CLIMAT : RESTER SOUS LA BARRE DE 1,5 °C IMPOSE DES CHOIX RADICAUX SUR LA CONSOMMATION

Le Giec estime qu’il faut limiter à 1,5 °C l’augmentation de la température terrestre par rapport à l’ère préindustrielle si l’humanité ne veut pas affronter un emballement climatique. Le cabinet d’étude B&L évolution a fait la liste des actions à mener pour y parvenir. Nous en sommes loin.

Ce jeudi 4 juillet, le Jiec — Journalistes d’investigation sur l’écologie et le climat — publie simultanément une troisième série d’articles, que vous pourrez lire sur Reporterre et les sites de nos partenaires : Basta, Mediapart, Politis et la revue Projet. Les liens vers les travaux sont à retrouver à la fin de cet article.

Que faudrait-il faire pour rester sous les 1,5 °C et éviter ainsi l’emballement climatique ? C’est à cette épineuse question que s’est attelé le cabinet d’étude B&L évolution. Les ingénieurs Charles-Adrien Louis et Guillaume Martin ont patiemment traduit en mesures concrètes le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Limiter le chauffage des bâtiments à 17 °C après 22 h, interdire la vente de véhicules consommant plus de 2 l/100 km en 2027, interdire tout vol hors d’Europe non justifié, limiter l’achat de vêtements neufs à 1 kg par personne et par an… À l’arrivée, leur constat est sans appel : « Une trajectoire compatible avec un réchauffement climatique limité à 1,5 °C est très improbable ».

« En lisant le rapport du Giec en octobre 2018, j’ai compris que les scientifiques nous expliquaient que, en gros, c’était mort pour les 1,5 °C, se rappelle Charles-Adrien Louis. Pourtant, les associations écolos restaient sur une ligne “c’est encore faisable”. » Ainsi, lors de l’arrivée du tour Alternatiba à Bayonne, les activistes du climat ont planché sur des mesures à revendiquer pour rester sous les 1,5 °C. Sauf que, « d’après moi, elles permettaient tout juste de rester sous les 3 °C, raconte l’ingénieur. Je leur ai dit, et c’était la première fois que je sentais qu’ils percutaient le gros décalage entre leur discours et leurs propositions. Ils restaient en quelque sorte dans une logique des petits pas. » Deux mois — et quelques week-ends de travail acharné — plus tard, paraissait le rapport « Comment s’aligner sur une trajectoire compatible avec les 1,5 °C ? », 36 pages étayées de graphiques afin d’« aider à comprendre l’ampleur des efforts à réaliser afin que chacun puisse juger de leur faisabilité ou de leur réalisme dans le contexte actuel ».

Ne pas dépasser 3,7 tonnes de CO2 par habitant et par an en 2030

Le duo de B&L évolution n’en était pas à son coup d’essai. Depuis la création du bureau d’études, en 2010, les deux comparses ont eu à cœur, en parallèle de leur métier de consultant en développement durable, « d’interpeller le grand public » sur des problématiques écologiques. Avec leur regard et leurs outils d’ingénieurs. En 2012, ils ont par exemple réalisé le bilan carbone de l’élection présidentielle ; quelques années plus tard, ils ont examiné les effets de la loi de transition énergétique. « Dès le départ, dans notre ADN, on était engagés », souligne Charles-Adrien Louis, longtemps investi au sein de l’association Avenir climatique, avant de rejoindre Alternatiba et ANV-COP21. Il se définit comme une interface entre les chercheurs et la société civile : « Notre objectif est de comprendre le discours des scientifiques, de le synthétiser et de le rendre plus compréhensible pour le grand public », explique-t-il.

L’empreinte carbone des Français en 2019 et celle qu’elle devrait être en 2030 pour conserver la trajectoire de 1,5 °C d’augmentation.

Afin de traduire les centaines de pages rédigées par les experts du Giec en une liste d’actions, les ingénieurs sont partis du budget carbone que les Français peuvent encore « dépenser » avant que les émissions de gaz à effet de serre ne nous emmènent au-delà des 1,5 °C. « Le Giec estime que l’humanité ne doit pas émettre plus de 500 milliards de tonnes de CO2 d’ici la fin du siècle, dit Charles-Adrien Louis. Mais, comment répartition cegâteauentre les pays les plus pollueurs et ceux qui émettent bien moins aujourd’hui ? » Autrement dit, divise-t-on l’ensemble de ce budget carbone par le nombre d’êtres humains ? Prend-on en compte les différences de consommation entre pays ? Ou encore fait-on « payer » la dette climatique aux pays industrialisés, largement responsables du changement climatique ? Les ingénieurs ont fait une sorte de moyenne, et sont parvenus au chiffre de 3,7 tonnes de CO2 par habitant et par an en 2030, soit le tiers de ce qu’elle est aujourd’hui. « Si tout le monde était à égalité, ce serait 3 tonnes par habitant, et si on maintenait les inégalités, ce serait 4,5 tonnes », précise le consultant. Autre difficulté : prendre en compte les émissions importées, liées à la fabrication de biens de consommation à l’étranger, peu documentées. En 2017, les émissions de gaz à effet de serre territoriales étaient de l’ordre de 6,6 tonnes de CO2 par habitant, mais de 10,5 tonnes de CO2 en intégrant ces émissions importées.

Ensuite, en s’appuyant sur la stratégie nationale bas carbone, les ingénieurs ont réparti le budget par activité. Le secteur des transports, qui émet aujourd’hui plus de 130 millions de tonnes de CO2, ne devra plus en relâcher que 31 en 2030, soit une diminution de 76 %. Des réductions similaires sont à effectuer dans le résidentiel, le tertiaire, les biens de consommation (vêtements, informatique, gros électroménager). Une fois ces différentes trajectoires posées, il ne restait plus qu’à mettre en face des mesures permettant d’atteindre l’objectif fixé.

« Ça devient compliqué quand on dit aux gens qu’on va moins prendre sa voiture, ou ne plus prendre l’avion » 

Ainsi, afin de diminuer de 38 millions de tonnes de CO2 les émissions des logements d’ici à 2030, il faudrait :

  • Créer 50.000 emplois par an dans le bâtiment pendant dix ans, afin d’augmenter rapidement le nombre de logements rénovés, et rendre obligatoires les travaux à très haute performance environnementale ;
  • Passer de 200.000 à 1.000.000 de rénovations par an d’ici 2027 puis maintenir ce taux ;
  • Passer de 400.000 à 1.200.000 équipements de chauffage renouvelés par an d’ici 2026, puis maintenir ce taux. Les renouvellements ne peuvent se faire qu’en chauffage solaire, géothermique, pompe à chaleur air/eau, bois ou alimenté au biogaz. En 2026, interdire le chauffage au fioul ;
  • Proscrire l’utilisation en saison froide des résidences secondaires ;
  • Interdire la construction de maisons individuelles, sauf habitat léger. Les constructions neuves sont exclusivement de l’habitat collectif. Favoriser la cohabitation, l’intergénérationnel, et limiter l’espace par habitant à 32 m².
  • Passer la température moyenne de 21 °C à 19 °C dans les logements. En 2025, couper les chauffages non décarbonés entre 22 h et 6 h pour atteindre une température moyenne de 17 °C dans les logements ;
  • Passer progressivement de 4 à 2 kWh d’électricité par jour et par personne. Instaurer une taxation progressive pour garantir à tous l’accès au premier kWh et décourager de consommer plus de 3-4 kWh d’électricité par jour.

« Pour chaque secteur, nous avons regardé ce qui était faisable au maximum de l’efficacité, par exemple, la rénovation énergétique. Puis, tout le reste, il faudra le faire avec la sobriété, donc que les gens chauffent moins, qu’ils habitent à plus nombreux par maison, dit Charles Adrien Louis. Ces mesures comportementales sont nécessaires, et c’est elles qui font le plus réagir. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut rénover, mais ça devient compliqué quand on dit aux gens qu’on va moins prendre sa voiture, ou ne plus prendre l’avion. »

De fait, à sa sortie, le rapport a d’abord été critiqué pour son approche centrée sur le consommateur plutôt que sur les industriels ou les politiques. Charles-Adrien Louis assume ce parti-pris : « C’est ce qui nous semblait le plus percutant, dit-il. Mais quand on dit aux gens qu’il faudra qu’ils achètent dix fois moins de vêtements, ça veut dire que les producteurs vont devoir en produire dix fois moins. » Leur étude n’entend d’ailleurs pas se substituer à un programme politique, elle n’est pas budgétée et ne comporte aucune analyse sociale ou économique. « Le but n’était pas de produire quelque chose d’acceptable ou de souhaitable socialement, mais de voir ce qui était possible, et de proposer un ensemble de mesures réalistes et cohérentes pour rester sous les 1,5 °C, explique-t-il. Reste aux associations et aux partis de s’en emparer et d’en faire un discours politique. » Malgré ces mises en garde, nombre de groupes écolos ont fait du rapport le socle de leurs revendications.

« Les mesures ne sont restrictives que si notre conception de la liberté est de consommer toujours plus » 

En bons ingénieurs, les co-auteurs ont en revanche pris en compte les contraintes techniques. La rénovation, le renouvellement du parc automobile, la conversion en agriculture bio… tout cela prendra du temps et doit donc « commencer dès à présent ». « Chaque année de retard rendra l’atteinte de ces objectifs encore plus complexe », insiste Charles-Adrien Louis. Ils ont également tenté de lever quelques freins sociaux : plutôt que de préconiser l’interdiction des voitures thermiques — « impossible car les gens conduisent non par choix mais par nécessité, parce qu’ils ont besoin d’accéder à des services, pour travailler » —, ils ont ainsi réfléchi à des propositions pour réduire notre dépendance au véhicule, telle l’obligation du télétravail deux jours par semaine « pour toute personne habitant à plus de 10 km de son lieu de travail ».

En France.

À sa sortie, le rapport n’a pas fait d’émules, demeurant dans la confidentialité des pages « Nos publications » du site de B&L évolution. Le buzz n’est venu qu’avec la reprise en infographie de l’étude par Novethic. Et avec la notoriété, les critiques. « On nous a accusés de prôner une dictature verte, parce que nos mesures seraient liberticides », se rappelle Charles-Adrien Louis. Les auteurs ont répondu à ces attaques dans une tribune publiée sur Reporterre, estimant que « les mesures ne sont restrictives que si notre conception de la liberté est de consommer toujours plus ». Une question de point de vue également : où est la liberté des milliards d’êtres humains qui ne prennent jamais l’avion mais souffrent des conséquences climatiques de ce mode de transport ?

« Que ce soit maintenant pour rester sous les 1,5 °C, ou dans quelques années, pour rester sous les 2 °C voire les 3 °C, nous devrons en passer par de telles mesures », estime Charles-Adrien Louis. Il s’agit donc de réfléchir à leur mise en place, afin qu’elles soient le moins injustes possible. « La problématique écologique, mais également la décroissance, constituent un cadre dans lequel on doit s’inscrire impérativement, puisque de toute façon nous allons toucher aux limites du système actuel, pense l’ingénieur. Il faut penser un système démocratique et social dans ce cadre écologique déterminé. » Et non l’inverse. Dans cette optique, le cabinet B&L évolution espère se pencher prochainement sur un rapport similaire à propos de l’adaptation au changement climatique. On en devine déjà le titre : « Comment (sur)vivre dans un monde à +3 °C ? »

Le Jiec — Journalistes d’investigation sur l’écologie et le climat — s’est donné pour mission de documenter les conséquences du changement climatique en France, et publie simultanément des séries d’articles. Voici ceux publiés ce jeudi 4 juillet :

  • « Le décalage entre dirigeants et écologues est immense » et La nature est une science humaine, sur Politis.
  • À Toulouse, des chercheurs sortent du labo pour le climat, sur Médiapart.
  • Face à l’urgence climatique, des régions mobilisent leur communauté scientifique pour mieux « impliquer les élus », sur Basta !.
  • Vivre et enseigner la transition : genèse d’un campus sur la revue Projet.

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Par Lorène Lavocat (Reporterre), publié le 4 juillet 2019

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