DIX ANS DE VIGIE DEVANT L’OMS

Plaque stèleL’organisation Independent WHO (OMS indépendante) dénonce depuis dix ans un accord qui lie l’organisation onusienne à son pendant chargé du nucléaire, l’AIEA. Au détriment de la transparence.

Dix ans déjà. Une décennie que des citoyennes et des citoyens se relaient à Genève, jour après jour, pour dénoncer les liens incestueux que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) entretient avec l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA). La seconde gardant la haute main sur tout ce qui relève de l’atome. Résultat: pour l’OMS, officiellement, ce sont toujours quelque 50 personnes qui ont perdu la vie à Tchernobyl, alors que le chiffre réel est plus proche du million. Mercredi, cette vigie citoyenne a pris fin. Pour l’occasion, une stèle commémorative a été inaugurée par Rémy Pagani, conseiller administratif de la Ville de Genève, devant le siège de l’organisation onusienne.

Le magistrat se remémore: «En 2011, nous avions été reçus de manière scandaleuse par Margareth Chan, directrice de l’OMS: elle ne voulait rien entendre et ne semblait préoccupée que par la grippe aviaire

En dix ans, ce sont quelque 450 personnes qui se sont relayées, jour après jour, pour tenir cette vigie silencieuse devant l’OMS. En majorité des Français, les milieux sympathisants genevois ayant surtout agi au niveau de l’hébergement. «Sans cette hospitalité, nous n’aurions rien pu faire», admet Paul Roulleau, initiateur de la vigie.

Chape de plomb

Anne-Cécile Reimann, présidente de Contratom, a retracé les efforts faits par son organisation depuis 1996 pour lever cette chape de plomb. Rien n’y a fait. Sit-in, pique-niques, lettres ouvertes. Les autorités fédérales – de droite comme de gauche, Pascal Couchepin comme Ruth Dreifuss – ont répondu d’une seule voix: circulez, il n’y a rien à voir. «Nous étions découragés et prêts à lâcher l’affaire quand, heureusement, l’organisation Independent WHO (OMS indépendante) a pris le relais», ajoute Mme Reimann.

À l’arrivée, après dix ans de vigie, qu’il pleuve ou qu’il vente, qu’il souffle ou que le soleil tape, quel est le bilan? Il est bien sûr en demi-teinte (lire ci-dessous). Mais il est surtout difficile à chiffrer. «Les petits coups dans les chevilles font aussi vaciller les colosses aux pieds d’argile», a résumé Philippe Lambert, porte-parole du réseau français Sortir du nucléaire.

Discours contré

La principale mission d’Independent WHO a surtout consisté à contrer le discours officiel de l’OMS. Celle-ci est en effet liée par un accord avec l’AIEA qui octroie à cette dernière la compétence exclusive pour tout ce qui relève de l’atome. Résultat: les rapports de l’OMS minimisent – voire tiennent du négationnisme – le nombre de morts liés à la catastrophe de Tchernobyl.

Une étude indépendante publiée par l’Académie des sciences de New York évalue ce nombre à un chiffre proche du million. L’OMS a longtemps parlé d’une trentaine de morts, avant d’évoquer le chiffre de 4000. Devant le tollé que cela avait suscité en 2005, elle avait accepté de quadrupler ce bilan. Mais on est encore loin du compte.

Invisibles

Cette attitude est problématique, relève Annie Thébaud-Mony, sociologue et directrice de recherche honoraire à l’Inserm (Institut de la santé et de la recherche médicale): «Cela participe d’un processus d’invisibilisation des travailleurs du nucléaire, relève-t-elle, notamment tous ces ouvriers et sous-traitants qui sont victimes des radiations et qui ne peuvent pas faire valoir leurs droits.» Mais si l’OMS admettait la réalité des effets de Tchernobyl, cela impliquerait potentiellement des dédommagements pour des dizaines de milliers de personnes, relève M. Roullaud.

Résultat: il est plus simple de minimiser le problème. Et l’histoire tend à se répéter: à Fukushima, plutôt que de mener une enquête épidémiologique en bonne et due forme, l’état japonais préfère inciter les gens à regagner des terres irradiées en cachant le problème, dénonce Mme Thébaud-Mony.

3 questions à Paul Roullaud

Paul Roullaud, agriculteur bio à la retraite près de Nantes, a été pendant dix le coordinateur de la vigie devant l’OMS.

Qu’avez-vous obtenu avec ces dix années de vigie devant l’OMS?

À la fois peu et beaucoup. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) n’a pas bougé d’un iota. Elle continue d’être inféodée à l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA). En cela, le bilan est bien sûr décevant. Nous en étions conscients au départ, il est difficile pour un mouvement comptant 450 personnes impliquées sur dix ans de contrer les intérêts des grandes puissances nucléaires. Mais des points positifs peuvent aussi être mis en avant.

Par exemple?

Nous avons contribué à faire circuler de l’information et suscité des expertises pour contrer le discours officiel. Et ce savoir a bien circulé, notamment au sein des grandes associations de défense de l’environnement. Ces dernières sont bien conscientes aujourd’hui du fait que les rapports publiés par l’OMS ne sont en fait que des documents de l’AIEA qu’elle se borne à signer. Plus personne ne croit aux rapports de l’OMS qui parlent de quelques dizaines ou centaines de morts, là où l’on est plus proche du million, comme l’a montré une publication de l’Académie des sciences de New York. En cela, le but a été partiellement atteint.

Que va-t-il maintenant advenir de ce mouvement citoyen?

Nous voulons bien sûr que d’autres se saisissent du savoir que nous avons pu accumuler sur cette question. Il y a aussi un flambeau générationnel à transmettre. Il faut l’avouer, en dix ans nous avons tous blanchi sous le harnais. Ce sont des choses qui vont être discutées prochainement en collectif.

Propos recueillis par Philippe Bach

https://www.lecourrier.ch/148904/dix_ans_de_vigie_devant_l_oms