« LE PROJET DE DÉMANTÈLEMENT DE L’INSTITUT DE RADIOPROTECTION ET DE SÛRETÉ NUCLÉAIRE CONSTITUE UNE DÉRIVE TECHNOCRATIQUE DANGEREUSE »

TRIBUNE – Alors que le projet de loi d’accélération du nucléaire arrive à l’Assemblée nationale, trois anciens présidents de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, dont le mathématicien Cédric Villani, pointent, dans une tribune au « Monde », la gravité des conséquences qu’entraînerait la suppression de l’IRSN pour la sûreté nucléaire

Engagés dans trois familles politiques différentes – socialiste, républicaine, écologiste –, nous avons en commun d’avoir été présidents de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst). Nous partageons une vision commune selon laquelle la science doit éclairer la démocratie, selon laquelle l’étude d’impact détaillée doit précéder la décision politique. À l’heure des désordres climatiques, de la pandémie de Covid-19, des sécheresses, des grands débats sur nos modèles agricoles et industriels, qui peut de bonne foi rejeter la pertinence de notre approche ?

Et si, sur l’avenir du nucléaire en France, nos considérations peuvent diverger, nous nous retrouvons aujourd’hui pour dire avec beaucoup de gravité que le projet de démantèlement de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), décidé brutalement, sans la moindre étude et en contradiction avec toutes les évaluations sérieuses de ces vingt-cinq dernières années, constitue une dérive technocratique dangereuse.

Ne croyez pas que ces paroles fortes soient prononcées à la légère, comme souvent aujourd’hui dans les débats politiques : au contraire, elles sont très soigneusement pesées. À quiconque contesterait notre légitimité en la matière, rappelons que l’Opecst est, de par la loi, l’organisme parlementaire attitré pour évaluer et contrôler le nucléaire civil, et, qu’à nous trois, nous comptons à notre actif quelque vingt années de présidence de cet organisme, sous cinq présidents de la République différents.

« Paralyser la sûreté »

Est-il sérieux de se lancer dans une modification aussi hasardeuse que profonde des liens entre expertise et décision, au moment même où notre pays a besoin d’avoir confiance dans ce système ? Est-il sérieux de demander à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) d’absorber, tambour battant, la majeure partie d’un institut trois fois plus gros que lui, au moment d’une relance annoncée du nucléaire ? Est-on assez naïf, au gouvernement, pour penser que la fusion d’organismes est un gage automatique d’efficacité, alors que tant d’exemples, à tous les niveaux d’administration, ont démontré le contraire ?

L’actuel projet, présenté en conseil de politique nucléaire, n’était ni attendu, ni réclamé, ni souhaité. Il est même en contradiction frontale avec l’avis rendu par la Cour des comptes en 2014. Il ne mesure pas les incidences de ce chamboulement qui pourrait « paralyser la sûreté », comme l’a dénoncé à une très forte majorité le conseil d’administration de l’IRSN. Il ne dit rien sur l’harmonisation des statuts du nucléaire, et incite nos experts et nos ingénieurs à quitter le navire, alors même que les déboires récents de l’EPR de Flamanville ont cruellement illustré notre perte de compétence dans le nucléaire.

À mots couverts, le gouvernement accuse l’IRSN d’être trop lent dans ses expertises. L’IRSN a pourtant rendu ses avis en temps et en heure, alors que les réponses du gouvernement aux questions légitimes de l’Opecst se sont quelquefois fait attendre des années, et ne sont parfois jamais venues.

Le gouvernement piétine le Parlement

On entend dire que l’IRSN outrepasse ses fonctions, mais que la nouvelle organisation garantira davantage de liberté aux experts en les protégeant sous le parapluie de l’indépendance de l’ASN. L’absurdité de la réponse en révèle l’hypocrisie. La liberté serait-elle la novlangue pour le démantèlement ?

En 1998, à la suite du rapport de Jean-Yves Le Déaut au premier ministre sur l’organisation de la sûreté et de la radioprotection, l’Opecst avait préconisé de séparer la mission de recherche du CEA [Commissariat à l’énergie atomique] de la mission d’expertise. Les raisons valables à l’époque le sont toujours aujourd’hui, mais le gouvernement ne semble pas l’avoir compris.

Tel était le plan soigneusement pensé : éviter les conflits d’intérêts, mais faire de l’IRSN le point de convergence entre l’expertise et la recherche, au service de la sûreté des installations nucléaires, mais aussi de la radioprotection, de la défense, du dialogue citoyen. Mais il aura suffi d’une réunion à huis clos, sans mission ni rapport ni visite de terrain, pour mettre à bas un mécanisme peaufiné par de longues discussions avec les acteurs de la filière, par plusieurs débats à l’Opecst et dans les commissions compétentes du Parlement, par trois lois successives entre 1999 et 2006, et par plus de quinze années de travail collectif.

En faisant exploser ce point de convergence, le gouvernement piétine le Parlement et méprise un institut de 1 700 professionnels dont la compétence a été maintes fois démontrée. Surtout, il organise un retour en arrière de près de quarante ans, à l’époque où la sûreté nucléaire en France était un objet de dérision.

Comme l’Opecst l’a souvent écrit, la transparence est la condition sine qua non de la confiance. Dans les grandes démocraties, c’est le Parlement qui assure le travail prospectif d’évaluation préalable des grandes décisions de société. Et celle-ci en est une, au croisement de la sécurité énergétique, du risque industriel, des enjeux de défense : elle engage toute la nation et ne doit pas être réservée à une poignée de décideurs aux pleins pouvoirs. Avant de décider une révolution à la hussarde de notre organisation en matière de contrôle et d’expertise sur la base de rumeurs, de grâce, laissez le Parlement évaluer les enjeux du système, les motivations d’une éventuelle réforme, et leur impact sur la qualité de notre dispositif.

Les signataires : Claude Birraux est ancien député Union pour un mouvement populaire ; Jean-Yves Le Déaut est anciensocialiste ; Cédric Villani est ancien député La République en marche, puis du groupe Écologie démocratie solidarité. Tous les trois sont d’anciens présidents de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques

Par Claude Birraux, Jean-Yves Le Déaut et Cédric Villani, publié le 06 mars 2023 à 12h02

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