Tribune- Devant l’urgence climatique, l’énergie nucléaire est souvent évoquée en France, malgré les risques qui s’y attachent, comme une solution crédible au niveau mondial à la lutte contre le réchauffement climatique, à l’égal des économies d’énergie et des énergies renouvelables.
Aujourd’hui, la production d’origine nucléaire représente 10% de la production d’électricité mondiale (en régression de 7 points depuis 1996), à peine 2% de la consommation d’énergie finale, et ne permet d’éviter que 2,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre ! L’âge moyen du parc mondial continue d’augmenter et atteint 30 ans en 2018. Pas étonnant puisque le nombre des débuts de construction de nouveaux réacteurs a chuté de 44 en1976 à15 en 2010 et 5 en 2017.
La production d’origine nucléaire ne permet d’éviter que 2,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre !
Alors que 260 milliards de dollars ont été investis au monde dans les filières photovoltaïque et de l’éolien en 2017, dont les coûts d’investissement et de production décroissent de façon continue depuis une décennie, seuls 16 milliards l’ont été dans la filière nucléaire dont les coûts ont subi un facteur deux d’augmentation durant la même période1. L’Agence Internationale de l’Énergie Atomique ne s’y trompe d’ailleurs pas quand elle s’inquiète de la baisse prévisible de la participation du nucléaire au bilan énergétique mondial en 2030.
Il est totalement invraisemblable de prétendre assurer à court et moyen terme (2030-2040) un développement mondial du nucléaire capable de sortir cette filière de la marginalité actuelle des émissions de gaz à effet de serre qu’elle évite.
Il faudrait en effet pour sortir de la marginalité climatique et atteindre des chiffres de l’ordre de 10% des émissions évitées, démarrer un nouveau réacteur chaque semaine, sans qu’on ait la moindre idée des pays susceptibles de les accueillir sur leur réseau, des pôles industriels à développer intensivement et de l’origine des sommes gigantesques à rassembler pour financer ces investissements à haut risque et à temps de retour de cinq ou six décennies.
Sans compter la multiplication exponentielle des risques d’accident majeur, l’accumulation de déchets à haute activité et très longue durée de vie dont personne ne sait que faire, mais aussi les risques de prolifération vers les activités militaires que susciterait une dissémination trop rapide des technologies nucléaires dans des pays qui ne disposent ni de la stabilité politique, ni des infrastructures ni de la culture de sûreté et de sécurité indispensables.
La France, dont les émissions de gaz à effet de serre, contrairement à ses propres engagements au titre de l’accord de Paris, ont augmenté de 3% en 2017, devrait-elle échapper à cette analyse ? C’est la conviction que tentent de continuer à nous imposer l’industrie nucléaire, une bonne partie de la classe politique française, le gouvernement et la haute administration.
Les signaux d’alerte se multiplient dangereusement : l’opérateur historique s’avère incapable de maîtriser techniquement et financièrement le chantier de l’EPR de Flamanville
Les signaux d’alerte se multiplient pourtant dangereusement : l’opérateur historique s’avère incapable de maîtriser techniquement et financièrement le chantier de l’EPR de Flamanville supposé préfigurer le parc nucléaire des années 2030. L’Autorité de Sûreté Nucléaire se voit contrainte d’accorder des dérogations injustifiables à EDF pour lui permettre la poursuite de sa construction, dont la mise en service recule d’année en année. Le devis du « grand carénage » indispensable à la mise aux normes de sûreté du parc français actuel dépasse déjà le coût d’investissement initial de ce parc, sans qu’EDF puisse assurer pour autant une prolongation significative de production d’électricité sans risque. L’État s’est vu dans l’obligation d’aligner 5 milliards d’euros pour éviter la faillite d’Areva, englué dans les aventures minières, le surcoût de l’EPR en Finlande et les suites des falsifications effectuées dans son usine Creusot Forge.
C’est pourtant dans ce contexte délétère qu’EDF, qui a déjà réussi à convaincre le gouvernement de décaler d’au moins dix ans le calendrier de fermeture de la vingtaine de centrales nécessaire au respect de la loi de transition énergétique de 2015, tente, pour maintenir coûte que coûte son parc au niveau actuel, d’imposer sa vision d’un nucléaire « sauveur du climat ». La solution proposée par EDF consiste à faire augmenter le plus rapidement possible la consommation française d’électricité, stagnante depuis plusieurs années, de telle sorte que la part du nucléaire redescende « naturellement » à 50% du total vers 2030, rendant inutile toute fermeture de centrale.
Sous le prétexte d’une « transition bas carbone » de bon aloi, c’est en fait d’une promotion discrète mais intense du nucléaire qu’il s’agit.
Quitte à proposer des scénarios improbables sur le plan technique et économique de pénétration massive de l’électricité dans les transports individuels (en particulier sous forme d’hydrogène) et le triplement des exportations d’électricité vers nos voisins européens, avec les problèmes d’extension massive des lignes haute tension transfrontières et les aléas politiques et économiques que suppose une telle stratégie.
Il faut revenir à la raison : une telle aventure est beaucoup plus risquée du point de vue technique, beaucoup plus onéreuse, moins efficace et beaucoup plus longue à mettre en œuvre que des politiques d’économie d’énergie (dont les économies d’électricité) et de développement des énergies renouvelables. Elle présente des risques majeurs, d’abord pour nos concitoyens, mais aussi pour nos voisins européens : risque d’accident majeur qui augmente avec le dérèglement climatique, risque de restriction de la production en cas de canicule, risque de rupture d’approvisionnement d’uranium d’origine géopolitique, risques provoqués par l’aval du cycle, le démantèlement des centrales et le traitement des déchets nucléaires, risques de prolifération vers les armes atomiques.
La filière nucléaire n’a aucune chance d’apporter une solution à la hauteur des enjeux climatiques au niveau mondial dans les délais nécessaires, d’ici 2030 ou 2040
À ceux, encore nombreux, qui pensent que le nucléaire est un « mal » mais un « mal nécessaire », voire indispensable, vue l’urgence climatique, nous disons que cette filière n’a aucune chance d’apporter une solution à la hauteur des enjeux climatiques au niveau mondial dans les délais nécessaires (d’ici 2030 ou 2040).
La France, si elle s’obstine seule dans cette voie d’une primauté au nucléaire, s’isolera donc chaque jour davantage dans le concert des nations qui se sont engagées résolument dans une transition énergétique rapide fondée sur les trois piliers que sont la sobriété, l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables.
Elle devra en assumer tous les risques qu’elle fait courir à ses voisins, sans en recueillir de profits économiques, tout en retardant d’un bon demi siècle son entrée dans la modernité énergétique.
Benjamin Dessus et Bernard Laponche le 03/10/2018
https://www.alternatives-economiques.fr/non-nucleaire-ne-sauvera-climat/00086499
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