Au-delà du rôle joué par la diplomatie, et si le calendrier et les modalités de la détente restent encore à préciser, le revirement aussi soudain que spectaculaire du régime de Pyongyang s’explique aussi par ses innombrables difficultés économiques.
C’est le branle-bas. Les rendez-vous s’accélèrent. Les gestes symboliques se multiplient avant la rencontre au sommet entre Kim Jong-un et Donald Trump, dont le lieu et la date ont été décidés mais pas encore annoncés. Les diplomates s’activent comme s’il fallait vite engager le régime de Pyongyang et prendre au mot le «Grand Successeur», qui a souscrit à l’objectif d’une «dénucléarisation complète de la péninsule» lors du sommet de Panmunjom le 27 avril. Le ministre chinois des Affaires étrangères s’est rendu en Corée du Nord la semaine dernière, notamment pour préparer la venue du président Xi Jinping à Pyongyang. Tokyo accueillera mercredi une réunion trilatérale entre les chefs de gouvernement chinois et japonais et le président sud-coréen, Moon Jae-in. Ce dernier sera à Washington le 22 mai pour un échange avec le président américain, préalable au sommet historique entre Trump et Kim. Moon veut aller vite, il l’a d’ailleurs indiqué à Kim, et entend conserver son rôle de facilitateur entre les deux grands ennemis au comportement imprévisible.
«Sans plus tarder»
Le sommet inter-coréen et les jours qui l’ont suivi n’ont pas levé toutes les ambiguïtés qui entourent la question cruciale de la dénucléarisation et de son calendrier. «Cela ne pouvait pas être précisé à Panmunjom, qui n’était qu’une rencontre préparatoire. Les détails seront présentés lors de la réunion entre Kim et Trump», assure Cheong Seong-chang, professeur à l’institut Sejong de Séoul. Cet expert des questions nucléaires et du système politico-militaire du Nord a souvent conseillé la présidence sud-coréenne et les ministères de l’Unification et de la Défense. Il ne doute pas des intentions de Kim Jong-un. «Il sait très bien ce que les États-Unis et la Corée du Sud lui demandent. S’il n’était pas prêt à accepter une dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible, il n’avait aucune raison de venir rencontrer Moon, puis Trump.»
Mercredi, lors de son investiture, le nouveau secrétaire d’État américain, Mike Pompeo, a bien pris soin de répéter que le «démantèlement du programme d’armes de destruction massive de la Corée du Nord» devait être réalisé «sans plus tarder». Et d’ajouter : «Il est temps de régler ça une bonne fois pour toutes. Un mauvais accord n’est pas une option.» À Séoul, Cheong Seong-chang rappelle que «Mike Pompeo, qui est un faucon, a déjà rencontré Kim Jong-un longuement fin mars, début avril, notamment pour parler très clairement de la dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible. Il s’est rendu compte alors que le leader nord-coréen était quasiment prêt à accepter cette demande des États-Unis. Pompeo était d’ailleurs satisfait de sa rencontre avec lui».
«Sincérité»
La sincérité du régime de Pyongyang et le respect de son engagement sont l’objet de toutes les interrogations du moment. Combien d’accords passés sont restés lettre morte ? En février 2012, les États-Unis de Barack Obama étaient parvenus à une entente après des semaines de tension avec le Nord. En échange d’une suspension du programme nucléaire nord-coréen, Washington s’engageait à livrer 240 000 tonnes d’aide alimentaire. Un mois et demi plus tard, le texte était caduc : Pyongyang lançait un nouveau missile pour le centième anniversaire de la naissance du père fondateur, Kim Il-sung. Et Obama retournait à sa politique de «patience stratégique» qui a révélé toute sa vacuité. «Cette fois, il n’a pas d’autre choix que de négocier, répond Cheong Seong-chang. S’il continue le développement du programme nucléaire, l’économie nord-coréenne va sérieusement se détériorer et s’il y a à nouveau des difficultés, voire une famine, le soutien et la fidélité des cadres et du peuple vont s’éroder.»
Comme le montrait fin avril l’Institut économique coréen d’Amérique (KEIA) dans une note détaillée, le commerce transfrontalier entre la Corée du Nord et la Chine, dernier grand partenaire commercial de Pyongyang, est en chute libre. Selon des données des douanes chinoises, les échanges officiels avec la Corée du Nord se sont effondrés en mars, avec seulement 12 millions de dollars d’importations en provenance du Nord et 143 millions de dollars d’exportations. Soit une chute de 89 % par rapport à la même période l’année dernière. C’est à l’aune de ces chiffres qu’il faut comprendre le voyage inédit que Kim Jong-un a effectué en secret à Pékin, fin mars, avant que l’expédition ne soit révélée.
«Après le sixième essai nucléaire nord-coréen [le 3 septembre 2017], Pyongyang a commencé à comprendre combien les sanctions internationales pouvaient frapper réellement l’économie nationale, poursuit Cheong Seong-chang. Et le dernier lancement d’un missile balistique intercontinental (ICBM), le 28 novembre, a provoqué un isolement presque total de son économie, avec des risques de faillite. Kim Jong-un n’est pas idiot. Il a remanié son équipe, en remplaçant plus d’un quart des élites de la direction du régime. Il a mis en avant les experts économiques pour faire face aux sanctions.» Le 21 avril, lors de la réunion du Parti des travailleurs, Kim a certes annoncé la suspension des tirs d’ICBM, des essais nucléaires, et le démantèlement du site de Punggye-ri, mais il a également beaucoup parlé d’économie, indiquant une inflexion de la politique «byungjin». Adoptée en 2013, cette stratégie vise le «développement parallèle des armes nucléaires et de l’économie». Le premier but atteint, selon Pyongyang, et la Corée du Nord étant devenue de facto une puissance nucléaire, Kim entend désormais se concentrer sur le second volet. Notamment pour répondre aux attentes des élites et de ceux qui ont commencé à profiter d’un timide début de libéralisation de l’économie. La hausse du niveau de vie des habitants, qui figure au cœur des objectifs du Byungjin, est peut-être vue aussi comme le moyen de faire taire les mécontentements.
Récemment, la presse coréenne, comme certains experts ces dernières années, avance que Kim Jong-un réfléchirait à une ouverture à la mode vietnamienne quand, en 1986, Hanoi avait lancé le «Doi Moi» («renouveau») pour réformer et libéraliser son économie. Il en aurait parlé à Moon Jae-in lors de leur tête-à-tête du 27 avril. Séoul, de son côté, a élaboré un plan détaillé pour une «nouvelle carte économique de la péninsule» avec des projets pour l’énergie, les transports, le tourisme, etc. En arrivant à la Maison Bleue (la présidence sud-coréenne) il y a un an, Moon Jae-in avait tendu la main au régime nord-coréen et inscrit sur sa feuille de route quinquennale la création de zones industrielles communes, le développement de réseaux de circulation le long des côtes Est et Ouest. Le 27 avril, à Panmunjom, il a exposé ses plans au dirigeant nord-coréen, animé des mêmes volontés de développement.
Kim est-il en train de brader ses bombes atomiques et ses ICBM, considérés comme sa seule assurance-vie, contre des chantiers économiques tous azimuts que les Sud-Coréens ambitionnent de développer ? «La Corée du Nord n’a pas vraiment besoin d’armes nucléaires pour sa survie. Elle possède un arsenal biochimique, note Cheong Seong-chang. Si les États-Unis l’attaquent, elle peut riposter en ciblant le Japon ou la Corée du Sud. Washington ne peut donc pas se lancer dans cette attaque.» Mais les États-Unis peuvent exiger l’annihilation de toutes les armes de destruction massive, comme l’a indiqué la semaine dernière Mike Pompeo. Si Pyongyang acceptait, le régime se retrouverait alors sans bouclier, sans aucune dissuasion. Kim Jong-un archiverait alors le grand dessein de son grand-père, Kim Il-sung, qui, dans les années 80, s’était lancé dans la grande aventure balistico-nucléaire pour assurer la survie de la République populaire de Corée.
Depuis le début de l’année, le jeune dictateur a opéré une mutation. Il a remisé ses insultes et ses menaces pour endosser la bonhomie du leader autoritaire souriant, à mille lieues du parrain de la terreur. Dans le même temps, le régime, jadis claquemuré dans sa citadelle de Pyongyang, s’est lancé dans une offensive diplomatique : il a accueilli des délégations étrangères, ouvert des canaux de négociation et envoyé ses plus hauts représentants à l’étranger. À l’instar de Kim Yo-jong, la sœur du leader nord-coréen, qui a incarné cette opération de charme lors des JO de Pyeongchang, en Corée du Sud.
Guerre froide
Dans cette mise en scène de la réconciliation, Kim poursuit le but d’arracher un traité de paix et un pacte de non-agression au Sud et aux États-Unis. Et de mettre un terme à une guerre froide longue de soixante-cinq ans. «Les leaders se sont mis d’accord pour déclarer la fin du conflit cette année, assure Cheong Seong-chang, qui a planché sur ces scénarios pendant de nombreuses années. Et quand la dénucléarisation sera achevée et que l’on transférera les armements nucléaires de la Corée du Nord dans un pays tiers, on signera alors un traité de paix en bonne et due forme. Le transfert des armes est une méthode rassurante pour la dénucléarisation. Une fois que c’est fait, on peut se concentrer sur la paix. Le sommet américano-nord-coréen peut être un miracle qui était impensable l’année dernière.» Pour la dynastie des Kim, ce serait une révolution. Ou un suicide.
Arnaud Vaulerin envoyé spécial à Séoul
http://www.liberation.fr/planete/2018/05/06/corees-qui-veut-le-peze-prepare-la-paix_1648254
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