MÉMOIRE AUX POUBELLES, MÉMOIRE DES POUBELLES

« Un héritage empoisonné », documentaire réalisé par Isabelle Masson-Loodts nous éclaire sur l’enfouissement des vestiges de la Première Guerre mondiale, ainsi que sur la politique de gestion des déchets polluants enfouis dans nos sols depuis plus d’un siècle.

Dans son documentaire Un héritage empoisonné, (voir aussi) Isabelle Masson-Loodts (entre autres membre du collectif Huma) établit un parallèle effrayant entre, d’une part, la « gestion » des obus et autres vestiges de la Première Guerre et, d’autre part, la gestion des déchets nucléaires menée par l’ANDRA (l’Agence nationale française des déchets radioactifs, NDLR). En cent ans, le constat n’est pas tant que l’on n’a rien appris ; c’est surtout que les mêmes erreurs sont commises, au nom de la même ignorance, du même cynisme et du même mépris des populations locales.

La région de la Meuse, dans le nord de la France, permet à la réalisatrice de conforter ce parallèle ; elle a connu les dévastations de la Grande Guerre, les affres du nettoyage des déchets toxiques de cette guerre (obus souvent chargés de produits chimiques, cadavres…), et aujourd’hui, les projets d’enfouissement à plus de 500 mètres sous terre des déchets radioactifs produits par les centrales nucléaires.

Contrairement à ce qui s’est passé dans la région d’Ypres, à la densité démographique très grande avant-guerre et où les gens sont revenus s’installer en masse dès la fin des hostilités, de larges zones du territoire français ont été déclarées « zone rouge ». Pourquoi ? Pour la mémoire ; c’est une des raisons officielles – la première étant que l’on pensait que ces terres étaient condamnées à jamais, irrécupérables. Mémoire des morts, des lieux martyrs. Garder des zones dans cet état, comme on le fera après 1945 pour le village d’Oradour, permet de rappeler aux générations futures l’horreur de ce qui s’est passé là. Mais il y a une autre raison : le coût de la dépollution est largement supérieur à la valeur agricole de ces terres. Et une autre encore : l’incapacité de mettre en œuvre des techniques efficaces de décontamination des sols.

Le documentaire montre ainsi des ruines ; on pense qu’il s’agit d’un monastère médiéval abandonné, mais ce sont celles de l’église d’un des villages détruits par les combats et jamais reconstruits. On voit encore des champs rendus à la culture, dont on extrait toujours, jour après jour, des kilos de ferraille, dont des obus toxiques et dangereux.

Les lieux de mémoire

Ces lieux de mémoire sont importants, cela ne fait aucun doute. Pour beaucoup, la connaissance des faits n’est pas suffisante pour prendre la mesure des événements ; être confronté aux témoins ou aux lieux (qui, par définition, survivent plus longtemps que les témoins) offre cette dimension émotionnelle indispensable à l’inscription dans la mémoire. Celle-ci s’écrit en partie dans notre cerveau, mais en partie aussi dans nos tripes, dans notre chair.

Encore faut-il que les populations locales soient consultées et soient d’accord. À Ypres, raconte Isabelle Masson dans un livre à paraître, les autorités (Winston Churchill en tête, sa proposition ayant reçu un accueil favorable de la part d’Albert Ier) souhaitaient conserver la ville en l’état, c’est-à-dire en ruines pour en faire un lieu de mémoire. Mais la population locale a refusé cette option ; elle voulait revivre, reconstruire et tourner la page. Elle a eu gain de cause, parce qu’elle était en nombre. Et le terroir était suffisamment riche.

Le documentaire montre bien que ce facteur du nombre est essentiel. Comme le raconte un militant qui s’oppose au site d’enfouissement, le cabinet du Premier ministre lui a clairement signifié que si plusieurs milliers de personnes venaient manifester, les données du problème pourraient changer… Mais la région est faiblement peuplée, et tout a été fait depuis 1918 pour que cette désertification s’accentue. Curieuse mémoire qui se construit sur l’oubli des vivants…

L’incompétence

Le documentaire dévoile aussi la terrible impuissance des pouvoirs publics face au problème de la dépollution des sols. Les premières méthodes sont plus qu’artisanales ; leurs effets sont désastreux. Outre les victimes post-guerre des obus non explosés, les produits toxiques sont répandus dans les sols ou dans l’air sans aucune précaution ni la moindre mise en garde des populations locales, si modestes (en nombre et en richesse) qu’on a visiblement estimé ne pas devoir les prendre en compte. Mais l’incompétence n’est pas la seule explication ; après tout, elle est logique dans l’immédiat après-guerre. Après quelques années, des techniques permettant une décontamination efficace et propre ont été développées. Encore faut-il vouloir les mettre en œuvre partout et en assumer le coût prohibitif. Et ce qui pèse lourd dans la décision, c’est le ratio coût / nuisances. Si ces nuisances sont estimées minimes – entendez surtout qu’elles ne seront pas médiatisées et qu’elles n’empêcheront aucun responsable politique d’être réélu –, le coût sera le facteur déterminant. Et les populations locales seront livrées à leur sort, confrontées à l’augmentation de maladies rares et à la désertification amplifiée de leur région.

Le cynisme de la pédagogie

J’ai souvent relevé, ces dernières semaines, l’argument avancé par les gouvernements en place face à l’incompréhension des citoyens devant leurs politiques et leurs réformes. On entend à chaque fois qu’il faut « faire preuve de pédagogie ». Autrement dit, répéter aussi longtemps qu’il le faudra les mêmes arguments jusqu’à ce que les gens finissent par les accepter. Ce n’est pas de la pédagogie : c’est de la propagande.

Cette méthode se retrouve dans les deux faces du documentaire, illustrée par deux citations que la réalisatrice a retrouvées dans les archives. La première est tirée d’une lettre ministérielle, datée de 1919, où l’on explique ce qu’il convient de faire pour que les populations locales arrêtent de se plaindre des effets toxiques des obus : « Il est permis d’espérer que les populations qui ont supporté avec tant de courage les bombardements et les souffrances de toutes natures pendant la durée de la campagne sauront s’affranchir des craintes injustifiées quand on fera appel à leur bon sens et à leur bon esprit. » C’est que l’exploitation des « moissons de fer » rapporte aussi beaucoup d’argent, par la récupération des métaux, qui n’est cependant rentable que si on peut passer rapidement la case « dépollution »…

Bien sûr, les horreurs de la guerre sont réelles et effarantes. Elles ont duré quatre ans. Mais celles engendrées par leurs déchets en tous genres ne sont pas moins réelles et effrayantes ; et cela fait cent ans qu’elles s’exercent, de manière certes moins spectaculaires et moins meurtrières, mais lentement et sûrement.

La mémoire pour aider à l’oubli

Aujourd’hui, dans la Meuse, sur les lieux surchargés des toxines de 14-18, l’ANDRA, promoteur de l’enfouissement des nouveaux déchets, finance des lieux de mémoire de la Grande Guerre et organise même des concours récompensant des artistes. Détourner l’attention est l’autre face de ce fumeux « devoir de pédagogie ». En 1958, l’Organisation Mondiale de la Santé publiait un rapport sur la gestion des déchets radioactifs et répétait à sa manière l’appel du ministre de 1919 – et c’est la deuxième citation reprise par la réalisatrice : « Du point de vue de la santé mentale, la solution la plus satisfaisante pour l’avenir des utilisations pacifiques de l’énergie atomique serait de voir monter une nouvelle génération qui aurait appris à s’accommoder de l’ignorance et de l’incertitude. » Et Isabelle Masson-Loodts commente : « Cette génération ignorante et docile n’est peut-être pas encore née ; mais tout est fait pour qu’elle voie le jour. » Et les conclusions de son reportage sont sans appel : beaucoup d’argent public est dépensé pour acheter le silence et la soumission des élus et des populations locales, en plus des efforts de l’ANDRA pour détourner l’attention.

La résistance s’organise

Dans la Meuse, des activistes occupent les lieux pour entraver la poursuite du projet d’enfouissement. Dimanche dernier, 75.000 personnes ont défilé à Bruxelles pour réclamer une vraie réaction des politiques. Partout en France et en Belgique, des Gilets Jaunes manifestent pour une autre politique. Quelle autre politique ? Celle qui ne fera plus porter les conséquences toxiques d’un capitalisme sans conscience sur les plus faibles ; celle qui, enfin, verra à long terme et ne cherchera plus à enterrer les problèmes pour lesquels il n’y a pas encore de solution ; celle qui mettra l’intérêt collectif – c’est-à-dire celui de chaque citoyenne et de chaque citoyen – au-dessus des intérêts particuliers des grandes entreprises et de leurs actionnaires.

Nos gouvernants ne semblent vraiment pas prêts à la mettre en œuvre ; Marie-Christine Marghem combine l’incompétence et le cynisme en tweetant « En décollant ce matin pour la COP 24 j’emportais avec moi les voix des 70 000 personnes qui ont manifesté hier leur volonté d’une plus grande ambition climatique !! » Tout ça dans un avion des forces armées belges dont le bilan carbone sera désastreux, en route pour une conférence où elle ne pourra pas prendre la parole ! Et pour, le lendemain, voter à l’Europe, avec la seule Tchéquie, contre une proposition de directive sur l’efficacité énergétique et s’abstenir lors du vote sur une directive concernant les énergies renouvelables – à cause de la Flandre, bien entendu, dira Mme Marghem. En même temps, avec force dramaturgie, la crise gouvernementale permettra à la N-VA et au MR de se refaire une virginité à bon compte avant les élections prochaines dans l’espoir d’enrayer l’hémorragie du sang politique : les voix. Bénéfice annexe : une excuse parfaite pour ne prendre plus aucune décision tant dans le domaine de l’écologie que du social. Et la N-VA fera le deuil d’une nouvelle réforme de la Constitution, d’autant que la VOKA – les grands patrons flamands – ne veut pas d’une indépendance de la Flandre, mais préfère une flamandisation de l’État avec colonisation économique du sud du pays. Seul hic, de taille : les réformes attendues par le patronat, qui seront reportées de plusieurs mois, voire avortées.

Des déchets toxiques de 14-18 à ceux du nucléaire, auxquels on pourrait ajouter un nombre impressionnant de dossiers similaires, on retrouve une constante : l’attitude des gouvernements et leur soumission à des intérêts économiques à court terme. Il est temps que nos responsables politiques entendent que l’ignorance, la manipulation et les mensonges ne sont plus une option. Le mouvement des Gilets Jaunes et la Marche pour le climat du 2 décembre à Bruxelles démontrent que les citoyens, eux, ont compris.

Je ne peux que vous inviter à découvrir ce documentaire. Il sera projeté au cinéma Aventure le 13 décembre prochain, à 20 heures. Plus d’informations sont disponibles sur Facebook et sur Vimeo.

Cet article a été publié sur https://plus.lesoir.be/194244/article/2018-12-08/memoire-aux-poubelles-memoire-des-poubelles