En Allemagne, l’immense chantier de démantèlement d’une centrale nucléaire entre en phase avancée.
Dans l’atelier de décontamination de la centrale nucléaire de Lubmin, installée sur les bords de la mer Baltique (nord de l’Allemagne), la grande scie à ruban ronge un cylindre cyclopéen depuis bientôt deux heures. «Nous sommes en train de découper un générateur de vapeur», explique Alex, un mécanicien de 31 ans qui, comme l’a fait son père avant lui, travaille sur cette immense zone de 450 ha, dans l’un de ces bâtiments confinés qui ne doivent pas laisser échapper la moindre particule radioactive.
Pour couper un seul anneau de 20 cm de large et 4 m de diamètre, la scie a besoin d’environ 5 heures. «L’anneau est ensuite découpé en petits morceaux. Ceux-ci sont envoyés dans des caissons de décontamination où ils sont passés sous un jet de billes métalliques. Si la radioactivité ne disparaît pas après plusieurs passages, on les place dans des conteneurs spéciaux qui seront enfouis un jour sur le site de stockage de Conrad, prévu pour les déchets de faible et moyenne intensité», explique Alex, qui porte une combinaison réglementaire avec guêtres en caoutchouc lavées après chaque utilisation.
Millions de tonnes
Au final, la décontamination d’un seul anneau de métal prend près de deux jours. Ce n’est qu’une part infime des millions de tonnes de déchets plus ou moins contaminés que «produit» la centrale de Lubmin, un site qui «s’autodétruit» depuis 23 ans.
La facture finale sera très salée
La sortie du nucléaire coûtera cher à l’Allemagne. «Un rapport du Ministère de l’économie évalue le besoin global pour les centrales allemandes à 47,5 milliards d’euros», rappellent les experts de l’Institut de recherches pour une économie de l’énergie régénérative (IWR). Théoriquement, les quatre grands exploitants du nucléaire (RWE, EON, EnBW, Vattenfall) ont provisionné 38 milliards d’euros à cet effet. Mais ce n’est pour l’instant qu’un jeu comptable sur leur capital propre et rien n’a été vraiment déposé en banque.
De même, le précédent gouvernement a permis aux exploitants de se libérer pour l’éternité de l’un des aspects les plus onéreux du démantèlement: le stockage des déchets et la recherche d’un site d’enfouissement final pour les déchets hautement radioactifs. Pour cela, les quatre ont viré 24 milliards d’euros d’un seul coup au trésor public en 2017. Une somme que bien des experts considèrent comme nettement insuffisante.
Pour sa part, la société gestionnaire EWN ne connaît pas ces problèmes et rêve d’un avenir doré. Aujourd’hui, plus de deux tiers des 448 réacteurs en fonctionnement dans le monde ont plus de trente ans. Et à raison de 500 millions à 1 milliard d’euros par réacteur démantelé, l’activité est garantie durable et rentable. TS
«La centrale a été construite par l’URSS et ouverte en 1974. Quatre réacteurs ont fonctionné à plein, couvrant jusqu’à 10% des besoins de l’ancienne RDA. Deux autres n’ont jamais vraiment marché et la construction des deux derniers a été arrêtée», détaille la porte-parole de la centrale, Gudrun Oldenburg.
En 1990, après la réunification allemande, l’état délabré de certains éléments conduit les autorités à fermer la centrale, puis à lancer son démantèlement (1995). «Nous étions environ 6000 à travailler dans la centrale, contre 850 aujourd’hui. Certains mécaniciens de l’époque sont aujourd’hui des spécialistes de la décontamination», raconte Horst Tampe, chef d’atelier à Lubmin depuis 1973.
Rattachée au Ministère des finances après la Réunification, la société gestionnaire EWN supervise le démantèlement des centrales de Lubmin et de Rheinsberg, une petite centrale expérimentale du Brandebourg. «À Lubmin, nous avons commencé à décontaminer les bâtiments avec une fin du démantèlement espérée vers 2030. Mais au fil des ans, nous avons acquis un savoir-faire qui doit garantir notre futur», explique Mme Oldenburg. «On n’a pas seulement appris sur les matériaux, les techniques de confinement, de décontamination ou de découpe. Mais aussi sur la planification des opérations, la gestion des données, les archives ou les méthodes de traçabilité.»
Une expertise recherchée
Le savoir des experts de Lubmin est désormais recherché: «Après la catastrophe de Fukushima, nous avons reçu des politiques, des experts et des journalistes japonais. Aujourd’hui, nous travaillons dans les pays de l’Est en Lituanie, en Slovaquie ou en Bulgarie. Nous avons aussi réalisé une banque de données pour Tchernobyl», énumère la porte-parole, qui mentionne une visite des spécialistes suisses de l’ENSI en 2014. «Notre plus gros contrat, c’était la construction en 2015 d’un centre de stockage et de décontamination sur la base navale de Mourmansk, qui est un peu le cimetière des sous-marins nucléaires russes, avec près de 120 sous-marins à traiter», raconte-t-elle avec fierté.
Accélérer la sortie
Depuis la décision allemande de 2011 d’accélérer la sortie du nucléaire, 16 réacteurs petits et grands sont en cours de démantèlement en Allemagne, un «marché» en développement pour EWN: «Nous avons eu quelques collaborations ponctuelles. Mais c’est encore timide. C’est le démarrage», précise Mme Oldenburg.
Pour la centrale de Lubmin, propriété de la RDA, c’est l’État fédéral qui paye. Mais l’addition, évaluée à 3 milliards d’euros au départ, atteint désormais les 6,6 milliards d’euros. Pour les autres centrales allemandes, ce sont en revanche les exploitants privés qui doivent supporter les coûts. Mais rien ne garantit que le contribuable allemand ne soit pas bientôt sollicité.
«Un calendrier pour Mühleberg»
Le démantèlement des centrales nucléaires va bientôt toucher la Suisse aussi. D’origine allemande, Stefan Klute, 45 ans, a été recruté par BKW en 2014 pour préparer la désaffectation de la centrale nucléaire de Mühleberg. Entretien.
L’arrêt définitif du réacteur est prévu pour la fin 2019. Que faites-vous en ce moment?
Stefan Klute: Notre but est de commencer les travaux pour la désaffectation immédiatement après l’arrêt du réacteur. Nous voulons que tous les combustibles soient acheminés au centre de stockage de Würenlingnen d’ici à 2024. Et que tous les autres éléments radioactifs soient évacués d’ici à 2030. Nous sommes une équipe de 30 personnes. Nous avons beaucoup de travail juridique, afin de répondre aux exigences des autorités. Nous commençons également à former les employés aux nouvelles tâches qui les attendent. Certains travaux spécifiques, tel le découpage de morceaux hautement radioactifs sous l’eau, seront délégués à des entreprises spécialisées, du type EWN.
Nettoyer la centrale de tous composants radioactifs en dix ans, n’est-ce pas trop optimiste? Lubmin est en cours de démantèlement depuis plus de 25 ans…
La première étape ne pose pas de problème: on le fait déjà! Les combustibles usés sont remplacés tous les six ou sept ans. Nous avons l’habitude de les retirer, les entreposer dans la piscine de désactivation, de les conditionner et de les transporter en camion à Würenlingen. Je peux donc vous garantir qu’ils seront évacués d’ici à 2024. L’échéance suivante sera plus «sportive»! Il s’agira de démonter toutes les parties ayant été en contact avec la radioactivité, de les décontaminer quand c’est possible, puis de contrôler leur taux d’activité. Mais le calendrier est réaliste. La centrale allemande de Lubmin n’a pas la même dimension (5 réacteurs en activité), ni la même composition.
Quel est votre plus grand défi?
D’être les premiers en Suisse à démanteler une centrale. Que ce soit par rapport aux autorités, au public, à la branche nucléaire, tout est à construire. C’est à nous de poser les rails. Mais nous avons des échanges réguliers, avec nos collègues allemands, suédois, espagnols et belges. Et nous avons recruté une dizaine d’ingénieurs ayant de l’expérience dans la désaffectation, en Allemagne surtout.
Une leçon tirée de ces expériences étrangères?
L’arrêt d’une centrale est un cap pour les employés. C’est important de les associer très tôt au démantèlement. De leur montrer que la désaffectation peut leur offrir des perspectives intéressantes.
Sur le site de BKW, on peut lire que «les connaissances acquises (…) sont utiles pour d’autres projets de démantèlement, à l’étranger également». Votre entreprise se prépare-t-elle à vendre ses services en matière de démantèlement?
Nous allons d’abord nous concentrer sur nos devoirs, ici à Mühleberg. Mais nous avons effectivement acheté l’été dernier une société allemande de radioprotection, Dienstleistungen für Nukleartechnik GmbH (DfN), pour compléter nos compétences, en prévision des nombreuses désaffectations en Europe.
Propos recueillis par Sandrine Hochstrasser
https://lecourrier.ch/2018/02/22/le-cout-reel-de-latome/
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