L’HISTOIRE À REBONDISSEMENTS DU TRAIN FANTÔME STRATÉGIQUE RUSSE

Train russeIl y a trente ans s’achevait le programme soviétique d’essai d’une arme stratégique unique: le complexe ferroviaire lance-missiles RT-23 UTTKh Molodets (code Otan SS-24 Scalpel).

Ce train, capable de tirer trois missiles intercontinentaux, a donné de véritables maux de tête aux responsables de renseignements occidentaux. Compte tenu de l’immense étendue des voies ferroviaires en URSS et du nombre de trains en circulation, il était impossible d’identifier, parmi eux, un système de lancement camouflé en wagon de train.

Au moment de l’effondrement de l’URSS, la Russie disposait de trois divisions lance-missiles: 12 trains avec 36 vecteurs. En 1993, la Russie a accepté de signer le Traité de réduction des armes stratégiques START II prévoyant le recyclage de tous les missiles RT-23. Entre 2003 et 2007 ont été détruits tous les Scalpel sauf deux, gardés comme pièces de musée. Ils semblaient inutiles à l’époque. On s’en est souvenu en 2010 quand les relations entre la Russie et l’Occident ont commencé soudainement à se dégrader: en décembre 2013, la presse a évoqué la renaissance de ces missiles en Russie sur une nouvelle base technologique. Et en juillet 2017, le vice-premier ministre russe Dmitri Rogozine a annoncé que la Russie était prête à construire de nouveaux complexes ferroviaires dans le cadre du projet Bargouzine.

Un train pas comme les autres

Le missile en question est un complexe stratégique ferroviaire mobile qui ne se distingue en rien d’un train de marchandises normal. Ses wagons transportent pourtant des missiles intercontinentaux chargés, des postes de commandement, des systèmes techniques et technologiques, ainsi que des moyens de communications avec les effectifs — des officiers missiliers. En cas de risque de guerre nucléaire, les trains stratégiques sortent en patrouille et se fondent dans le flux des autres trains. En cas d’ordre de tir le train s’arrête et se prépare à l’attaque. Les trappes de trois wagons s’ouvrent et les mécanismes cachés à l’intérieur placent les silos de missiles en position verticale. Quelques minutes plus tard, trois missiles sont tirés en direction de l’ennemi, soit au total 30 ogives à guidage individuel d’une puissance de 550 kt chacune.

Le train stratégique a été conçu en URSS par le Bureau d’étude Ioujnoe. Les constructeurs en chef étaient Vladimir et Alexeï Outkine. L’objectif des frères était peu commun: faire entrer un missile avec un vecteur pesant plus de 150 tonnes dans un train ordinaire. Sachant que le complexe lance-missiles devait pourvoir circuler à 120 km/h. Ce problème a été résolu en créant pour le complexe des châssis renforcés et des dispositifs de déchargement spéciaux pour répartir le poids sur les wagons voisins. Ainsi, le train pouvait circuler sans risquer d’endommager la voie ferrée. En fin de compte, le Scalpel ressemblait à un train normal composé de wagons de refroidissement, de poste et de passagers. 14 wagons roulaient sur huit paires de roues, et 3 wagons sur quatre paires. Grâce à toutes ses réserves, le train pouvait fonctionner en autonomie jusqu’à 28 jours.

Les vols d’essai des missiles se sont déroulés en 1985-1987 sur le cosmodrome de Plessetsk. Au total, 32 lancements et 18 sorties du complexe ferroviaire sur le réseau ferroviaire soviétique ont eu lieu. Dans le cadre de l’exploitation d’essai, ils ont parcouru plus de 400.000 km dans toutes les zones climatiques du pays — de la toundra aux déserts. Pendant tout ce temps, l’existence des trains est restée secrète pour les renseignements occidentaux. Les trains lance-missiles étaient bien camouflés. L’unique signe extérieur qui trahissait leur destination était la configuration inhabituelle du train, qui était tracté par trois locomotives. Néanmoins, parfois, même les experts ferroviaires n’arrivaient pas à comprendre ce qui n’allait pas avec ce train.

Officiellement, le Scalpel est entré en service en 1989. A ce moment, cinq régiments lance-missiles étaient déjà déployés: quatre dans la région de Kostroma et un dans la région de Perm.

Dans les années 2000, conformément aux accords internationaux, a commencé le démantèlement des complexes ferroviaires lance-missiles. Le commandement des troupes des missiles stratégiques russes (RVSN) a décidé de miser sur les complexes mobiles terrestres Topol-M en tant que base de la composante mobile des forces de dissuasion nucléaires. Cependant, il s’est avéré par la suite que les missiles terrestres étaient plus faciles à identifier que les trains lance-missiles pouvant «se perdre dans la foule». En 2012, l’Institut de Moscou des technologies thermiques a entamé la conception d’un nouveau train stratégique.

Riposte garantie

On trouve peu d’informations sur le futur train lance-missiles dans les sources ouvertes, mais on sait déjà qu’un tel complexe ferroviaire embarquerait six missiles intercontinentaux — très probablement des RS-24 Iars (code Otan SS-X-29) à trois étages à combustible solide, également mis au point par les spécialistes de l’Institut de Moscou des technologies thermiques. Un seul de ces missiles est capable de tirer entre 3 et 6 ogives d’environ 300 kt chacune à 12.000 km. C’est moins que le Scalpel, mais un Iars pèse deux fois moins lourd, ce qui facilite son montage et son transport dans un wagon standard. De plus, une seule locomotive sera utilisée pour la traction, ce qui facilitera l’exploitation du train et le rendra moins visible. On suppose que le nouveau train stratégique pourra se déplacer à travers tout le pays en parcourant mille kilomètres par jour.

En novembre 2016, les essais de la version du missile spécialement conçue pour le train stratégique se sont déroulés avec succès sur le cosmodrome de Plessetsk. Un seul Bargouzine équivaudra à un régiment lance-missiles, et une division des RVSN devrait inclure cinq régiments — soit 30 dispositifs de lancement. Très probablement, les travaux sur le train lance-missiles seront financés dans le cadre du Programme public d’armements pour 2018-2025 et il pourrait entrer en service d’ici 2020-2021.

«Dans les conditions de déploiement par les USA de nouvelles armes de précision, y compris sur le territoire américain, la possession de trains stratégiques sera un atout pour nous, analyse Igor Korottchenko, rédacteur en chef du magazine Défense nationale. Car ces trains créent un facteur d’incertitude. Couplés aux missiles terrestres mobiles, les trains stratégiques sont une réponse au concept américain de frappe de désarmement globale par des moyens non nucléaires, essentiellement par des missiles de croisière. Cette doctrine implique l’élimination du commandement militaro-politique du pays, des postes de contrôle des forces, des silos de lancement par une seule frappe puissante. Mais si l’ennemi ne possède pas les coordonnées exactes de ces systèmes de lancement, le concept ne fonctionne pas.»

De plus, même en éliminant entièrement la triade nucléaire russe par une frappe de missiles massive, l’éventuel ennemi ne pourrait pas priver les RVSN de leur capacité de riposte. Des kilomètres de voies ferrées russes passent sous des tunnels de roche qui peuvent être utilisés comme abri pour les trains stratégiques. Et rien ne garantit qu’après l’attaque, un seul train fantôme ne tirera pas contre l’agresseur tous ses missiles depuis un point de lancement dans l’Oural.

https://fr.sputniknews.com/defense/201708281032823153-russie-train-fantome-histoire/