’un accident, multiplié par le dommage causé. Mais quel est la probabilité d’un accident pour des centrales vieillissantes, et dont certaines pièces (dont la cuve) ne peuvent être remplacées ? Difficile à dire. Dans tous les cas, le hiatus entre les estimations de risques avancées par les ingénieurs et le nombre d’accidents majeurs effectivement observés (Three Miles Island, Tchernobyl, Fukushima) permet de poser la question. Et comment quantifier le dommage ? Quel coût associer à une vie humaine, à l’environnement ?
La deuxième incertitude concerne le coût des technologies renouvelables. Ceux des panneaux solaires photovoltaïques ont été divisés en quelques années de façon vertigineuse, et cette technologie vient même de remporter plusieurs appels d’offre face à des centrales à gaz ou au charbon. L’éolien sur mer et sur terre ont également progressé de façon bien plus rapide que ne le prévoyaient les experts. Il convient donc d’être prudent sur ces valeurs jusqu’à l’horizon 2035.
En outre, la différence de coût entre les énergies renouvelables et le nucléaire dépend beaucoup de la quantité de renouvelables installée. Pour simplifier, on peut dire que les premières éoliennes prennent les meilleurs emplacements – ceux avec un vent fort et constant – et la variabilité de leur production peut être gérée par les barrages hydrauliques et autres sources de flexibilité déjà présentes dans le système. À l’inverse, les dernières éoliennes s’implantent sur de mauvais emplacements et sont peu productives, donc très coûteuses rapportées à l’énergie produite. (NDLR : l’effet de taille croissante des éoliennes est négligé dans cette étude alors qu’il fait plus que compenser les emplacements légèrement moins performants). Ce phénomène des « coûts croissants » est essentiel à comprendre car il permet de sortir d’une vision binaire (« faut-il du renouvelable ou bien du nucléaire ? ») pour passer à la question du juste dosage (« combien d’éoliennes et de panneaux solaires, en quelle proportion ? »).
Enfin, la troisième incertitude concerne le niveau de la demande d’électricité à satisfaire. Cette demande est très dépendante de l’activité économique, qui est extrêmement difficile à anticiper à moyen terme. La chute brutale et imprévue de la demande liée à la crise de 2008 en témoigne. Plusieurs facteurs contribuent cependant à une baisse tendancielle de cette demande : les améliorations continues en efficacité énergétique, la rénovation thermique des bâtiments ou encore la sortie du chauffage électrique dans le bâtiment neuf. À quoi bon, alors, prolonger tous les réacteurs dans un système électrique déjà en situation de surcapacité des moyens de production ? Mais il est également possible que l’électrification des usages et le développement du véhicule électrique offrent un relais de croissance aux producteurs d’électricité – autant d’incertitudes à l’horizon 2035.
Définir une stratégie robuste
Face à toutes ces incertitudes, choisir arbitrairement des valeurs précises et les combiner pour aboutir à un chiffrage de coût ne peut qu’aboutir à un rejet ou un dialogue de sourds. L’absence d’estimations fiables de coûts fait toucher ici aux limites de l’analyse coût-bénéfice standard.
Face à toutes ces incertitudes, le véritable enjeu consiste alors à définir une stratégie robuste, c’est-à-dire une stratégie offrant un coût le plus faible possible dans le plus grand nombre de futurs envisageables. Nous avons mené ce travail au laboratoire de recherche en économie du CIRED[6], en examinant tous les risques et les incertitudes liées aux coûts des technologies, à la demande et au prix du CO2.
Notre travail de recherche permet tout d’abord de montrer que toutes les stratégies présentes dans le débat actuel – allant d’une rénovation complète à une fermeture des centrales à 40 ans – peuvent trouver une justification sur la base d’hypothèses plausibles en termes de coûts et de risques. Il n’est donc pas question de tuer le débat et de considérer comme « irrationnel » tel ou tel programme. Mais, au vu des estimations actuelles, nous concluons qu’une stratégie robuste consisterait à fermer sept à quatorze réacteurs, les plus anciens – Fessenheim en tête[7]. Cette stratégie permet notamment de réduire le risque lié à une baisse de la demande ou à un éventuel dérapage des coûts de rénovation.
Il s’agit pour nous de la meilleure stratégie aujourd’hui, compte-tenu des informations disponibles. Définir une telle stratégie est crucial pour permettre à EDF de planifier et d’engager – ou non – les travaux de rénovation de son parc. Mais ce travail est amené à être actualisé fréquemment pour intégrer les nouvelles données.
Cette conclusion propose une nouvelle option par rapport aux programmes électoraux des candidats à l’élection présidentielle, qu’il s’agisse de la sortie progressive défendue par le candidat de la France Insoumise, du taux de 50% de nucléaire dans la production en 2025 soutenue par les candidats du PS et d’En Marche – ce qui reviendrait à fermer plus de 20 réacteurs -, ou de la rénovation de l’ensemble du parc proposée par les candidats du FN et des LR.
Raisonner au-delà des seuls coûts directs
Enfin, ce résultat s’inscrit dans un contexte plus général de facteurs qui convergent pour défendre l’idée qu’une rénovation complète n’est pas la seule option possible. Il est essentiel de sortir de la seule approche par les coûts directs et de prendre en compte ces éléments afin définir une stratégie nationale cohérente pour notre production d’électricité.
Tout d’abord, nous observons une surcapacité des moyens de production en France et en Europe, qui asphyxie les finances des opérateurs de centrales. Fermer quelques réacteurs permettrait de faire remonter les prix du marché, et ainsi donner un peu d’air à ces opérateurs.
Ensuite, EDF se heurte à un obstacle majeur : l’ampleur des investissements nécessaires pour mener de front l’opération de Grand Carénage et achever la construction de ses réacteurs EPR en France et au Royaume-Uni. La démission du directeur financier du groupe, en mai dernier[8], a souligné la difficulté de réunir ces fonds. Quelques fermetures permettraient de réduire et lisser dans le temps les montants à avancer pour la rénovation. Elles relâcheraient également les tensions autour de la main-d’œuvre qualifiée, dont la possible pénurie a été soulignée par la Cour des Comptes[9].
Enfin, la diversification de nos sources de production aurait le double effet de favoriser l’essor des énergies renouvelables et de réduire le risque systémique intrinsèque à l’utilisation d’un parc standardisé.
On peut d’ailleurs noter qu’EDF semble ouvrir véritablement la porte à la fermeture des réacteurs de Fessenheim. Nous ne parlons pas ici de la déclaration du Conseil d’Administration d’EDF du 24 janvier, qui n’a en fait acté qu’un report du vote[10]. Nous nous appuyons plutôt sur le fait que le groupe EDF répartit les provisions pour démantèlement et gestion des déchets sur 60 ans de fonctionnement pour toutes les centrales ; sauf pour Fessenheim, où les provisions sont établies pour 40 ans[11]. Serait-ce un signe ?
Conclusion
Les batailles de chiffres sur le coût de la sortie du nucléaire sont en grande partie le reflet des incertitudes qui entourent cette filière, notamment concernant le coût de rénovation des centrales, la compétitivité croissante des énergies renouvelables et le spectre d’une situation de surcapacité prolongée.
Face aux possibles aléas, l’enjeu est alors de déterminer une stratégie nationale robuste, qui tienne compte des capacités financières et de la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée. Fermer une dizaine de réacteurs nous semble aujourd’hui l’option répondant le mieux à ces différents critères.
Mais autant que le résultat, c’est l’approche qui nous paraît ici primordiale. « La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute » : cette maxime d’humilité de Pierre Desproges invite à accepter la grande part d’incertain et à l’intégrer dans toute discussion et analyse. C’est la première étape indispensable pour reconnaitre qu’un débat sur le futur de l’atome est légitime, et ainsi sortir d’une vision binaire opposant nucléaire et renouvelables. Plutôt que de masquer ces incertitudes irréductibles par des chiffres toujours plus précis, il sera alors possible de nous en saisir à bras-le-corps pour réfléchir ensemble à une stratégie nationale pour notre production d’électricité.
Pour lire les notes : https://blogs.mediapart.fr/quentin-perrier/blog/190317/nucleaire-et-si-parlait-incertitudes
NDLR : cette étude est exclusivement économique. La pollution radioactive permanente (et autorisée) n’est même pas évoquée alors qu’elle devrait suffire à elle seule à prendre la décision d’abandonner au plus vite cette industrie nucléaire qui pollue chaque jour un peu plus notre terre pour des milliers d’années. Et je ne parle pas des déchets que nous ne savons pas gérer et dont le volume augmente de jour en jour !
Enfin, il y aura toujours du soleil et du vent mais de l’uranium, certainement pas !
La technologie nucléaire est donc condamnée à terme. Puisqu’il faudra changer un jour ou l’autre, pourquoi investir dans une technologie en fin de vie ?
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