En Allemagne et en Italie, comme en France, la déconstruction des réacteurs s’étalera sur des décennies, produisant d’énormes volumes de déchets difficiles à gérer.
La démolition d’une centrale nucléaire n’est jamais un long fleuve tranquille. Qu’elle soit située au bord de la Baltique, sur les rives de la mer Tyrrhénienne ou dans une boucle de la Meuse. Au-delà de contextes historiques, politiques et réglementaires particuliers, le chantier se révèle dans tous les cas titanesque, coûteux et de très longue haleine. Générant de surcroît des montagnes de rebuts radioactifs, pour lesquels aucun pays n’a encore trouvé d’exutoire final.
« Le démantèlement est une phase de la vie de l’installation, parfois plus longue que la durée de fonctionnement », observe Patrice François, de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) français. Le gigantesque complexe atomique de Greifswald, construit entre pinèdes et fermes laitières à la pointe nord de l’ex-Allemagne de l’Est, en est l’illustration.
Quatre réacteurs à eau pressurisée de 440 mégawatts (MW) y ont été exploités de 1973 à 1990. Quatre autres étaient prévus, dont un seul fut achevé, sans être mis en service. Après la réunification allemande, le gouvernement décida en effet de stopper ces unités, jugées peu fiables car de conception soviétique, où s’était produit en 1975 un accident – un incendie ayant mis à mal le système de refroidissement – passé sous silence par les autorités.
Un quart de siècle plus tard, le site de Poméranie est devenu la plus grosse usine de démantèlement outre-Rhin. Un travail colossal a déjà été accompli par l’entreprise publique chargée des opérations, EWN. Près de 5 000 assemblages de combustibles usés ont été retirés des cœurs, confinés dans des containers blindés et remisés dans un immense hall d’entreposage, de même que les plus gros composants, générateurs de vapeur et cuves – des pièces de 200 tonnes –, extraits d’un seul bloc
1,8 million de tonnes de ferraille
Un atelier géant de décontamination a été aménagé, où tous les équipements sont triés et répertoriés, avant d’être passés au Kärcher, meulés, sablés, décapés ou plongés dans des bains acides, puis découpés au chalumeau, à la cisaille ou à la scie mécanique, par des ouvriers en scaphandre isolés dans des caissons hermétiques.
Car la déconstruction d’une centrale est d’abord une formidable machine à produire des déchets : 1,8 million de tonnes de ferraille, béton et gravats pour l’ensemble du site de Greifswald. Les deux tiers, non contaminés, rejoindront directement les circuits de recyclage classiques, fonderies ou remblais. Mais le tiers restant est constitué de matériaux plus ou moins radioactifs.
L’objectif d’EWN est de les « nettoyer » pour réduire à moins de 10 000 tonnes le volume des déchets considérés comme nucléaires. À la différence de la France, où tout rebut issu d’une installation atomique doit être acheminé vers un centre de stockage spécifique, l’Allemagne – comme le font aussi les États-Unis – applique un « seuil de libération », qui permet de gérer les résidus de très faible activité comme des produits conventionnels.
« Le challenge est très difficile. Mais nous avons montré que le démantèlement pouvait être réalisé dans des conditions sûres », assure le patron du groupe germanique, Henry Cordes. Il annonce l’assainissement complet du site pour 2028. Mais la démolition des bâtiments des réacteurs n’est pas encore programmée
Vive contestation citoyenne
Surtout, l’entreposage des déchets sur place n’est qu’une solution provisoire. L’Allemagne prévoit d’ouvrir en 2022 ou 2023, dans l’ancienne mine de fer de Konrad, près de Salzgitter (Basse-Saxe), un centre de stockage d’une capacité de 300 000 m3, pour les déchets de faible et moyenne activité de tout son parc atomique. Mais elle est toujours à la recherche d’un site d’enfouissement géologique – du type de celui prévu en France à Bure, dans la Meuse – pour les déchets de haute activité. Un mausolée souterrain, un temps envisagé dans un dôme de sel à Gorleben (également en Basse-Saxe), se heurte à une vive contestation citoyenne.
Le décor est tout autre dans la riante Campanie, près de Naples, où la centrale du Garigliano a planté, sur un tapis d’oliviers, une sphère métallique d’un blanc étincelant, abritant un réacteur à eau bouillante de 150 MW. Les défis n’en sont pas moins similaires à ceux de Greifswald, à une échelle plus réduite.
Couplée au réseau électrique en 1964, l’installation a été arrêtée au bout de quatorze ans seulement, en raison d’un défaut sur un générateur de vapeur. Avant même que les Italiens choisissent, par un référendum consécutif à la catastrophe de Tchernobyl de 1986, de stopper aussi leurs trois autres réacteurs, ceux de Latina (Latium), de Trino (Piémont) et de Caorso (Emilie-Romagne).
Ce n’est qu’en 2012 qu’a été pris le décret de déconstruction. Il a fallu désamianter les bâtiments, refaire la ventilation, l’étanchéité, la protection anti-incendie… « Le problème, c’est que pour la première génération de réacteurs, on n’avait pas pensé au démantèlement, explique un porte-parole de la société publique Sogin, responsable des travaux. Quand on commence, on ne sait pas dans quel état on va trouver les infrastructures. »
Les préliminaires – évacuation du combustible, vidange des circuits, retrait des composants – ont été menés à bien. Reste à éliminer la pièce maîtresse, la cuve du réacteur. Au contraire de leurs homologues allemands, les déconstructeurs transalpins ont choisi de la découper sur place, dans une piscine remplie d’eau, pour limiter l’exposition aux radiations. L’opération doit débuter en 2019 et durer quatre à cinq ans. Si tout va bien, le démantèlement complet sera achevé en 2035, la sphère du réacteur, conçue par l’ingénieur Riccardo Morandi, devant être reconvertie en musée de l’atome.
L’Italie n’en aura pas fait pour autant table rase du nucléaire. Il lui faut encore trouver un site national d’entreposage pour les 75 000 m3 de déchets de faible et moyenne activité produits par la mise à bas de ses centrales, ainsi que de trois installations de recherche et d’une unité de fabrication de combustible. Et, à l’horizon de la fin du siècle, un centre d’enfouissement pour 15 000 m3 de déchets à haute activité et à vie longue, dont les combustibles expédiés pour retraitement à La Hague (Manche) et à Sellafield (Angleterre). « Nous recherchons une solution mutualisée avec d’autres pays européens », note Emanuele Fontani, directeur du cycle du combustible de Sogin, qui a noué « des contacts » en ce sens avec la République tchèque et la Slovaquie. « Sinon, ajoute-t-il, nous devrons le faire en Italie. »
« Grande prudence »
Changement de cadre. C’est dans une caverne ardennaise qu’en France, EDF se fait la main. Tapi au bout de galeries creusées sous une colline, le premier réacteur à eau pressurisée français, Chooz A (305 MW), a fonctionné de 1967 à 1991, préfigurant la filière nucléaire hexagonale actuelle. Et servant aujourd’hui de banc d’essai pour sa déconstruction.
Les travaux sont entrés dans leur phase terminale. Le gros œuvre sera désormais, comme à Garigliano, la découpe sous eau de la cuve de 220 tonnes. Une intervention chirurgicale qui s’effectuera, à partir de 2019, à l’aide de robots télécommandés, et qui conduira à la fin du chantier en 2022. « Entre l’obtention du décret de démantèlement et l’achèvement de celui-ci, quinze ans se seront écoulés. C’est la durée que nous retenons pour les réacteurs de notre parc », précise Gilles Giron, directeur adjoint de la déconstruction et des déchets d’EDF.
Toutefois, le niveau de radioactivité des eaux de ruissellement devra être contrôlé pendant plusieurs années. Il faudra ensuite combler les cavernes et les galeries avec des roches et des gravats, pour éviter que la colline s’affaisse. Et Chooz A restera classé comme installation nucléaire de base jusqu’en 2047 au moins, soit plus d’un demi-siècle après son arrêt
En outre, si les 40 000 tonnes de déchets produits ici sont pour l’essentiel conventionnels ou de faible, voire très faible activité, 20 tonnes, de moyenne activité et à vie longue, devront être évacuées. D’abord vers un entreposage transitoire que l’électricien doit ouvrir mi-2018 sur son site du Bugey (Ain). Puis à un horizon indéterminé, vers le caveau souterrain de Bure.
« Les exemples allemand, italien et français, comme celui des États-Unis [où sept réacteurs ont déjà été entièrement déconstruits], montrent que le démantèlement est faisable, commente Thierry Charles, directeur général adjoint de l’IRSN. Mais chaque chantier est particulier, ce qui nécessite une grande prudence et une extrême rigueur. » À rebours de l’imprévoyance originelle d’une industrie qui ne s’était souciée ni des décennies qu’exigerait le déclassement de ses cathédrales atomiques ni des millénaires de radioactivité de leurs décombres.
Des coûts à géographie variable
D’un pays à l’autre, le coût du démantèlement prévu par les industriels va du simple au double. À Greifswald (Allemagne), l’opérateur, EWN, le chiffre à 750 millions d’euros par réacteur. Mais selon les énergéticiens allemands, la facture se rapprochera plutôt du milliard d’euros pour chacune des dix-sept tranches nucléaires – huit seulement sont encore en activité –, dont la chancelière Angela Merkel a décidé, au lendemain de l’accident de Fukushima (Japon) de 2011, l’arrêt définitif en 2022.
L’Italie, de son côté, estime à 7,2 milliards d’euros la déconstruction de ses huit installations atomiques (quatre réacteurs, trois unités de recherche sur le cycle du combustible et une usine de fabrication de combustible). Quant à la France, EDF évalue entre 350 et 500 millions d’euros le démantèlement d’un réacteur à eau pressurisé standard, en tablant sur l’effet de série d’un parc de 58 réacteurs du même type.
Les chiffres
441
C’est le nombre de réacteurs nucléaires connectés au réseau dans le monde fin 2015. Les États-Unis arrivent en tête (99 réacteurs), devant la France (58), le Japon (43, dont 3 ont été remis en service depuis l’accident de Fukushima), la Russie (35), la Chine (31), la Corée du Sud (24), l’Inde (21), le Canada (19) et l’Ukraine (15). L’Europe de l’Ouest en compte au total 117, dont 15 au Royaume-Uni, 10 en Suède, 8 en Allemagne, 7 en Belgique et autant en Espagne.
110
C’est le nombre de réacteurs industriels arrêtés dans le monde, principalement aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, au Japon et en France.
200
C’est, en milliards d’euros, le montant estimé du marché mondial du démantèlement nucléaire dans les années à venir. Outre ceux déjà fermés, environ 200 réacteurs devraient être arrêtés dans les quinze prochaines années.
http://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/04/l-europe-face-au-fardeau-du-demantelement-nucleaire_5210174_3244.html
Commentaires récents