Retards, surcoûts, pertes de compétences, manque de motivation du personnel, problème de qualité des composants… ITER, le programme scientifique pharaonique censé démontrer la faisabilité de la fusion nucléaire à grande échelle, accumule les revers. Son nouveau directeur général, Pietro Barabaschi, entend mener une vaste réorganisation pour remettre le projet sur les rails. Il présentera une nouvelle feuille de route en juin prochain.
ITER, le gigantesque programme scientifique international de fusion nucléaire, verra-t-il vraiment le jour ? La question se pose quand on voit l’inquiétude du directeur général concernant la bonne tenue de ce gigantesque chantier de construction du réacteur expérimental de fusion nucléaire situé à Cadarache dans les Bouches-du-Rhône.
« Je dois avouer que le projet se trouve dans une situation très difficile », a, en effet, lâché Pietro Barabaschi, devant les parlementaires européens, mercredi 25 octobre.
Un inventaire calamiteux
Auditionné par la commission Industrie, recherche et énergie (Itre), l’homme qui a repris les manettes du projet il y a un an n’a pas mâché ses mots. En quelques minutes, il a dressé un inventaire très sombre du chantier en pointant pêle-mêle des « retards importants » dans les contrats de construction et dans les livraisons, engendrant des « coûts supplémentaires », des « pertes significatives de compétences internes dans des domaines clés », mais aussi la « perte de confiance importante envers l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) », la « qualité insuffisante de certains composants » ainsi qu’un « manque de motivation du personnel en raison d’objectifs inatteignables »…
« Mais nous pouvons le faire », a-t-il néanmoins assuré à ses auditeurs, en prenant pour exemple la récente prouesse d’une équipe de chercheurs japonais dans ce domaine. « J’en suis également convaincu, sinon je ne serai pas là », confirme, à La Tribune, Alain Bécoulet, directeur général adjoint et scientifique en chef du programme.
« Nous sommes à la limite de ce que l’humain sait faire »
Contrairement à la fission nucléaire, sur laquelle repose toutes les centrales nucléaires en fonctionnement dans le monde, la fusion nucléaire ne consiste pas à casser des noyaux lourds d’uranium pour libérer de l’énergie, mais à faire fusionner deux noyaux d’hydrogène extrêmement légers pour créer un élément plus lourd.
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Cette réaction doit alors permettre de générer des quantités massives d’énergie sous forme de chaleur, qui peut ensuite être transformée en électricité grâce à une turbine. L’un des chemins pour y parvenir repose sur le confinement magnétique. Cette approche consiste à faire chauffer un plasma à 150 millions de degrés et à le confiner grâce à des aimants extrêmement puissants, capables de rapprocher les particules et de les faire circuler selon une trajectoire bien précise.
La fusion nucléaire suscite d’immenses espoirs car si l’homme savait la contrôler, cette source d’énergie cocherait toutes les cases : l’électricité qu’elle pourrait délivrer serait quasi illimitée, décarbonée, sûre, et produirait très peu de déchets radioactifs à vie longue. ITER doit en démontrer sa faisabilité technique et scientifique à grande échelle.
Or, le programme, soumis à une gouvernance très complexe (35 pays sont impliqués) et confronté à des défis d’ingénierie accentués par sa taille, cumule les revers. Une imprécision d’un tout petit millimètre sur une pièce monstre de 1.000 tonnes engendre d’innombrables difficultés. Or, l’échelle d’erreur est dernièrement passée au centimètre… « Nous sommes à la limite de ce que l’humain sait faire », admet Alain Bécoulet. Résultat, les coûts dérapent eux aussi : initialement évalué à environ 5 milliards de dollars lors de son lancement en 2006, le chantier est désormais estimé entre 20 et 25 milliards de dollars.
Définir une nouvelle feuille de route
Pour sortir de cette crise, Pietro Barabaschi, nommé après le décès de son prédécesseur Bernard Bigot, entend mener une vaste réorganisation. Celle-ci passe en premier lieu par la redéfinition de la feuille de route du programme (ou « baseline » dans le jargon de l’organisation), dont la dernière version avait été définie en 2016. Celle-ci prévoyait de fermer le tokamak pour produire un premier plasma en 2025, puis de le rouvrir pour ajouter d’autres éléments afin d’arriver, en 2035, à la fameuse démonstration de faisabilité de la fusion nucléaire avec le deutérium et le tritium.
Depuis la Covid, un retard de deux ans sur la première échéance était déjà acté. Il y a environ un an, la découverte de fissures sur plusieurs composants clés du tokamak, la structure en forme de donut dans laquelle est confinée le plasma, avait douché tout espoir de limiter ce dérapage.
« La baseline de 2016 n’est plus possible à atteindre à la fois en termes de temps et d’étapes. Nous allons reprendre toute la séquence d’assemblage. Au lieu d’avoir quatre paliers, il n’y en aura plus qu’un. Cela nous permettra de rattraper une partie de notre retard », expose aujourd’hui Alain Bécoulet.
La nouvelle feuille de route prévoit également de supprimer tour bonnement l’étape consistant à fermer le tokamak pour produire un premier plasma, initialement prévue en 2025, soit dix ans avant les premières expérimentations nucléaires. « La première fois que l’on produira le plasma interviendra lorsque la machine sera complète et prête pour commencer les expériences scientifiques », détaille le directeur général adjoint.
S’inspirer des méthodes de l’Observatoire européen austral
Cette nouvelle feuille de route sera soumise au conseil d’ITER en juin prochain. S’en suivra une évaluation pendant environ six mois. Son approbation, si elle avait bien lieu, sera rendue au conseil suivant, c’est-à-dire dans un an environ. Pour l’heure, aucun nouveau calendrier n’est communiqué. Une chose est sûre, les premières expérimentations nucléaires ne pourront pas démarrer comme prévu en 2035.
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Autre grand chantier dans les cartons : la mise en place d’une organisation par projet, en lieu et place d’une organisation institutionnelle. « L’idée est d’ajouter une couche d’organisation matricielle », précise Alain Bécoulet. Ce changement d’approche doit se traduire par un dialogue permanent entre un « client » et un « fournisseur », tous les deux internes au programme, afin de tenir les délais. Un véritable changement culturel pour les équipes. Pour s’approprier ses nouveaux codes, ITER s’est rapproché de l’observatoire Européen Austral (ESO), qui applique cette méthode pour la construction de son Extremely Large Telescope, souvent présenté comme « l’œil le plus grand du monde braqué sur le ciel ».
Se passer du béryllium, ce métal très toxique
Alain Bécoulet a profité de cette crise pour prendre une autre décision majeure : ITER se passera du béryllium, qui devait être utilisé pour recouvrir une partie des parois de la chambre à vide du tokamak, la surface qui sera la plus proche du plasma thermonucléaire. Ce métal présente plusieurs défauts : il est peu abondant sur Terre et est surtout très toxique. ITER utilisera donc uniquement du tungstène.
« Nous disposons de plus de données expérimentales aujourd’hui qui nous permettent de gérer ce risque de changement de matériau au milieu du chemin. Cela va nous simplifier la vie et nous faire gagner du temps pour l’assemblage car le tungstène n’est pas toxique », explique le directeur scientifique du programme.
Dialogue renoué avec l’ASN
Ces grands changements suffiront-ils à remotiver les troupes, à la fois stressées et découragées par un calendrier intenable ? « Aujourd’hui, le stress est toujours là, mais il a changé de nature : on ne contemple plus le problème, on cherche une solution », constate Alain Bécoulet.
L’organisation devra aussi dénicher des spécialistes de l’ingénierie système et des experts en fusion, une denrée rare… Point encourageant, après avoir été très crispées, les relations avec l’ASN se seraient nettement améliorées : le dialogue avec le gendarme du nucléaire est désormais rétabli, a affirmé Pietro Barabaschi devant les eurodéputés. « Aujourd’hui nous repartons sur d’excellentes bases, l’ASN nous ouvre grands ses bras », abonde son adjoint.
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Par Juliette Raynal, publié le 30 octobre 2023à 06h00
Photo en titre : « Aujourd’hui, le stress est toujours là, mais il a changé de nature : on ne contemple plus le problème, on cherche une solution », constate Alain Bécoulet, DG adjoint et scientifique en chef du programme ITER. (Crédits : Juliette Raynal pour La Tribune)
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