VIGNOBLE ET NUCLÉAIRE : LES ATOMES DE LA DISCORDE

VinLes centrales nucléaires ayant besoin d’eau pour refroidir leurs réacteurs, elles sont souvent construites à côté des fleuves. Là où se sont développés les vignobles, comme par exemple, au Tricastin.

Atteinte à l’image de marque d’appellations, crainte d’une catastrophe toujours possible en raison du vieillissement des installations, plainte de la Suisse pour pollution… Le nucléaire, ce vieux compagnon du vignoble, n’est plus un actif intouchable.

L’immense colonne de vapeur d’eau se voit à des kilomètres dans le voisinage. Quel que soit le lieu où l’on se trouve dans les coteaux chinonais, la vue s’attarde sur ce panache de vapeur blanche. Il se confond avec les cumulus, comme si une fabrique de nuages sortie de la tête d’un poète élaborait à la chaîne cirrus et autres cumulonimbus.
Il n’y a pourtant rien de poétique derrière ces rejets de la centrale nucléaire de Chinon, en activité depuis 1963. Certes, les réacteurs actuellement en service datent des années 80 et ne sont pas les plus anciens de France. Certes, la France bénéficie grâce au nucléaire d’une électricité vendue à bon marché, mais les installations vieillissantes du parc français ne sont plus à l’abri d’un accident industriel, comme en 2002, lorsqu’un rejet incontrôlé d’effluents liquides dans la Loire a finalement été reconnu par EDF.

EN QUÊTE D’INDÉPENDANCE ÉNERGÉTIQUE

En cinquante ans, l’image du nucléaire civil en France a été écornée, et pas seulement depuis Tchernobyl ou Fukushima. Née d’une volonté politique d’indépendance énergétique au début des années 50, la production d’électricité nucléaire se paraît alors de toutes les vertus de la modernité. Grâce à elle, les villes allaient être éclairées à moindres frais. Une ère nouvelle allait métamorphoser la France, désormais sans colonies. Comme l’écrit aujourd’hui le service communication d’EDF concernant l’histoire de l’entreprise : « Les Trente Glorieuses sont en marche. C’est une course. Tout le monde veut grandir : collectivités et particuliers… EDF relève le défi« . Pour l’État, le nucléaire est le meilleur outil pour assurer la croissance énergétique de la France. Mais à quel prix ?
Longtemps considéré comme le symbole de la haute technologie française, le nucléaire ne jouit plus de la même aura dans l’Hexagone. Les pressions du gouvernement allemand pour la fermeture de la centrale de Fessenheim et la plainte déposée en mars 2016 par la Suisse, pour pollution des cours d’eau, à l’encontre de la centrale du Bugey, dans l’Ain, accentuent encore le malaise vis-à-vis d’EDF. « Chacun sent bien que nous ne sommes plus à l’abri d’un accident important, comme au Japon« , redoute un vieux vigneron des Côtes du Rhône qui vit depuis des décennies non loin de la centrale de Saint-Alban-du-Rhône.

UNE AUBAINE POUR L’ÉCONOMIE LOCALE

Pourtant l’implantation de ces centrales dans les années 60 et 70 était loin de soulever une opposition farouche dans les vignobles. Car bon gré mal gré, ces deux mondes cohabitent depuis des décennies.
Au début des années 60, Chinon est une zone rurale peu développée, dont la principale richesse est le vin. Jean-Max Manceau, l’ancien président du syndicat viticole de Chinon, se souvient des témoignages de vieux vignerons locaux lors de l’implantation de la centrale sur la commune voisine d’Avoine. « Lors de sa construction, les vignerons n’ont pas été consultés. Ils se sont retrouvés face à une décision de l’État, nous assurant d’une énergie propre et sans danger« , raconte aujourd’hui Jean-Max Manceau basé sur les coteaux de Noiré. « Bon, il est vrai que l’arrivée de nouveaux habitants travaillant pour la centrale d’EDF et les plateformes industrielles créées à proximité auront tout de même permis de redonner vie à la commune et à la région« , poursuit-il.  
Historiquement, la proximité géographique entre vignobles et centrales atomiques s’explique car, aussi incroyable que cela puisse paraître, ils partagent les mêmes besoins de fonctionnement, de logistique et de commercialisation. Depuis l’Antiquité, la plupart des terres à vignes ont été exploitées à proximité de fleuves ou de ports facilitant l’acheminement du vin et sa vente vers les marchés des grandes villes. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Les sites de production d’électricité ont, eux, besoin d’une grande quantité d’eau, pompée dans les fleuves ou dans la mer et destinée au refroidissement des réacteurs atomiques. Mais aussi de voies d’accès afin d’assurer leur approvisionnement en combustible, comme de l’uranium provenant des gisements miniers français et étrangers. En regardant de plus près une carte de France, on constate la juxtaposition des installations nucléaires et des terroirs viticoles. Comme pour le vin, il faut pouvoir produire localement et transporter la production vers des zones à forte concentration humaine sans être au cœur même des grandes cités. Si bien que la carte de France des centrales se confond avec celle des vignobles. Aujourd’hui, sur 19 centrales nucléaires implantées en France, 12 sont situées dans des zones viticoles et produisent près de 55 % de l’électricité nationale…

BLAYE, CHINON, TRICASTIN, BUGEY…

Le programme débute en 1956, sur les bords du Rhône, dans le Gard. Le site nucléaire de Marcoule voit le jour au cœur du vignoble des Côtes du Rhône sur le territoire des communes de Chusclan et Cocolet. Là même où le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) mettra au point des années plus tard la filière nucléaire graphite-gaz. Aujourd’hui encore, la production de tritium (l’un des isotopes de l’hydrogène) y est toujours active. Mais c’est dans les années 70 que la stratégie énergétique du tout nucléaire va modifier le paysage rural de la France. Préemption de milliers d’hectares de friches, de terres cultivables et de forêts, modification de cadastres, nouveaux plans d’occupation des sols… La construction des centrales de Blaye, de Chinon, du Tricastin et du Bugey va modifier l’équilibre et l’image des vignobles voisins.
Sur les bords du Rhône, au nord-est de Lyon, la centrale du Bugey fait son apparition, à une trentaine de kilomètres du vignoble. Loin vers le sud-ouest, en pleine zone marécageuse, sur la rive de l’estuaire de la Gironde, face à l’appellation médocaine de Saint-Estèphe, la centrale du Blayais est mise en service en 1981 et compte quatre réacteurs de 900 mégawatts chacun. Ironie de l’histoire, le vignoble le plus proche à vol d’oiseau (4,6 km) de cette centrale en partie construite par Bouygues est le château Montrose, deuxième cru classé du Médoc en 1855 et devenu depuis 2006 la propriété de Martin et Olivier Bouygues.

VIGNERONS, PÊCHEURS, ÉCOLOGISTES MOBILISÉS

Dès l’annonce de sa construction en 1974, la centrale nucléaire de Blaye cristallise l’opposition des paysans, pêcheurs et écologistes locaux. Une pétition est lancée. Les opposants recueillent 25 000 signatures qu’ils remettent en préfecture de la Gironde, le 26 novembre 1974. Les pêcheurs de l’estuaire, notamment, sont très inquiets de l’impact sur les poissons du réchauffement des eaux reversées dans l’estuaire. Une poignée d’irréductibles agriculteurs, via l’association de protection de la nature dans le Sud-Ouest (Sépanso), et des viticulteurs de l’Entre-deux-Mers concernés par la désignation du couloir de passage des lignes à très haute tension sur leurs exploitations, défileront dans les rues de Bordeaux.
Mais rien n’empêchera la mise en service de la centrale nucléaire, en 1981. Une époque bénie pour le nucléaire français. La France voit en effet pousser comme des champignons les hautes cheminées aéro-réfrigérantes (d’une hauteur comprise entre 128 et 170 mètres) sur les rives de la Loire non loin des célèbres châteaux Renaissance, de l’Ain, du Rhin, de la Gironde à portée de tir de la citadelle de Blaye. Toujours à proximité de vignobles emblématiques.
L’implantation de chaque centrale est le théâtre d’oppositions locales plus ou moins fortes de la part de citoyens écologistes ou de paysans, comme à Blaye. Mais en parcourant les archives des journaux locaux, on s’aperçoit que les vignerons sont souvent absents de ces rassemblements. Ils ne s’opposent que mollement à ces projets de centrale. En effet, l’arrivée d’une centrale nucléaire rime avec la création de nombreux emplois qualifiés.
Or, les vignerons vendent l’essentiel de leur production au domaine. S’opposer à la construction d’une centrale, cela veut donc dire tourner le dos à une clientèle importante. « Les vignerons de Chinon ont de nombreux clients parmi les employés du site. Nous entretenons de bonnes relations« , reconnaît Jean-Martin Dutour, le président du syndicat viticole de Chinon qui souhaite conserver un dialogue fructueux avec le personnel de la centrale.

LE VIN, FAIRE-VALOIR DU NUCLÉAIRE

Cette proximité géographique entre atomes et vins se traduit également dans le nom des centrales nucléaires. Trente Glorieuses obligent, l’État prend soin de valoriser ces symboles de la haute technologie française. Ces centrales ne peuvent se contenter de porter les noms de villages anonymes. Or, le meilleur moyen de se souvenir de leur nom est de les associer à un site ou un lieu emblématique de la région.
Et quoi de mieux que les vins renommés pour porter haut les couleurs de ce savoir-faire de l’électricité hexagonale. Ainsi, personne ne connaît la centrale d’Avoine. Pourtant, c’est le véritable site de la centrale de Chinon. Qui connaît la centrale de Braud-et-Saint-Louis ? Il s’agit en réalité de celle de Blaye. Même chose pour Saint-Vulbas qui abrite la centrale du Bugey, dont le vignoble est pourtant situé à plus de trente kilomètres des hautes cheminées des réacteurs. Jadis acceptée, cette homonymie ne passe plus aujourd’hui dans les vignobles concernés.
Les syndicats viticoles multiplient depuis quelques années les recours pour demander aux centrales de changer de nom. L’AOC Chinon l’a demandé en 2011, tout comme Bugey en 2014 (lire encadré, page 50). Mais ces demandes sont restées lettres mortes. À chaque fois, EDF ou l’État, inflexibles, ont refusé le changement de nom.

TCHERNOBYL EST DANS TOUS LES ESPRITS

À tel point que le seul changement de nom officiellement enregistré ne concerne pas une centrale nucléaire, mais une appellation. Les vignerons des Coteaux du Tricastin, voisins de la centrale du même nom, ont préféré rebaptiser leur AOC Grignan-les-Adhémar. Il faut dire qu’ils supportaient de moins en moins la mauvaise réputation de la centrale, notamment à cause des incidents à répétition. En juillet 2008, lors du nettoyage d’une cuve par la Socatri, une filiale d’Areva, une solution uranifère importante s’est répandue sur le site et dans les rivières avoisinantes, créant un vent de panique dans le voisinage.
Tout le monde a naturellement pensé à Tchernobyl. « Ces incidents nous ont porté un important préjudice commercial, le nom de Tricastin a vu son image altérée, se rappelle Henri Bour, le président du syndicat vigneron. Tandis qu’EDF refusait de nous entendre, l’Inao a pris très au sérieux notre volonté de sortir de cette impasse. » Le 17 novembre 2010, l’AOC a donc pris le nom de Grignan-les-Adhémar et en a profité pour réviser le cahier des charges de l’appellation. « Les vignerons se sont fixé des objectifs plus ambitieux : le désherbage total des vignes est désormais interdit afin de permettre un meilleur travail du sol. Aujourd’hui, le quart des caves coopératives présentes dans l’AOP Grignan-les-Adhémar est certifié en agriculture biologique« , souligne Henri Bour comme pour faire un pied de nez au nucléaire voisin.

DÉTONATIONS ET DÉGAZAGE À TRICASTIN

Pour autant, même rebaptisé, le vignoble n’est pas à l’abri d’une nouvelle alerte. Le soir du réveillon du 31 décembre 2014, un réacteur de la centrale du Tricastin s’est mis en arrêt d’urgence. Un dégazage a été accompagné d’un immense panache de fumée suivi de bruits assourdissants et de détonations entendues jusqu’à 12 km à la ronde. Dans la foulée, l’organisation écologiste Next-Up a mesuré des rejets de radioactivité dans l’air, qu’EDF a réfutés. Deux mois après, EDF a néanmoins reconnu publiquement des rejets radioactifs de tritium dans la nature.
Cette multiplication d’incidents ou de rejets non contrôlés pose la question fondamentale de la surveillance spécifique des vignobles situés à proximité des centrales nucléaires. Existe-t-il un protocole ? Malgré nos demandes répétées d’interviews auprès du Bureau information des publics de l’Agence de sécurité atomique, nous n’avons obtenu aucune réponse, l’agence se contentant de nous renvoyer vers son site internet.

La difficulté d’accéder aux informations ne concerne pas que les centrales nucléaires. Difficile, en effet, de se renseigner sur les risques de contamination des sites de stockage de déchets nucléaires. Les associations écologistes peuvent en témoigner. Ce sont elles qui ont dénoncé, dès 1992, les risques de contamination des terres ou des nappes phréatiques depuis la mise en service du Centre de stockage de déchets nucléaires de Soulaines-Dhuys, près de Troyes. Les viticulteurs de la Côte des Bars, eux, ne s’en étaient pas souciés. Pourtant, le site de stockage est situé à moins de 15 km des vignes. Depuis, les vignerons champenois s’efforcent d’éviter la langue de bois.
Béatrice Richard, viticultrice à Essoyes et présidente du Syndicat général des vignerons de la Côte des Bars, déclare ainsi, le 8 avril 2013, dans L’Est Éclair que « le champagne de l’Aube n’est pas radioactif. Il n’y a aucun problème de dépassement de rejet ou de dangerosité« . La vigneronne n’est pas devenue une pro-nucléaire. En réalité, elle s’appuie sur les études menées par un laboratoire indépendant financé par le Comité interprofessionnel des vins de Champagne (CIVC) qui réalise des mesures très précises des rejets dans l’eau, dans l’air et dans le sol du vignoble champenois autour du fameux site de stockage.

LA CHAMPAGNE CONTRE LE STOCKAGE NUCLÉAIRE

La question du stockage des déchets est en effet suivie de très près par le CIVC. Les vignerons ne veulent surtout pas voir le nucléaire menacer l’image de leur vin (près de 4,75 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2015). En 2011, une enquête publique a été exigée par le CIVC lors de l’annonce de la création d’un site de stockage de déchets radioactifs à Morvilliers, toujours dans l’Aube. Le CIVC a clairement soulevé le problème de la contamination possible du vignoble situé à seulement 4 km de l’emplacement du site retenu.
Le débat s’est poursuivi en 2015 avec le projet d’agrandissement de l’ancien centre d’étude du CEA de Pontfaverger-Moronvilliers, actuellement fermé, au pied de la Montagne de Reims, ce parc naturel régional qui jouxte à l’est la Cité des sacres. Le site devrait permettre de stocker des déchets radioactifs, ce qui inquiète de CIVC. Mais le vignoble champenois fera-t-il fléchir EDF ? À l’heure où l’État envisage de prolonger la vie des centrales, de dix, voire de vingt ans supplémentaires, ce débat sur la cohabitation du vin et de l’atome ne fait sans doute que commencer.
Éric Angelot, président du Syndicat des vins du Bugey : « Nous voulons corriger une injustice »
La RVF : Vous avez demandé à EDF de rebaptiser la centrale du Bugey en centrale de Saint-Vulbas, pourquoi ?
Éric Angelot : Parce que depuis 1958, année d’attribution de l’AOVDQS pour nos vins, le nom du Bugey est associé au vignoble. Il est donc plus simple que la centrale située sur la commune de Saint-Vulbas change de nom. Et non pas notre appellation, comme ce fut le cas pour l’AOC Tricastin.
La RVF : Vous avez donc décidé d’interroger le gouvernement sur ce sujet. Où en est votre dossier ?
Éric Angelot : Oui, le 29 avril 2014, Étienne Blanc, député de l’Ain, a interpellé le gouvernement sur la possibilité de faire changer la dénomination de la centrale de Saint-Vulbas afin de ne plus créer de confusion entre les deux activités, surtout depuis la reconnaissance en 2009 des vins du Bugey en AOC.
La RVF : Avez-vous reçu une réponse favorable ?
Éric Angelot : Hélas ! non. Le 24 février 2015, le ministre de l’Agriculture nous répondait en arguant d’une coexistence de 40 ans avec la centrale. Il considérait que cela n’avait pas créé d’obstacle au développement des vins du Bugey. Ce qui est totalement inexact. Nous  allons donc poursuivre nos actions pour corriger cette injustice.
> Cet article est issu de La Revue du vin de France N°602. Abonnez-vous pour découvrir nos dossiers plusieurs mois avant leur mise en ligne.

L’abus de l’alcool est dangereux pour la santé, sachez consommer avec modération.

http://www.larvf.com/vin-vignoble-nucleaire-viticulture-debat-radioactivite-catastrophe-pollution-environnement,4518432.asp