31 janvier 2020 – L’on sait que l’un des artefacts les plus symboliques pour caractériser “l’ère nucléaire” ouverte en juillet 1945 (expérimentation de la première bombe A) est l’“Horloge de l’Apocalypse” (Doomsday Clock), ou “Horloge de la Fin du Monde”, inaugurée en 1947 par le Bulletin of Atomic Scientists comme symbole et marque significative de cette publication dont le prestige auprès de la communauté scientifique n’a jamais été démenti.
L’irruption de l’atome et du nucléaire conçus comme moyens de destruction ayant été mesurée comme une catastrophe pouvant aller jusqu’aux extrêmes imaginables, jusqu’à l’“impensable” (extinction de l’espèce, dérèglement fondamental des conditions de vie, etc.), l’idée d’un artefact symbolique réglé sur minuit (“l’heure de la catastrophe”, succédané de “minuit l’heure du crime”) fut décidé pour caractériser la nouvelle publication lancée par un groupe de chercheurs (le Chicago Atomic Scientists Group) associés au Manhattan Project et conscients du nouveau danger ainsi apparu. C’est dire à nouveau le prestige et l’éminence du Bulletin comme référence fondamentale sinon exclusive dans le monde scientifique, dans le domaine des rapports des productions de la science fondamentale avec le domaine politico-militaire, essentiellement dans le chef des risques opérationnels d’une catastrophe nucléaire.
L’un des fondateurs du Bulletin définissait bien (en 1947) le caractère symbolique absolu de l’artefact et sa neutralité par conséquent, et non son caractère informationnel relatif à proprement parler, souvent porteur d’engagements politiques : « L’horloge du Bulletin n’est pas une jauge pour enregistrer les hauts et les bas de la lutte internationale pour le pouvoir ; elle est destinée à refléter les changements fondamentaux du niveau de danger continu dans lequel l’humanité vit à l’ère nucléaire… »
Quant aux mouvements de ce symbole, ils sont présentés de cette façon, reflétant symboliquement les hauts et les bas de la dangerosité des temps : « Le réglage original de l’horloge en 1947 était de sept minutes avant minuit. Elle a été déplacée en avant et en arrière 24 fois depuis lors, le plus grand nombre de minutes avant minuit étant de 17 (en 1991), et le plus petit de 100 secondes (1 minute et 40 secondes) en janvier 2020. »
Cette dernière précision est impressionnante : nous sommes, en 2020, dans la situation la plus alarmante depuis que l’horloge existe (1947). En 2015, l’horloge fut avancée en à 23H57, en 2017 elle fut avancée à 23H57’30”. En 2018, l’horloge fut avancée à 23H58’, à deux minutes de l’apocalypse, à égalité avec le moment de plus grande tension exprimé par ce symbole, 23H58’ en 1953 (année où apparut le bombe H, ou bombe thermonucléaire).
Le rapprochement des quatre dates (2015-2017-2018-2020), inédit dans une série aussi rapprochée pour ce symbole depuis sa création, agrandit l’impression de gravité et d’urgence à la fois. L’horloge n’est pas modifiée régulièrement mais selon les variations de tension identifiée par le comité de direction de la publication ; par exemple, elle est restée à 23H58’ de 1953 à 1960 et à 23H52’ de 1974 à 1980. Cette proximité 2015-2017-2018-2020 implique que la gravité de la situation est perçue d’une manière très intense, à un niveau record, et dans une dynamique d’aggravation très forte, sans précédent également, dans la séquence actuelle commencée avec les élections présidentielles US de 2015-2016. La présidente du comité de direction du Bulletin, qui dirige cette évolution, a été interrogée sur cette notation catastrophique donnée consécutivement à ces années très rapprochées, et notamment en 2018 et en 2020.
« Lors de la création de l’Horloge en 1947, la plus grande menace pour l’humanité était la guerre nucléaire alors que les États-Unis et l’Union soviétique se dirigeaient vers une course aux armements nucléaires. “Mais en 2007, nous avons senti que nous ne pouvions pas répondre à ces questions sans inclure le changement climatique”, a déclaré la présidente du Bulletin Rachel Bronson à CNN.
« Ces dernières années, le groupe de scientifiques et d’autres experts du Bulletin a commencé à se pencher sur d’autres “technologies perturbatrices”, notamment l’intelligence artificielle, la manipulation des gènes et les cyber-menaces, a déclaré M. Bronson.
« Bien que le changement climatique et la menace nucléaire restent les principaux facteurs, le Bulletin a identifié “les cyber-intrusions et les fausses nouvelles [FakeNews] comme un facteur de menace”, a déclaré M. Bronson. “L’environnement de l’information est devenu compliqué et il est de plus en plus difficile de séparer les faits de la fiction, ce qui a rendu toutes les autres menaces plus importantes”. »
Le Bulletin constitue dans le monde scientifique la plus haute autorité informelle et indépendante en matière de référence concernant le lien entre les réalisations scientifiques et les risques catastrophiques des événements politico-militaires. On retient de ces quelques indications que l’aggravation sans précédent et ultra-rapide de l’évaluation de la situation pour la séquence 2018-2020 est due essentiellement à un domaine assez vagues des “nouvelles technologies” de la communication, avec les actes agressifs des “cyber-intrusions”.
Mais il y a surtout et essentiellement pour notre propos l’intrusion, à l’intérieur de ce domaine qui s’est voulu jusqu’ici rigoureusement rationnel, d’un facteur non seulement subjectif mais totalement subjectiviste (c’est-à-dire méthodologiquement accepté comme subjectif) ; facteur non-scientifique, chaotique, dépendant d’un spectre de constats allant du stade de ce qui est perçue comme une identification rationnelle formelle (cas extrêmement rares de la FakeNews identifiée et mise à jour comme telle) à toute une gamme proliférante et hors de contrôle, d’évaluations subjectives d’actes de propagande, de simulacres, de manipulations, de montages jusqu’à des opérations de tromperies avérées (type falseflag). Au-delà de la désinformation et de la mésinformation, il en résulte une sorte de situation extrêmement fluide et incontrôlable, une sorte de “chaos de la communication” qu’on pourrait désigner sous le néologisme de “chaommunication”. (*) Ce terme engloberait essentiellement ce que nous avons déjà désigné comme quelque chose qui devient inconsciemment une sorte de “doctrine” sans aucune forme ni concept perceptibles, ni même sans corps identifiable, une doctrine liquide devenant gazeuse, le “FakeNewsisme” ou “doctrine de la FakeNews”.
C’est le principal apport, et apport révolutionnaire, que définit la présidente du Bulletin pour justifier l’avancement de l’horloge à 23H58’20”. Cette argumentation transforme complètement la démarche de la Doomsday Clock, qui se voulait une vision rationnelle d’un processus plongeant dans l’irrationnel de la destruction du monde par le nucléaire ; et voilà cette louable démarche absolument désintégrée par cette phrase de Rachel Bronson :
« L’environnement de l’information est devenu compliqué et il est de plus en plus difficile de séparer les faits de la fiction, ce qui a rendu toutes les autres menaces plus importantes. »
… En d’autres termes, la démarche scientifique qui prétend nous restituer le vrai (la vérité-de-situation) admet, dans ce domaine fondamental de l’évaluation rationnelle d’une situation d’intolérable risque irrationnel de l’apocalypse, qu’elle a totalement perdu la trace de ce qui peut être sûrement identifié comme une vérité scientifique. La valeur de l’objectivité reconnue comme universelle par le monde scientifique comme observateur métapolitique sinon métahistorique de la Doomsday Clock n’existe plus. Elle est désintégrée de son propre aveu par l’intrusion d’un phénomène, que nous reconnaissons aisément comme une obsession pathologique de notre temps exclusivement, de la FakeNews.
… Parce qu’enfin il faut s’interroger : pourquoi aujourd’hui seulement, la “fausse nouvelle” ? Pourquoi pas en 1953, autre pic d’alerte apocalyptique de la Doomsday Clock avec 23H53’, alors que le McCarthysme battait son plein à Washington cette année-là et s’affirmait comme la “vérité politique” admise officiellement puisque venant du Congrès sans la moindre protestation ni du pouvoir exécutif, ni de la Cour Suprême, puis s’effondrait brusquement dans les quelques mois suivants avec la disgrâce brutale et totale du sénateur McCarthy, qui devait mourir ignominieusement dans l’alcoolisme, trois ans plus tard, en 1956 ? Oui, pourquoi tout le système de l’américanisme ne dénonça-t-il pas aussitôt, conformément à la brutalité de sa chute, son action comme un simulacre nécessairement producteur de FakeNews ? Et dans ce cas, pourquoi la Doomsday Clock déplacée à 23H58’ en 1953 n’a-t-elle pas été aussitôt “remise à l’heure” (en 1954 par exemple) en fonction de la mise à jour du “FakeNewsisme” mccarthyste qui, dans sa folie anticommuniste, avait largement participé à la fixation du danger nucléaire à 23H58’ cette même année 1953 ? (Ce 23H58’ de 1953 dura jusqu’en 1960 sans changement malgré la mise à jour du simulacre McCarthy.)
EXTRÈMES DE LA TRAGÉDIE-BOUFFE
La différence fondamentale est donc que le “FakeNewsisme” (dont le mccarthysme était pourtant la version d’époque la plus structurée et la plus symbolique) n’existait pas en tant que tel, qu’il s’agit d’un ajout spécifique de notre époque. Alors qu’il était jugé négligeable, peu scientifique, d’un effet accessoire sur la dangerosité réelle de la situation en 1953, voilà que ce facteur est jugé aujourd’hui assez puissant, assez crédible, assez “rationnellement acceptable” pour jouer en 2020 le rôle fondamental, éclipsant tous les autres, de fixer la crédibilité des autres menaces. (« L’environnement de l’information est devenu compliqué et il est de plus en plus difficile de séparer les faits de la fiction, ce qui a rendu toutes les autres menaces plus importantes »).
Il s’agit d’une transformation radicale d’un fait basique, absolument primaire, ordinaire, courant et sans signification sinon celle des habitudes humaines, – la fausse nouvelle est, dans l’ordre du langage, le plus vieux simulacre du monde, aussi vieux que le métier fameux, – en un concept décisif qui paralyse la perception et désintègre absolument la réalité. Le fait que cet artefact-simulacre soit choisi d’une façon décisive par une institution symbolique de l’aspect le plus spectaculaire de la science officielle, pour agir sur la dangerosité de toutes les menaces, mesure l’importance qu’on lui accorde.
Mieux encore, – ou pire c’est selon, – la FakeNews mise en accusation aussi gravement, voire plus gravement dans sa dynamique et son influence par ses effets que l’arme nucléaire n’est pas identifiée avec un parti, une tendance, un bloc, etc., alors qu’il est nécessairement un agissement partisan et tendancieux, élaboré ou pas, qu’importe. Le Bulletin se présente officiellement, à l’origine, comme “neutre” par rapport aux tendances politiques. Il ne met pas en cause telle ou telle nation, telle ou telle politique, mais mesure la dangerosité objective d’une époque. La FakeNews est donc présentée comme un phénomène sans frontières, sans nationalités, sans idéologie, comme un fait objectif qui rend « toutes les autres menaces plus importantes ».
Cette absence d’identification se comprend et n’implique pas de conséquence trop importante du point de vue de l’engagement que certains attendraient du Bulletin : le fait nucléaire et la crise climatique/environnementale ne désignent aucun coupable particulier sans que cela gêne personne puisque la perception de ces menaces est effectivement de l’ordre de l’universel. La menace-FakeNews, c’est tout à fait différent, parce qu’elle est identifiée par le Système comme étant une arme monstrueuse des forces antiSystème, ce que le Bulletin n’indique en aucune façon (conformément à son habitude).
D’une certaine façon, on pourrait suggérer que le choix du Bulletin de nous avertir de l’extrême dangerosité crisique de notre époque en se référant à ce qui paraît par certains côtés une farce grotesque et d’autant plus grotesque qu’elle est chaotique, – le côté “bouffe” de la tragédie-bouffe, – que ce choix constitue la confirmation que cette époque est un gigantesque simulacre, comme d’autres diraient “un gigantesque canular”. Cela ne signifie pas du tout, pas un instant, qu’il ne s’agit pas d’une époque dangereuse, – plus elle est “bouffe”, plus est tragique, – mais plutôt qu’il est extrêmement difficile d’avoir une bonne mesure dans cette époque d’aujourd’hui de l’essentiel et de l’accessoire, de ce qui reste et change le cours des choses et de ce qui passe après un éclair faussaire, de ce qui est danger absolu de ce qui est comédie de passage. (Importance comme illustration de cette situation du personnage clownesque qu’est Donald Trump lorsqu’il annonce publiquement et avec fracas qu’il peut anéantir à volonté la Corée du Nord, l’Iran ou l’Afghanistan avec son armement nucléaire. Cela soulève quelques interrogations puis l’on passe à autre chose : tout compte fait, ce ne devait être que du FakeNewsisme.)
Mais plus encore, par ses habitudes de travail et donc son apparente “neutralité” (nous ne devons pas douter que le Bulletin appartient à la communauté scientifique, donc lié au Système), le Bulletin ne nous indique pas d’où viennent ces FakeNews alors que tous les organes et directions politiques du Système attribuent le FakeNewsisme à la seule dissidence antiSystème (et vice-versa pour la dissidence, certes, mais cette voix n’a pas d’écho pour le Bulletin, qui est une publication “sérieuse” dans le sein du Système). Involontairement, le Bulletin nous dit une vérité en désignant cette époque que d’aucuns nomment “époque de la post-vérité”, plutôt comme “l’époque de la post-réalité”, où aucune force, aucune puissance, aucune autorité ne peut prétendre à représenter la réalité qui importe à la science moderne, et à partir de quoi l’on ne manquerait pas, selon une démarche scientifique classique (c’est-à-dire moderniste) d’en déduire et de proclamer la vérité.
Cette “neutralité” permet d’accréditer la situation de la réalité désintégrée, et par conséquent l’absence de référence d’autorité et de légitimité selon une position dans la réalité du monde. Cela implique la possibilité enfin donnée à chacun, et essentiellement aux dissidents antiSystème, de chercher les éléments permettant de proclamer une vérité-de-situation qui soit aussi incontestable (même plus, souvent) que ce que proclame le Système. Le Bulletin acte la subjectivité totale du monde à cause du chaos que crée la puissance de la communication permettant de désintégrer la réalité, ce chaos de la communication s’inscrivant dans ce que nous avons désigné comme le “chaommunication”
En proclamant l’objectivité de la menace FakeNews, le Bulletin dément la culpabilité proclamée a priori de l’antiSystème et dénie au Système la légitimité de dire à lui seul la réalité. Mettre cela en évidence, c’est faire reculer le Système sur la voie de son effondrement, face à une vérité-de-situation révélée comme si déstabilisante. Le Bulletin et sa Doomsday Clock apparaissent, – fort involontairement mais qu’importe, – comme une puissante démonstration, puissante parce que symbolique, de ce que sont vraiment le caractère essentiel et la puissance fondamentale qui régissent notre époque. C’est la communication qui régit tout et détermine tout, et dans le chaos que ces événements ont développé et ne cesse d’alimenter elle a la part essentielle et décisive qui ne condamne nullement l’antiSystème et même lui donne une réelle légitimité face à l’évidence de la catastrophe que provoque la surpuissance du Système plus que jamais productrice d’autodestruction … Bienvenue à la “chaommunication”. (*)
Note
(*) “Chaommunication” ? La laideur et la difficulté de prononciation du néologisme ne lui assurent pas, y compris dans nos propos, une très longue vie… Pourtant, il a son sens et son droit de vivre ! On verra.
Publié le vendredi 31 janvier 2020
https://www.dedefensa.org/article/la-chaommunication-de-lapocalypse
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