POUR L’ÉCRIVAIN AKIRA MIZUBAYASHI ,«LE POUVOIR VEUT QUE NOUS VIVIONS L’APRÈS-FUKUSHIMA DANS LE DÉNI»

Ecivain 2Partagé entre son Japon natal et la France, dont il a fait sa terre d’accueil, l’écrivain s’interroge sur l’évolution de l’archipel depuis la catastrophe du 11 mars 2011. Au sentiment d’effroi semble avoir succédé une reprise en main politique et un retour aux valeurs traditionnelles d’effacement de l’individu au profit d’un État fort.
Écrivain, traducteur, Akira Mizubayashi est également un curieux voyageur, un errant exigeant. Ni étranger au Japon où il est né en 1951, ni étranger en France, pays dans lequel il a choisi d’habiter la langue avec passion, cet essayiste et romancier mélomane a vécu la catastrophe de Fukushima comme un tournant aux allures de déchirure. En 2011, «grâce à l’incitation amicale de Jean-Bertrand Pontalis», dit-il, Akira Mizubayashi a raconté en français sa découverte du «continent de l’expérience» dans Une langue venue d’ailleurs (1), juste autobiographie d’un «presque Français et plus tout à fait Japonais» selon Daniel Pennac. En disciple des Lumières nourri «d’étrangéité» et soucieux d’exactitude critique, Akira Mizubayashi revisite aujourd’hui les six ans qui se sont écoulés depuis la catastrophe du 11 mars 2011, au moment où il publie Un amour de Mille-Ans (2), son nouveau roman mettant en scène un personnage japonais qui «a fui le Japon de l’après-Fukushima liberticide».
Six ans après la catastrophe, que représente à vos yeux le 11 mars 2011 au Japon et comment qualifiez-vous ce qui s’est passé alors
Le 11 mars marque un tournant dans mon existence. Fukushima a révélé à la face du monde entier le visage du monstre nucléaire en mettant en pleine lumière la démesure de sa puissance destructrice et surtout son caractère proprement immaîtrisable. Six ans après, la monstruosité n’a pas diminué d’un iota, bien que Tepco [qui gère la centrale de Fukushima-Daiichi, ndlr] et les autorités tentent de la minimiser, voire de la dissimuler. Le 11 Mars est aussi une date charnière pour moi, dans la mesure où je ne vis pas, je ne pense pas de la même manière après ce désastre et les réactions qui l’ont suivi : je ne vois plus du même œil mon pays et la manière dont il fonctionne. Plus concrètement, le changement s’est traduit par la mise en suspens de mon rapport à la langue japonaise. 2011, c’est l’année où j’ai publié mon premier livre en français, Une langue venue d’ailleurs. Le 11 mars, c’est le jour même où je suis arrivé à Paris pour des rencontres organisées autour de ce livre. Je me rappelle l’image terrifiante du tsunami que j’ai découverte à l’aéroport de Paris, ces houles qui envahissent la terre, engloutissant tout sur leur passage. Après ce choc, une force obscure m’a poussé à sortir de la langue japonaise pour m’investir dans l’exploration de la langue française. Je suis passé, au niveau de l’écriture, du japonais au français.
Le Japon est-il en train de tourner la page de ce «désastre créé par l’homme», selon l’expression utilisée dans une enquête parlementaire japonaise en juillet 2012 ?
Le séisme le plus meurtrier de l’histoire et l’accident nucléaire qu’il a provoqué se sont produits quand le Parti démocrate (centre gauche) était au pouvoir. Le Premier ministre Naoto Kan a compris qu’il fallait sortir du nucléaire et opter pour les énergies renouvelables. En décembre 2012, le Parti libéral démocrate (droite), dirigé par l’actuel Premier ministre, Shinzo Abe, est revenu au pouvoir en remportant une victoire écrasante aux législatives. Or c’est un parti pro-atome, qui a inondé le Japon de centrales nucléaires au mépris des souffrances innommables causées par les champignons surgis dans le ciel de Hiroshima et de Nagasaki. Les Japonais ont accordé leur confiance à une formation qui ne tire pas les leçons de la catastrophe. Au contraire, tout est fait pour gommer de la mémoire collective la trace traumatique de Fukushima. Certes, il y a des journaux, comme Tokyo Shimbun ou Shukan Kinyoubi, qui font un vrai travail d’information, mais leur influence reste marginale, comparée aux effets dévastateurs de la manipulation des esprits par les moyens médiatiques de masse qui détournent l’attention de la réalité alarmante de Fukushima. Le pouvoir en place veut que nous vivions l’après-Fukushima dans le déni, alors qu’en réalité, on ne peut même pas avoir une vision claire du démantèlement de la centrale et que, par ailleurs, il y a toujours près de 100 000 personnes déplacées vivant dans des conditions précaires. Le plus significatif, ce sont les mensonges du pouvoir pour faire venir coûte que coûte les Jeux olympiques de 2020 à Tokyo. Le site de la centrale sinistrée est «sous le contrôle absolu» des autorités compétentes, selon les mots du Premier ministre en 2013. Sous l’unanimité affichée, la préparation des Jeux avance, tandis que la politique de retour – la levée des consignes d’évacuation des zones radioactives – se met en place. Celui qui tiendrait un discours contre la tenue des JO dénonçant leur fonction délétère et fallacieuse risquerait d’être considéré comme un traître à la nation, quelqu’un qui n’est pas digne d’être japonais.
L’écrivain Michaël Ferrier s’interrogeait dans Penser avec Fukushima (3) sur «l’impression vague mais tenace que la catastrophe n’a pas changé grand-chose ni en France ni au Japon». La signification de cette catastrophe nucléaire et le risque de l’anéantissement ont-ils été oubliés, minorés, négligés ?
Oui, Fukushima s’éloigne, s’estompe, s’efface. Le risque d’anéantissement d’une partie du pays – envisagé avec effroi à un moment donné par Naoto Kan – est en train de tomber dans l’oubli. Michaël Ferrier a raison de dire que «la catastrophe n’a pas changé grand-chose». Le Japon est un pays que même un désastre de l’ampleur de Fukushima n’ébranle pas. Bien sûr, il y a eu des manifestations, des mobilisations. Mais le pays s’avère incapable d’ouvrir un débat national sur le nucléaire. Il s’est engagé plutôt dans une voie opposée, celle de la militarisation qui mettra tôt ou tard à l’ordre du jour la question de la possession de l’arme nucléaire, sous l’emprise du chef du gouvernement qui a instauré depuis 2012 un régime autoritaire, envisageant de procéder à une révision constitutionnelle afin de se doter d’une véritable armée nationale au lieu du simple corps d’autodéfense actuel. On sait que la technologie du nucléaire civil est directement liée à celle du nucléaire militaire. C’est sans doute la raison pour laquelle le Parti libéral démocrate n’a jamais voulu abandonner le nucléaire civil. Celui-ci permet de maintenir le rêve de devenir un jour une puissance nucléaire.
Le peuple japonais a plébiscité à deux reprises Shinzo Abe, qui ne cesse de répéter son slogan favori : «Sortir du régime de l’après-guerre.» Cela signifie enterrer la Constitution de 1947, héritière de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et fondement de la démocratie japonaise de l’après-guerre. C’est revenir au temps liberticide de l’empire du Grand Japon, voire à l’époque shogunale d’Edo (entre 1600 et 1868) où les gouvernés n’avaient d’autre choix que celui d’obéir aux ordres émanant du roi-shogun, le chef guerrier. L’indifférence du peuple, son conformisme inné, sa propension à la soumission, tout cela fait que le Japon s’apprête à en finir avec l’expérience démocratique. Pourquoi en est-on arrivé là ? On peut poser la même question à propos de Fukushima. Pour moi, Fukushima est comme le point d’enclenchement de la dégradation de la politique. Son oubli manœuvré, son effacement programmé font partie de la politique d’ensemble qui a opéré depuis lors.
«L’indifférence du peuple, son conformisme inné, sa propension à la soumission» sont des mots durs et proches de ceux que vous écriviez dans Petit Éloge de l’errance (4). La société japonaise reste-t-elle animée par un «collectivisme communautaire» qui empêche l’émergence d’individus critiques et responsables ?
A l’origine de Petit Éloge de l’errance se trouve mon interrogation sur Fukushima. Et je ne vois, aujourd’hui, aucune nécessité de changer quoi que ce soit dans ce que j’ai écrit. La dégradation de la politique était déjà à l’œuvre. Nous avons devant nos yeux la preuve irréfragable qu’au bout de soixante-dix ans d’expérience «démocratique», rien n’a changé en profondeur : les Japonais soutiennent un gouvernement qui propose dans son projet constitutionnel une vision de la société dans laquelle les libertés fondamentales sont sacrifiées au profit des intérêts supérieurs de l’État. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, j’ai essayé jusqu’ici d’éviter les mots «peuple» ou «citoyens». Parce que ces termes issus de la tradition de philosophie politique du XVIIe et du XVIIIe siècle européens sont inadéquats en ce qui concerne le Japon. Au fondement de la conception européenne du corps politique se trouve la théorie du pacte social (l’expression est de Rousseau), qui voit dans le peuple le résultat d’une décision commune, d’un acte d’association consistant à faire passer les individus de l’état de multitude (un tas de je, dirait Régis Debray) à celui de peuple (un nous). Or la conception japonaise du politique, c’est-à-dire de la manière dont les hommes sont rassemblés en société, n’a rien de semblable. Si la conception européenne est volontariste, la conception japonaise est naturaliste, si vous voulez. Ce ne sont pas les hommes qui créent, par leur propre volonté d’association, leur société ; c’est la nature immuable, avec ses montagnes et ses rivières, qui est toujours déjà là en tant que pays et qui précède l’intervention des hommes. Bien sûr, il ne faut pas sous-estimer l’impact considérable de diversion exercé par le capitalisme mondialisé, qui propose toutes sortes de divertissements. Mais j’ai tendance à penser que l’indifférence des Japonais trouve ses origines dans cette manière d’appréhender la société non pas comme une association politique, mais comme une donnée naturelle sur laquelle on n’a pas prise. Il n’y a pas de peuple, ni par conséquent de citoyen au Japon. C’est peut-être là qu’il faut voir la racine du malaise.
Et pourtant, des groupes d’habitants, de militants, d’élus se mobilisent contre la relance des réacteurs nucléaires. Est-ce l’une des conséquences de Fukushima et le signe d’un réveil citoyen au Japon ?
Je ne le pense pas. Depuis toujours, il y a eu dans l’histoire des révoltes, des soulèvements, des mouvements de contestation. Il suffit de penser à ce qui se passe actuellement à Okinawa autour de la construction d’une base militaire américaine. Mais les efforts de ces personnes ne parviennent pas à former une opinion publique capable de renverser les décisions des gouvernants. On est prisonniers de la société verticalement structurée ; on ne se sent pas concerné par les problèmes des autres, avec qui on a du mal à s’associer librement. Les gens sont plongés dans l’indifférence. C’est ce que j’appellerais l’indifférence structurelle. Il faudrait que tout un chacun se sente partie intégrante du peuple souverain, que tout un chacun se fasse citoyen. Mais il y a un obstacle majeur pour l’avènement d’une telle prise de conscience. C’est la langue japonaise. Dans sa structure même, il y a quelque chose qui empêche les êtres de s’unir horizontalement. La structure verticale de la société n’existe en tant que telle qu’à travers les pratiques langagières qu’impose la langue. Pour ma part, je ressens la nécessité de descendre jusqu’au fondement même de ce qui constitue l’être humain en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’être parlant, en tant qu’être-politique-par-la-parole. Du japonais, je suis donc passé au français. Ecrire en français, c’est fuir le japonais certes, mais c’est surtout échapper au monde construit par le japonais, qui impose à ses sujets parlants des contraintes productrices d’un mode d’être ensemble rendant infiniment difficile l’émergence du peuple et du citoyen.

(1) Une langue venue d’ailleurs, Gallimard, collection Folio, 272 pp., 7,20 euros.
(2) Un amour de Mille-Ans, Gallimard, collection NRF, 272 pp., 20 euros.
(3) Penser avec Fukushima, Editions Cécile Defaut. 304 pp., 24 euros.
(4) Petit Éloge de l’errance, Gallimard, collection Folio, 144 pp., 2 euros.

http://www.liberation.fr/debats/2017/03/10/akira-mizubayashi-le-pouvoir-veut-que-nous-vivions-l-apres-fukushima-dans-le-deni_1554809