BOMBES ATOMIQUES : « PEU DE GENS SAVENT QU’ILS SONT DANS LA ZONE MORTELLE »

Qui serait touché en cas de frappe stratégique sur les silos nucléaires ? Sébastien Philippe, physicien à Princeton, a réalisé une simulation inédite sur l’ensemble des États-Unis.

Les Américains appellent cela « la grande éponge« . 400 silos nucléaires subsistent aux États-Unis, sur les 1 000 creusés durant la guerre froide. Que se passerait-il si ces lanceurs souterrains étaient bombardés, condition sine qua non à toute offensive d’ampleur contre Uncle Sam ? Au tableau, derrière Sébastien Philippe, quelques équations traînent encore : le Français, ex-ingénieur à la Défense et physicien à l’université de Princeton, vient de publier ses estimations dans le magazine spécialisé Scientific American. Un aperçu chiffré de l’apocalypse.

L’Express : Moins intéressants que les sous-marins, car fixes, faciles à cibler, et vieillissants, les silos équipés de missiles nucléaires feraient tout de même diversion en cas d’attaque, selon les stratèges américains. Ils vont ainsi être rénovés à un coût estimé à des centaines de milliards de dollars. De quoi protéger les civils, selon les autorités. Vraiment ?

Sébastien Philippe : Jusqu’à présent, nous n’avions pas de point de comparaison suffisamment précis pour dire si un tel paravent sauverait des vies en cas d’attaque, comme cela est régulièrement affirmé par le gouvernement et le lobby de la Défense. En prenant en compte la localisation des silos encore armés – la plupart ont été identifiés dans le Colorado, le Wyoming, le Nebraska, le Montana et le Dakota du Nord – et la puissance nucléaire nécessaire pour les détruire, il est possible de calculer au plus près la trajectoire et l’importance des retombées radioactives. On peut alors identifier différents scénarios, en fonction des vents, sur la base des données météorologiques de l’année 2021. C’est ce que nous avons fait.

Taux d’exposition radioactive basée sur les pires météorologiques de 2021, en grays. De jaune clair, correspondant au niveau limite autorisé par an aux USA, à violet foncé, égal à une mort certaine en quelques heures. © / Sébastien Philippe, Svitlana Lavrenchuk and Ivan Stepanov

D’après cette modélisation inédite, possible aujourd’hui grâce aux données météorologiques très fines et complètes sur l’ensemble du globe, environ un à deux millions de personnes mourraient dans les semaines qui suivraient une telle attaque, des suites d’une irradiation aiguë. Selon les vents du jour de l’attaque, l’entièreté des États-Unis et une large partie du Mexique et du Canada pourraient être exposés à des retombées très importantes. Même l’Europe serait touchée, éventuellement touchée par le nuage radioactif, mais dans des proportions bien moindres. Ainsi, ces résultats, qui pour le moment n’ont pas été publiés dans une revue scientifique mais se basent sur la même méthodologie qu’une autre de nos études focalisée sur la Chine, montrent que les silos, parfois construits à quelques kilomètres des habitations, ne permettent pas de protéger les Américains. Au contraire, les silos les exposent à de très importants risques en cas d’attaque. Des risques bien plus élevés que les gains militaires espérés.

Ces estimations viennent préciser d’autres modèles plus sommaires et datant des années 1980. Elles font partie d’un dossier de Une de Scientific American, consacré au « nouvel âge nucléaire » et aux risques pour l’humanité. Pourquoi établir ce genre de scénarios catastrophes ?

Même si en 2023, le nombre et la localisation des silos sont globalement connus des Américains, après que le gouvernement a rendu public une partie des informations les concernant et à force de questions de riverains et d’associations, le grand public n’a pas conscience des risques qu’il encourt à cause des infrastructures nucléaires militaires. Peu de gens savent s’ils habitent dans la zone d’irradiation directement liée à l’explosion d’un site, ou qui serait sur le chemin du nuage. Ce ne sont pas des questions débattues aux Etats-Unis. Ni en France d’ailleurs.

Pourtant, la menace nucléaire et la course à l’armement regagnent du terrain, du fait de décisions de dirigeants élus par ces mêmes populations. Il est important d’être informé sur ces questions, pour prendre la mesure du sujet. Aux Etats-Unis, l’armée de l’air a publié en mars dernier une évaluation de l’impact environnemental de la rénovation des silos. Rien n’est dit en revanche sur les conséquences éventuelles pour les populations. Il nous faut rationaliser les décisions militaires nucléaires, qui sont souvent soumises à de nombreux biais, économiques, politiques, bureaucratiques, budgétaires. Si les Etats-Unis ont conservé leurs silos, c’est aussi et surtout pour les valoriser et éviter de donner l’impression de gaspiller…

On se rapprocherait à nouveau d’un hiver nucléaire…

Oui. La rénovation des silos américains fait partie d’un immense projet de renouvellement de l’arsenal nucléaire, estimé à plus de mille milliards de dollars. Cela s’inscrit dans une tendance mondiale de détricotage des traités contrôle et limitations des armements nucléaires signés depuis la guerre froide, qui avaient permis de faire réduire la taille des arsenaux américains et russes. La Russie, aussi en train de moderniser son arsenal, a mis sur pause New Start, dernier accord stratégique bilatéral avec les États-Unis et rompu sa promesse de ne plus faire d’essais. La Chine construit aussi de nouveaux silos, non loin des villes de Yumen, Hami et Ordos. D’après notre modèle théorique, là encore, des dizaines de millions de personnes pourraient mourir en cas de frappe nucléaire stratégique sur ces infrastructures. Selon notre étude, la moitié de Pékin pourrait périr selon la météo, car la ville est relativement proche de ces sites.

D’après la Federation of American Scientists (FAS), un collectif de chercheurs américains, ces images prises dans les champs du Xinjiang en 2021 montreraient des silos nucléaires en construction. © / AFP PHOTO /PLANET LABS, INC.

La France a aussi choisi de rénover ses missiles. Le pays va investir environ 54 milliards d’euros dans la dissuasion sur la période de 2024 à 2030, soit 13 % du budget militaire. En 2023, les neuf puissances nucléaires officielles détenaient environ 10 000 têtes nucléaires, soit 135 000 fois Hiroshima, selon les estimations – toutes ces informations ne sont jamais totalement publiques, par soucis stratégiques. Le monde est à la croisée des chemins. Soit on continue dans cette nouvelle course à l’armement nucléaire et dans cette accélération amorcée depuis le début de la guerre en Ukraine, soit on revient aux fondamentaux : contrôle, rationalisation, limitation.

Est-ce qu’un tel scénario noir pourrait arriver à la France ?

En France, nous avions aussi des silos, positionnés sur le plateau d’Albion à la croisée du Vaucluse, de la Drôme, et des Alpes-de-Haute-Provence. Mais ils ont été démantelés à la fin des années 1990. Les armes nucléaires françaises sont déployées sur les sous-marins lanceurs d’engins basés sur l’île Longue en Bretagne près de la rade de Brest. L’un d’entre eux est toujours en mer. En cas d’attaque, si l’ennemi veut éviter une riposte, toutes les bases nucléaires identifiées, ainsi que les bases aériennes qualifiées seraient probablement frappées. De quoi provoquer des dégâts majeurs pour les populations alentour et probablement des retombées importantes qui restent encore à modéliser. Dans ce cas comme dans le cas américain, les éponges nucléaires, si elles existent, finissent toujours par déborder.

Propos recueillis par Antoine Beau, publié le 16/11/2023 à 05h46

Photo en titre : Une explosion nucléaire photographiée en 1971 dans l’atoll de Mururoa, en Polynésie française. afp.com/

https://www.lexpress.fr/sciences-sante/sciences/bombes-atomiques-peu-de-gens-savent-quils-sont-dans-la-zone-mortelle-PES3BFKBS5CKPJYNPEMG3BHFAA/