Retours à l’envoyeur, casse-tête et marche forcée : l’affaire combustible de l’EPR
Fin octobre 2023, le journal Ouest-France signale de mystérieux transports de combustible nucléaire, quittant l’EPR de Flamanville (Normandie) pour être renvoyé là où il a été fabriqué (Drôme). Ce retour à l’envoyeur est dû à de sérieuses difficultés. Comme le révèle un récent document de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), une partie du combustible de l’EPR est en réalité inutilisable en l’état. Pourtant, EDF a assuré au média qu’il « n’y a pas de sujet combustible« . Retour sur ce sujet (qui existe bel et bien) et explications sur les raisons de ces mystérieux transports.
L’article est fouillé et détaillé. Étayé de plusieurs photos, dont l’une montre un camion estampillé « convoi radioactif« , quittant de nuit le site de l’EPR de Flamanville. Ouest-France titre « Nucléaire : étrange ballet de combustible à l’EPR de Flamanville« . EDF, interrogé par le média, l’a confirmé : il s’agit de « recycler 17 assemblages de combustible » initialement destinés à ce réacteur. Retour à l’envoyeur, Framatome, qui les a fabriqués dans ses usines de la Drôme (Romans-sur-Isère). Mais pourquoi ? Interroge Ouest-France. EDF reste évasif et ne lui répond pas. « Il n’y a pas de sujet combustible » affirme-t-il au journal local. Ah bon ? Vraiment ? Comme le retrace l’article de Ouest-France, ce n’est pourtant pas ce que disent les découvertes faites ces dernières années en France (sur des réacteurs en fonctionnement) et à l’étranger (sur le même modèle de réacteur que l’EPR). Ce n’est pas non plus ce que disent les dernières analyses de l’IRSN, qui fait de nouvelles révélations dans un document publié récemment sur son site internet [1] . En réalité, et quoiqu’en dise EDF, il y a bien une « affaire combustible« , et une grosse. Corrosion accélérée, matériel hypersensible, défauts de conception, erreurs de fabrication, rupture et rejets radioactifs, problèmes pour charger la cuve… Quand on fait le tour de cette affaire combustible, on comprend aisément pourquoi EDF préférerait la taire, et pourquoi ces transports mystérieux ne sont pas si mystérieux que cela.
Pas d’affaire combustible ?
Pour comprendre la nécessité pour EDF de retourner son combustible là où il a été fabriqué, il faut revenir sur les problèmes que posent le combustible nucléaire du réacteur EPR. L’article de Ouest-France le fait d’ailleurs très bien, reprenant un à un les faits et les présentant de manière pédagogique.
Pour faire marcher un réacteur nucléaire, il faut charger sa cuve de combustible. Constitué de minerai radioactif extrait du sol (de l’uranium), le combustible nucléaire n’est pas liquide : il est solide, sous forme de petites pastilles. Ces pastilles sont empilées dans des tubes métalliques longs et fins qui sont appelés des « crayons« . C’est entre ces crayons que se produit la réaction nucléaire [2] . Ces crayons sont ensuite assemblés par paquets : ils sont mis dans une cage grillagée et dans laquelle ils sont maintenus par de petits ressorts. Chaque cage contient 265 crayons. Cet ensemble, appelé « assemblage combustible » [3], est immergé dans la cuve, dans de l’eau qui circule sous haute pression.
Une cuve mal conçue et des mouvements trop violents
Sauf que la cuve des réacteur EPR a été mal conçue : les mouvements de l’eau sont plus violents que prévu. Les assemblages de combustible sont trop secoués, ils vibrent et frottent contre la cuve. Ce défaut de conception, EDF l’a identifié depuis longtemps, mais il n’en n’a pas tenu compte. Des faits dénoncés par la Criirad, un laboratoire indépendant de surveillance de la radioactivité dès 2021 et confirmés par l’IRSN en 2022 [4].
Des ressorts et des crayons qui cassent
Les petits ressorts, qui maintiennent les crayons en place dans un assemblage ont aussi des problèmes : ils cassent. Parce qu’ils rouillent et ne résistent pas aux conditions extrêmes auxquelles ils sont soumis. N’étant plus maintenus par leurs ressorts, les crayons cassent à leur tour, à force d’être secoués contre une structure rigide. Les pastilles d’uranium se retrouvent alors hors de leur enveloppe, dans l’eau de la cuve et libèrent des gaz radioactifs qui se répandent dans les circuits. Ces ruptures des crayons causent plusieurs problèmes :
. des difficultés de maîtrise de la réaction nucléaire (puisque du combustible se disperse un peu partout la puissance de la réaction nucléaire n’est plus homogène dans la cuve),
. des surpressions dues à la présence de gaz radioactifs qu’il faudra relâcher dans l’atmosphère à un moment (ce qu’il s’est passé sur l’EPR de Taishan en Chine en 2021),
. des risques de dégradations supplémentaires car les morceaux de crayons cassés sont emportés par l’eau circulant à haute pression dans la cuve et dans le principal circuit de refroidissement. Ces débris peuvent abîmer et boucher les tuyaux dans lesquels circule l’eau, et deviennent de véritables projectiles pour le combustible dans la cuve.
Un métal hypersensible et une corrosion accélérée
Et puis il y a un phénomène déjà observé sur plusieurs réacteurs en France mais qui s’est aggravé sur le combustible des EPR : la corrosion accélérée. La paroi des crayons, cette gaine en métal dans laquelle sont empilées les pastilles d’uranium, rouille. Et se délite : le métal se détache par petits bouts, comme une peau qui pèle après un coup de soleil. La gaine des crayons devient moins résistante, et finit par casser. Cette corrosion accélérée et ces pelades, EDF les avaient déjà repérées en 2021 sur trois réacteurs français (à Chooz et Cattenom en région Grand Est et à Civaux en Nouvelle-Aquitaine). L’industriel avait fait état de « corrosion atypique des gaines de quelques crayons de certains assemblages« , de « traces blanchâtres » et de « particules de couleur blanche« . Sans jamais donner d’explication ni esquisser les risques et conséquences de ces phénomènes. Mais grâce au document publié récemment par l’IRSN, on sait que cette corrosion accélérée du combustible s’est aussi produite sur les EPR de Taishan. Et que ces assemblages étaient issus du même lot de fabrication que ceux destinés à l’EPR de Flamanville. Et qu’ils ont un gros problème : ils sont hypersensibles.
Le pourquoi des étranges transports de combustible et le casse-tête d’EDF
C’est cette hypersensibilité qui explique les discrets renvois de combustible de l’EPR de Flamanville aux usines où ils ont été fabriqués fin octobre. Le métal utilisé est trop fragile, il manque de fer. Il ne résiste pas aux conditions extrêmes auxquelles il est exposé dans la cuve (chaleur, radiations, variations de températures, chocs dynamiques, milieu oxydant) et les gaines des crayons se corrodent très vite, trop vite. C’est aussi ce qu’explique l’IRSN dans son document publié début novembre. C’est à cause de cette hypersensibilité que EDF a dû renvoyer 17 assemblages au fabriquant, au risque sinon de provoquer les mêmes dégâts que sur les EPR chinois.
En début d’année 2023, EDF avait déjà renvoyé 64 assemblages combustible. Car étant donné les défauts de conception et leur position très exposée dans la cuve, il fallait les renforcer. Au niveau de la structure grillagée (pour mieux résister aux chocs et aux vibrations) et du métal utilisé (pour mieux résister à la corrosion).
Cependant, parmi les assemblages qu’EDF n’a pas fait changer, certains sont défectueux : ils ont des crayons élaborés avec ce métal hypersensible. Donc sujets aux pelades et à la corrosion accélérée. Or ce phénomène, EDF ne le comprend toujours pas vraiment précise l’IRSN [5]. Comment le métal va résister ? Combien de temps avant que les crayons ne cassent et provoquent tous les dégâts survenus à Taishan ? EDF doit donc repenser entièrement son plan de chargement de la cuve de l’EPR, et c’est un véritable casse-tête. Quel assemblage mettre à quel endroit, étant donné les défauts de conception des uns et des autres, les mouvements d’eau trop violents ici et là, les incertitudes sur la résistance du métal ? D’autant que tous les assemblages n’ont pas été passés à la loupe par EDF.
Si EDF a finalement exclu certains assemblages de combustible « hypersensibles » pour les renvoyer à Framatome fin octobre, il en a donc aussi gardé et compte bien les utiliser. Pourquoi ? Probablement car il n’est pas possible de tous les remplacer, l’EPR de Flamanville devant être chargé de combustible d’ici quelques mois.
Et pour la suite ?
Pour utiliser malgré tout le combustible de l’EPR et faire démarrer son réacteur nucléaire, EDF va devoir mettre en place un programme de surveillance bien particulier. Et aussi lancer de nombreuses études pour mieux comprendre, entre autres, le phénomène de corrosion accélérée et la manière dont elle va affecter les crayons de combustible. Acquérir des données complémentaires est nécessaire car, comme le dit l’IRSN « le retour d’expérience ne permet pas, à date, une compréhension suffisante du phénomène » [6]. Et si certaines conditions permettront de limiter la corrosion accélérée, elle arrivera quoiqu’il en soit.
Il faudra donc examiner visuellement chaque assemblage, aller mesurer l’épaisseur du métal des crayons, vérifier l’absence de gaz radioactifs et de débris dans les circuits de l’EPR. Et décider si le combustible de l’EPR est réutilisable ou pas après quelques mois de fonctionnement. Mais pour l’IRSN, EDF devrait aller au-delà : l’industriel devrait étende sa surveillance au combustible des autres réacteurs en France.
Tout cela aura un coût, non seulement financier, mais aussi matériel et humain. Car ce genre de surveillance implique des activités sur des matières hautement radioactives. Dès que le combustible est utilisé dans la cuve d’un réacteur nucléaire, il change de nature : la fission des atomes de l’uranium donne naissance à de nouveaux composés chimiques. Ces produits de fission [7] sont comme des cendres brûlantes, ils sont les déchets les plus sales et les plus dangereux que produit la combustion nucléaire.
EDF veut lancer le réacteur nucléaire le plus puissant qu’il n’ait jamais construit à l’aveugle sur la route. Sans savoir comment ça va se passer dans le moteur ni dans son réservoir, tant il y a eu de malfaçons et de réparations.
En jonglant avec les défauts de conception par-ci et de fabrication par-là, en slalomant au milieu de phénomènes qu’il ne comprend pas vraiment, EDF va devoir conduire sa machine tout en douceur. Éviter les coups de freins et d’accélération et les virages serrés. Éviter les variations de puissance trop brutales et les arrêts d’urgence pour éviter la casse. Qui ne serait pas seulement du métal et de la tôle froissée… Compliqué quand on se met au volant pour la première fois.
Mais EDF s’entête. Il faut dire que renoncer maintenant reviendrait à admettre qu’il est allé trop loin et qu’il est incapable de rattraper toutes ses erreurs.
En dépit du bon sens, l’industriel persévère à vouloir coûte que coûte mettre son EPR en route. Et fonce tête baissée. Pas très responsable comme attitude, surtout quand le crash est susceptible de causer des dommages à tout le monde autour.
Notes
[1] Avis IRSN n°2023-00151 du 13 octobre 2023 intitulé Réacteurs électronucléaires EDF – EPR – Corrosion du gainage en alliage M5 des assemblages de combustible
[2] Réaction nucléaire : Processus entraînant la modification de la structure d’un ou de plusieurs noyaux d’atome. La transmutation peut être soit spontanée, c’est-à-dire sans intervention extérieure au noyau, soit provoquée par la collision d’autres noyaux ou de particules libres. La réaction nucléaire de certains atomes s’accompagne d’un dégagement de chaleur. Il y a fission lorsque, sous l’impact d’un neutron isolé, un noyau lourd se divise en deux parties sensiblement égales en libérant des neutrons dans l’espace. Il y a fusion lorsque deux noyaux légers s’unissent pour former un noyau plus lourd. https://www.asn.fr/lexique/R/Reaction-nucleaire –
Réaction en chaîne : Suite de fissions nucléaires au cours desquelles les neutrons libérés provoquent de nouvelles fissions, à leur tour génératrices de neutrons expulsés vers des noyaux cibles, etc. https://www.asn.fr/lexique/R/Reaction-en-chaine
[3] Les crayons (4 mètres de long pour 6 mm de diamètre pour ceux des EPR) sont regroupés par paquets de 265. Ils sont maintenus ensemble par une structure grillagée et chacun d’eux est maintenu en place dans cette structure par de petits ressorts plats. Chaque bloc de 265 crayons forme un tout appelé « assemblage combustible« . Ce sont eux qui sont mis dans la cuve du réacteur. Pour charger la cuve d’un EPR, il faut 241 assemblages combustible, soit 63 865 crayons.
[4] Avis IRSN n°2022-00154 du 21 juillet 2022 « Démonstration de sûreté et suffisance du programme d’essais physiques – Retour d’expérience des premiers EPR mis en service »
[5] « L’IRSN souligne toutefois que la compréhension fine du phénomène de corrosion accélérée du gainage M5 n’est pas acquise à ce stade. » Avis IRSN 2023-00151, page 3
[6] Avis IRSN 2023-00151, page 4
[7] Les produits de fission sont des corps chimiques résultant de la fission d’un noyau atomique fissile : chaque noyau de matière fissile subissant une fission nucléaire se casse en deux (exceptionnellement trois) morceaux, qui se stabilisent sous forme de nouveaux atomes. Les produits de fission se forment suivant une distribution statistique (qui dépend faiblement du noyau fissile) et on y trouve des isotopes d’une bonne partie des éléments chimiques existants. Ce sont les « cendres » de la réaction nucléaire, qui constituent des déchets radioactifs ultimes. https://fr.wikipedia.org/wiki/Produit_de_fission
Par le Réseau « Sortir du nucléaire », publié le 10 novembre 2023
https://www.sortirdunucleaire.org/Les-raisons-des-mysterieux-transports-du-combustible-de-l-EPR-de-Flamanville
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