LA RÉFORME DU MARCHÉ DE L’ÉLECTRICITÉ, AU CŒUR DE LA GUERRE DU NUCLÉAIRE ENTRE LA FRANCE ET L’ALLEMAGNE

L’Europe élabore un projet de loi censé contenir la volatilité des prix de l’électricité, mais la France et l’Allemagne s’opposent sur le nucléaire. 

Pour la France, qui doit moderniser son parc nucléaire, l’enjeu de la réforme du marché de l’électricité européen, en cours d’examen à Bruxelles, est majeur. Elle a convaincu la Commission de prendre en compte ses impératifs – le texte sur la table en atteste –, mais elle se heurte à une opposition farouche de nombre de ses partenaires, au premier rang desquels l’Allemagne. Quant à ses alliés traditionnels pronucléaires – des pays d’Europe de l’Est et la Finlande –, ils lui apportent aujourd’hui un soutien prudent. Elle a bien tenté, avant la pause estivale, de rassembler son camp, mais « la minorité de blocage autour de la France reste fragile », explique une source européenne.

Après la flambée des prix de l’énergie à l’été 2022, dans la foulée de la guerre en Ukraine, la Commission a présenté le 14 mars un projet de loi afin de contenir la volatilité des prix de l’électricité, dès lors qu’elle est décarbonée. Ce texte permettrait aux États membres de subventionner, sans contrevenir à la législation en matière d’aides d’État, la production d’énergie sur leur sol, qu’elle soit d’origine renouvelable ou nucléaire, qu’il s’agisse d’installations existantes ou futures. Il leur permettrait aussi de capter les superprofits des producteurs d’électricité lorsque les cours s’envolent.

Aujourd’hui, les ménages et les entreprises paient le kilowattheure au prix auquel il est produit dans la dernière centrale, souvent à gaz, mise en service pour répondre à la demande. La Commission propose un modèle alternatif qui leur permette de bénéficier des prix de l’énergie produite sur leur sol. Grâce à des contrats à long terme entre producteur d’électricité décarbonée et Etat, le second garantirait un prix fixe au premier. En vertu de ce mécanisme, le producteur reverserait à l’État les revenus engrangés si le cours sur le marché dépasse le prix garanti, et percevrait une compensation dans le cas contraire.

Pas la moindre avancée

Pour Berlin et ses alliés luxembourgeois ou autrichien, il est hors de question que Paris finance ainsi, à coups de subventions déguisées, son grand carénage, le programme de rénovation pour prolonger la durée de vie de ses centrales nucléaires. « Berlin a une peur panique que son industrie perde en compétitivité. Il veut maintenir des prix élevés de l’électricité pour que la France ne bénéficie pas du nucléaire », analyse un diplomate européen pronucléaire.

En revanche, l’Allemagne, qui multiplie les projets dans le renouvelable, est favorable à ce que le mécanisme imaginé par la Commission permette de subventionner la construction de futures installations de production électrique. Pour les alliés de la France, qui ne disposent pas d’un grand parc nucléaire existant et veulent surtout pouvoir soutenir financièrement la construction de nouvelles centrales, c’est le principal. « Paris risque d’être isolé dans son combat », décrypte une source européenne.

Lors du conseil européen des 29 et 30 juin, le chancelier Olaf Scholz et le président Emmanuel Macron ont évoqué le sujet sans parvenir à la moindre avancée. Ils devaient en discuter de nouveau le 3 juillet, en marge de la visite d’État du président français en Allemagne début juillet, mais l’Élysée a dû annuler le déplacement, à cause des émeutes qui ont suivi la mort du jeune Nahel. Depuis, malgré des contacts réguliers entre les deux capitales, la situation n’a pas évolué.

« En contrepartie, l’Allemagne veut pouvoir faire plus d’aides d’État », témoigne un diplomate européen. Elle envisage, notamment, de subventionner une partie des dépenses d’électricité des industries énergivores, à hauteur de 30 milliards d’euros d’ici à 2030, mais il lui faudrait, pour cela, l’autorisation de la Commission, ce qui n’est pas évident au vu des règles actuelles. « En Allemagne, l’énergie est d’abord d’origine fossile. Ce qui limite la portée du mécanisme imaginé par la Commission dans sa réforme du marché de l’électricité », poursuit cette source.

Réticences du Parlement Européen

La France affronte également les réticences du Parlement européen, dont la commission industrie a, le 19 juillet, amendé le projet de réforme afin de rendre plus difficile le soutien public aux centrales nucléaires existantes. « La France a perdu cette bataille en commission industrie, mais elle se rejouera en plénière en septembre et surtout au conseil », affirme l’eurodéputé macroniste Pascal Canfin, président de la commission environnement du Parlement européen.

Dans cette affaire, EDF n’a pas aidé le gouvernement : l’électricien a en effet fait la tournée des eurodéputés pour leur expliquer pourquoi il ne fallait pas que l’État puisse récupérer une partie de ses superprofits. L’Élysée n’a pas apprécié, et son secrétaire général, Alexis Kohler, l’a fait savoir en des termes peu amènes à la direction du groupe public. « Il est étrange, à Bruxelles, de voir l’État et EDF défendre des positions opposées quand l’État est actionnaire à 100 % d’EDF », ajoute Pascal Canfin.

Depuis que Berlin a décidé de sortir du nucléaire, après la catastrophe de Fukushima, en 2011, la France et l’Allemagne s’affrontent sur le sort de l’atome en Europe. C’est une guerre économique, politique et diplomatique qui n’en finit pas, et que le réchauffement climatique puis la guerre en Ukraine ont remise sur le devant de l’actualité. Elle se livre sur plusieurs champs de bataille que sont les divers projets de loi conçus pour décarboner l’économie européenne, renforcer son indépendance énergétique et lui éviter une flambée des prix de l’énergie comme celle de l’été 2022.

Des compromis complexes

Parfois, Paris remporte une manche, comme dans le débat épidermique sur l’inclusion du nucléaire dans la taxonomie, cette labellisation des activités vertes permettant d’orienter les investissements du privé. D’autres fois, c’est Berlin qui prend l’avantage, comme en témoigne le projet législatif présenté par la Commission le 16 mars, qui veut soutenir le développement d’une industrie décarbonée sur le Vieux Continent face aux offensives chinoise et américaine et ne prévoit pas de traitement de faveur pour le nucléaire. L’affaire n’est pas pliée – le texte doit encore être négocié au Parlement et entre les Vingt-Sept –, mais la copie de départ n’est pas favorable à Paris.

Régulièrement, les Européens trouvent des compromis complexes, qui permettent à chacun des deux camps d’y trouver plus ou moins son compte. Ainsi de la directive énergie renouvelable, qui prévoit que, d’ici à 2030, 42,5 % du bouquet énergétique européen proviendra des éoliennes et autres panneaux photovoltaïques. Adoptée mi-juin, après des discussions très dures, elle permet finalement à la France de tenir compte de l’hydrogène produit à partir de l’électricité nucléaire pour mesurer ses efforts. « Cela a été négocié dans la douleur et bricolé dans la dernière ligne droite. Mais il faudra remettre les choses à plat quand on devra se donner des objectifs pour 2040 », commente un diplomate européen.

Une autre bataille s’annonce, celle de la Banque européenne d’investissement (BEI) dont le prochain président doit être nommé d’ici à la fin de l’année. L’Élysée, qui milite pour que l’institution intervienne au-delà de son champ traditionnel et finance notamment le nucléaire, attend des candidats à la succession de l’Allemand Werner Hoyer qu’ils lui donnent des gages en ce sens. L’Allemagne voit les choses autrement…

Par Virginie Malingre, (Bruxelles, bureau européen), publié le 28 juillet 2023 à 04h00 

https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/07/28/la-reforme-du-marche-de-l-electricite-au-c-ur-de-la-guerre-du-nucleaire-entre-la-france-et-l-allemagne_6183650_3234.html