EN IRAN, LA CLASSE MOYENNE PREMIÈRE VICTIME DE LA DÉCISION DE TRUMP

Avec la sortie américaine de l’accord sur le nucléaire, les investissements étrangers, déjà fragiles, vont se tarir. Les caisses de l’État vont en souffrir, ainsi qu’un secteur privé déjà à la peine.

C’était il y a seulement deux ans et demi. L’accord sur le nucléaire était à peine signé qu’une délégation française faisait le déplacement en grande pompe dans le futur eldorado iranien. Avec ses 80 millions d’habitants, le pays était décrit partout comme une concentration d’opportunités économiques et un nouveau marché à conquérir. Depuis, les investissements se sont heurtés à une levée des sanctions seulement partielle et à l’incertitude financière venue des États-Unis. La récente sortie américaine de l’accord de Vienne va encore accentuer les difficultés d’une économie déjà mal en point.

Toutes les sanctions économiques pesant sur l’Iran avaient-elles été levées ?

L’accord de Vienne prévoyait la levée progressive des sanctions économiques visant les secteurs de la finance, de l’énergie et du transport. Mais côté américain, même après l’entrée en vigueur de l’accord, en janvier 2016, toutes les entreprises voulant commercer avec l’Iran devaient commencer par obtenir une autorisation de l’Office of Foreign Assets Control (OFAC), agence dépendant du Trésor. D’autres mesures de rétorsion, visant le soutien au terrorisme, le programme balistique et les atteintes aux droits de l’homme, sont aussi restées en place. L’accord a par contre permis le dégel de 100 milliards de dollars d’avoirs iraniens bloqués aux États-Unis depuis 1979.

Ce climat d’incertitude a contribué à freiner les ambitions des entreprises européennes, confrontées aux réticences des grandes banques à financer des projets en Iran. Elles avaient déjà été échaudées par l’amende de 8 milliards d’euros infligée à BNP par les États Unis en 2015, après que la banque avait contourné l’embargo américain sur plusieurs pays dont l’Iran. La Banque mondiale brosse dans son dernier rapport le portrait d’un pays encore largement fermé: «En raison de la lenteur de la reprise des relations des banques iraniennes avec les grandes banques internationales, les apports d’investissement direct étranger dans le pays et les échanges commerciaux avec le reste de la planète restent limités.» L’élection de Donald Trump, qui clamait sa volonté de déchirer l’accord, a achevé de miner la confiance des banques.

Quels effets l’accord a-t-il eus sur l’économie iranienne ?

Malgré ces restrictions, l’accord a permis au pays de reprendre des transactions financières avec l’UE et de vendre son pétrole à une clientèle variée et élargie. L’économie iranienne en a directement bénéficié en 2016 : sa croissance a bondi de plus de 4 points, dopée par le doublement des exportations de pétrole. Mais après l’espoir des premiers temps, la population iranienne a vite été confrontée à des retombées économiques moindres qu’espérées en raison de la réticence des banques occidentales à investir.

Pour les opposants à l’accord de Vienne, Donald Trump en tête, l’afflux de liquidités pétrolières de ces deux dernières années aurait été utilisé par le régime pour financer ses opérations extérieures dans la région plutôt que pour développer les infrastructures. Les États-Unis ont adopté le 15 mai des sanctions contre le gouverneur de la Banque centrale iranienne, accusé d’avoir participé au financement du Hezbollah. Cette suspicion est manifestement partagée par les Iraniens eux-mêmes. Pendant les manifestations qui ont éclaté en décembre 2017, certains scandaient «Pas Gaza, pas le Liban, ma vie en Iran !», pour protester contre l’implication financière de l’Iran au Proche-Orient au détriment des programmes de subvention aux produits de base.

Dans quel état est l’économie iranienne aujourd’hui ?

L’économie, et au-delà l’État, est très dépendante du secteur pétrolier qui ne crée que peu d’emplois. Le secteur privé, qui représente à peine 20% de l’économie, a, le plus grand mal à exister dans l’ombre étatique. «On se trouve face à un État prédateur, qui limite les privatisations et ne laisse pas s’épanouir les jeunes entreprises. Si elles ont du succès, elles sont récupérées par l’État ou le secteur semi-public, une galaxie d’hommes d’affaires très proches du pouvoir», explique Clément Therme, chercheur à l’International Institute for Strategic Studies (IISS).

Au-delà des problèmes des entreprises, le coût de la vie est élevé par rapport aux salaires et oblige souvent les classes populaires à cumuler deux, voire trois jobs pour vivre. «Une grande partie de la population a le sentiment qu’une oligarchie en a remplacé une autre, que les promesses d’égalité de la révolution islamique de 1979 ont été complètement oubliées. Le sentiment d’injustice augmente avec le chômage, qui croît malgré les ressources», analyse Clément Therme. Sur les recommandations du FMI, le pays a engagé un programme de réduction des dépenses publiques, en diminuant les subventions aux produits de première nécessité. «Le régime oscille en permanence entre des politiques populistes, qui alimentent l’inflation, et des approches orthodoxes, qui produisent des mesures perçues comme injustes et alimentent les révoltes populaires», poursuit l’expert. En décembre, c’est l’abaissement du revenu universel instauré par Mahmoud Ahmadinejad de 40 à 10 dollars par mois, qui avait été le déclencheur de manifestations dans tout le pays.

Sur qui va peser le retour des sanctions ?

Malgré les déclarations volontaristes des dirigeants européens, l’avenir s’annonce sombre. La réactivation par l’Union européenne du «blocking status», créé en 1996 pour contourner l’embargo sur Cuba en neutralisant les effets extraterritoriaux des sanctions américaines, risque fort d’être un geste uniquement symbolique. Le rétablissement des sanctions américaines concerne toutes les entreprises travaillant avec l’Iran, si elles commercent aussi avec les États-Unis ou utilisent le dollar dans leurs transactions. Ces sanctions s’appliqueront dès le 6 août pour les entreprises du secteur des transports, et le 4 novembre pour la finance et l’énergie. Total a annoncé le 16 mai que, sauf dérogation américaine, il allait abandonner son grand projet gazier en Iran.

À suivre le rapport de la Banque mondiale, «les perspectives de croissance à moyen et long termes restent tributaires du rythme de réintégration de l’Iran dans l’économie mondiale». Dans ces conditions, l’économie iranienne a beau être résiliente, il est probable que le chômage augmente, alors qu’il touche déjà 13% de la population selon des chiffres officiels jugés sous-estimés, et près de 30% des jeunes. «La hausse du chômage va toucher en premier lieu le secteur privé, et donc la classe moyenne occidentalisée, la population la moins liée à l’État», analyse Clément Therme.

Les sanctions vont aussi avoir un impact sur les finances de l’État, dont les revenus proviennent à 80% des exportations de pétrole. Dans un pays où «c’est l’État qui paye les gens et pas l’inverse», selon la formule de Clément Therme, une grande partie de la population risque d’en pâtir directement. En dépit de climat pessimiste, certains se frottent les mains. «Tous les intérêts rentiers, en partie aux mains de l’armée, n’ont pas intérêt à l’ouverture économique du pays et à la concurrence qu’elle amène. Eux se réjouissent du retour des sanctions», pointe le chercheur. En économie comme en politique, la décision de Trump ne fait que conforter les durs du régime.

Nelly Didelot

http://www.liberation.fr/planete/2018/05/19/en-iran-la-classe-moyenne-premiere-victime-de-la-decision-de-trump_1651084

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