La tribune de Gaspard d’Allens publiée le 11 décembre 2017 par Reporterre suscite un large débat au sein du mouvement antinucléaire. Si des critiques intéressantes sont proposées par ce jeune militant d’autres sont plus contestables alors que l’on n’a jamais été aussi près d’une sortie du nucléaire.
Gaspard d’Allens n’a pas tout à fait tort lorsqu’il présente le mouvement antinucléaire comme un « un club du troisième âge ». La moyenne d’âge de la plupart des associations antinucléaires locales dépasse allégrement les 50 ans et sont bien rares les jeunes lors des Assemblées générales du Réseau Sortir du nucléaire. Pour autant peut-on dire que ce mouvement n’est plus que « un spectre moribond qui se complait dans la contre-expertise et le discours technicien. Une amicale de vieux combattants » ?
La question en effet se pose. Faut-il encore qu’elle le soit avec bienveillance. Or c’est loin d’être le cas ici. L’auteur n’interroge pas mais dresse un réquisitoire délibérément à charge :
« À vouloir trop jouer le professeur, le mouvement a pris son visage, celui d’un mâle blanc sexagénaire, bourgeois de surcroît. On a beau dire « vouloir ratisser large », « faire de la pédagogie », il faut parfois aussi se regarder dans le miroir. »
« Il manque indéniablement une âme, de la vitalité, de la joie. Quelque chose qui donnerait l’envie de faire mouvement, de se retrouver, de se battre ensemble. »
« En routinisant ses modes d’action et en jouant les experts, le mouvement s’est coupé d’autres publics, les jeunes, les milieux populaires ou ruraux alors même qu’ils sont les premières victimes du système énergétique français, les premiers à subir les nuisances présentes ou celles à venir. »
On retrouve ici la ritournelle qui circule depuis des années à Valognes , Montabot puis à Bure contre les « vieilles associations » et les « co-gestionnaires du risque nucléaire ». Critique dont la finalité n’a pas grand-chose à voir avec l’opposition à l’atome…
Un exemple le donne à voir clairement. Dès 2011, le torchon brûle entre les militant(e)s du camp de Valognes STOP-Castor et les associations antinucléaires. La veille du passage du « train d’enfer », Didier Anger et Yannick Rousselet étaient sifflés par la « jeune garde » et l’alliance des modernes et des anciens n’eut pas lieu. Il faut dire que le litige n’était pas mince : si les jeunes voulaient stopper coûte que coûte le convoi, il n’en était pas question pour les associations antinucléaires qui ont bataillé des années durant pour le retour chez le producteur des déchets.
Rarement débat n’a été aussi dur. Deux stratégies totalement inconciliables se faisaient face sans qu’aucune convergence n’apparaisse. Et c’est alors qu’une mélodie qui n’existait plus guère que dans quelques groupes libertaires ressurgit. De multiples brochures et autres débats ont diffusé l’idée selon laquelle les groupes antinucléaires ne sont que des gestionnaires du risque nucléaire puisqu’ils tolèrent le passage de convois de déchets radioactifs… La simplicité de la formule lui assura un succès que ne dément pas la tribune de Gaspard d’Allens.
Sauf que la réalité est un peu plus complexe. Pendant que la « jeune garde » se faisait disperser sans ménagement dans le bocage normand par des forces de l’ordre disposant d’un arsenal impressionnant, les « vieux » faisaient leur boulot d’antinucléaire effectuant des contrôles de radioactivité sur les castors dans le cadre d’une démarche coconstruite avec les copains de SUD-rail. Non seulement on put établir que les « châteaux » crachent du neutronique à 30 m mais on a initié une campagne pour la radioprotection des cheminots. Cela n’a certes pas fait les premiers titre du JT de TF1 mais c’est du concret, du réel voire même de l’utile… puisque jusque-là seuls les CRS « protégeant » ces convois disposaient de dosimètres.
Si des membres du CHCST de la SNCF reconnaissent encore aujourd’hui l’intérêt de la démarche, ce n’est pas toujours le cas au sein de la « jeune garde » antinucléaire. En juin 2012, à Montabot l’essentiel des débats organisés avant une manifestation qui elle aussi a tourné au drame a porté sur la critique du mouvement antinucléaire … noyauté par les Verts, co-gestionnaire, vendu à EDF, défaitiste, légaliste, scientiste, technophile, etc. Et pire encore pro-éolien. Parce que chez ces gens-là en effet, il faut être contre le nucléaire (parfois) mais surtout contre toute forme de « transition énergétique » faux-nez d’un capitalisme vert honni !
Alors qu’une bataille d’une rare violence se livrait autour du débat national sur la transition énergétique et de la difficile préparation de la loi de transition énergétique, d’aucuns s’évertuaient à tirer dans le dos des antinucléaires engagés non sans peine dans la sphère institutionnelle. Les choses n’ont pas été facilitées quand une universitaire de l’EHESS est venue apportée une « caution scientifique » à la critique du mouvement antinucléaire.
Bien évidemment Gaspard d’Allens reprend à son compte la parole de cette chercheure, Sezin Topçu , dont il a déjà été question sur ce blog :
« À vouloir nous transformer en contrôleur, en comptable ou en inspecteur des travaux finis, l’État a réussi à nous enlever le souffle de vie nécessaire à la révolte. Il est parvenu, comme le dit la sociologue Sezin Topçu, à « domestiquer la critique ».
« Nous avons été pacifiés et neutralisés. Nos actions sont devenues de simples « coups de com’ » qui se « twittent » et se « likent » sur les réseaux. Quelques feux d’artifice dans une centrale, quelques banderoles déroulées devant une presse amorphe… Tout concourt au règne du spectacle. »
Non seulement cette thèse est maladroite mais elle exprime un réel mépris pour ceux et celles qui agissent au quotidien contre l’industrie nucléaire. L’auteur ne lit manifestement pas la Gazette du nucléaire, périodique du GSIEN, qui n’a pas perdu de son tranchant en quarante ans. Mais faut-il encore travailler aux côtés de ces experts non institutionnels pour s’en rendre compte. La critique n’a pas été domestiquée pas plus que Raymond Sené qui sait avec un talent que les années n’ont pas rogné manier l’art de la punch-line pour donner à voir l’indigence des propositions d’EDF…
De tout cela Gaspard d’Allens ne se préoccupe guère. Non pas que ça ne l’intéresse pas mais parce que ce travail de contestation technique ne lui est d’aucune utilité. Son souci est ailleurs : faire de Bure un point de résistance non pas tant contre l’industrie nucléaire mais contre « son monde ». Il suffit de regarder les « liens » du camp VMC pour comprendre de quoi il s’agit… pas un seul site antinucléaire mais la ribambelle des « camps climats » et autres « sites d’infos et de lutte » anti-tout. Le discours ne trompe pas :
« Le nucléaire n’est pas seulement une énergie, c’est un ordre social. Un monde marqué par l’extractivisme, l’omniprésence de l’État, le règne de l’oligarchie, la militarisation… C’est contre ce monde qu’il faut se battre, contre sa volonté de faire de nous des bêtes sous contrôle, de nous déposséder de nos facultés d’agir et de penser. »
Quelles que soient les intentions de l’auteur, cela ne correspond pas au positionnement antinucléaire de Roger et Bella Belbeoch. On a affaire à un discours qui se drape des oripeaux de la radicalité non pas tant pour renforcer la lutte antinucléaire mais pour la subsumer à une opposition plus large comme le donne à voir une brochure en vogue parmi les jeunes activistes.
Il est question de « lutter pour nous réapproprier nos facultés d’agir et de décider » et de « lutter pour la maitrise de nos lieux de vie ». Mais rien n’est dit de très concret sur la manière d’agir contre l’industrie nucléaire. Au mieux on peut lire un généreux mais vague « Nous voulons porter par nos actes et nos mots la possibilité d’une autre organisation sociale. » Et c’est sur le terrain que l’on peut voir la singularité de ce nouveau courant. De Montabot à Bure apparaît clairement une nouvelle manière de lutter et de re-territorialiser la résistance.
Au fil des années une nouvelle forme de « propagande par le fait » s’est ainsi réinstallée au cœur de la contestation antinucléaire avec le souci assumé de renouer avec l’élan de Creys-Malville et de Plogoff. Chacun(e) s’en réjouit et reconnaît le courage des jeunes activistes. Qui contesterait la légitimité de cet élan ? Quel(le) militant(e) antinucléaire ne soutient pas l’occupation du Bois Lejuc ? L’ensemble du mouvement antinucléaire est mobilisé autour de cette résistance qui s’appuie non seulement sur le refus de l’enfouissement des déchets nucléaires mais sur des décisions de justice.
Sauf que cet hommage n’est pas réciproque. Le jugement sévère de Gaspard d’Allens sur le Forum social mondial antinucléaire qui s’est tenu à Paris fin novembre le prouve clairement. Certes l’événement n’était pas parfait mais il a eu le mérite d’avoir lieu sans beaucoup de moyens grâce à l’engagement de militant(e)s qui n’ont pas compté leurs heures. Rien que le fait qu’il ait eu lieu est un exploit.
Non seulement on ne peut résumer l’événement à un colloque de « vieux barbons » mais l’honnêteté aurait pu amener Gaspard d’Allens à reconnaître que le FSM antinucléaire s’est clos à Bure… preuve s’il en est que la résistance à l’Andra ne laisse personne indifférent. Pourquoi donc alors dénoncer l’engagement de ceux et celles qui ont entretenu au fil des années la flamme antinucléaire ?
De multiples réponses à cette question existent. Certaines relèvent de divergences propres au mouvement antinucléaire comme par exemple le débat consternant entre partisans de l’arrêt immédiat et partisans d’un arrêt progressif. D’autres relèvent de clivages qui traversent aujourd’hui le mouvement écologiste éclaté en une myriade d’organisations et de courants, etc.
Gaspard d’Allens va plus loin encore. Il ne dénonce rien moins que le positionnement global de la plupart des composantes du mouvement antinucléaire :
« Le nucléaire n’est pas seulement une énergie, c’est un ordre social. Un monde marqué par l’extractivisme, l’omniprésence de l’État, le règne de l’oligarchie, la militarisation… C’est contre ce monde qu’il faut se battre, contre sa volonté de faire de nous des bêtes sous contrôle, de nous déposséder de nos facultés d’agir et de penser.
« Il est étonnant d’entendre si peu parler d’émancipation dans la lutte antinucléaire. C’est une profonde erreur qui nous emprisonne et alimente une forme d’entre-soi bourgeois. »
Tout cela est exact mais n’a jamais fait l’objet d’un quelconque consensus au sein d’un mouvement antinucléaire dont l’hétérogénéité est immense. En effet l’opposition au nucléaire a toujours associé des gens qui ne se seraient jamais rencontrés, voire qui n’auraient jamais agi ensemble, s’ils ne partageaient la même indignation face au diktat atomique. Suffit pour s’en convaincre de regarder qui on croise dans les associations antinucléaires… le collectif STOP-EPR ni à Penly ni ailleurs regroupe ainsi des abonnées du Journal La Croix, des membres d’ATTAC, des écolos, des militants du MAN… c’est-à-dire tout un écosystème d’individus qui en dépit d’une passion antinucléaire commune divergent sur bon nombre de questions.
Et très concrètement bien peu admettent l’opportunité de se battre contre « le nucléaire et son monde ». Là se trouve l’ultime limite de la thèse de Gaspard d’Allens :
« Aujourd’hui, notre besoin est triple : il faut renouer avec une certaine forme de radicalité qui nous permette d’agir chacun à notre mesure, sans délégation à des experts ou à des professionnels du lobbying et de la mobilisation. Réencastrer notre lutte antinucléaire dans des combats plus larges et plus inclusifs en luttant contre « le nucléaire et son monde ». Enfin, il nous faut aussi trouver des brèches dans lesquelles nous pouvons nous engouffrer pour mettre en branle concrètement la machine atomique. »
Si l’orientation qu’il propose est intéressante voire fondamentale, elle ne peut s’imposer à tou(te)s. Le mouvement antinucléaire est bien plus divers et composite que d’aucuns veulent le dépeindre. Mais surtout il a été jusque-là bien plus tolérant qu’il n’y parait… et surtout bien moins inutile que Gaspard d’Allens le laisse entendre :
- La lutte antinucléaire est toujours été encastrée dans d’autres combats, ceux de l’écologie et ceux pour la santé au travail, ceux pour le droit à l’information, ceux pour la démocratie,
- La lutte antinucléaire a toujours été inclusive associant à la fois des chercheurs, des intellectuels, des ouvriers, de militants associatifs et des particuliers qui n’ont jamais accepté qu’une INB leur soit imposée,
- Il n’y a jamais eu aucune délégation à des experts mais plutôt l’affirmation d’une contre-expertise citoyenne, une prise de parole des « sans droits » et des « sans noms » contre une technostructure dont l’infaillibilité a volé en éclat au fil des années,
- Ainsi des brèches ont été trouvé depuis longtemps puisque la centaine de réacteurs que la commission PEON ambitionnait de construire n’a jamais été réalisée, puisque le droit nucléaire envers et contre tout a progressé même s’il est encore loin du droit commun, puisque l’Andra ne peut toujours pas déposer la DAC de Cigéo…
Somme toute à l’heure où l’arrêt de Fessenheim semble se préciser, alors qu’une large part de l’opinion publique exprime ouvertement sa défiance vis-à-vis de l’atome et qu’EDF « mise sur le solaire » la prose de Gaspard d’Allens ne contribue pas apaiser le climat déjà suffisamment délétère qui règne au sein du mouvement antinucléaire.
Reste qu’il a absolument raison sur un point : il est urgent de trouver de nouveaux modes d’actions et un nouveau discours. Si ce n’est que cela ne pourra se faire en rupture complète avec ce qui a été et ce qui est. Le sursaut dont le mouvement antinucléaire a besoin pour continuer à s’épanouir implique d’articuler et non pas d’opposer différents modes d’action, différents niveaux de radicalité, différentes ambitions.
Sans cela on pourra effectivement se demander avec Gaspard d’Allens si « le mouvement antinucléaire est-il condamné à être spectateur de ce désastre, à scander des « On lâche rien » pour finalement constater qu’il a tout perdu ? »
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https://blogs.mediapart.fr/guillaume-blavette/blog/181217/non-le-mouvement-antinucleaire-n-est-pas-un-spectre-moribond
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