LA FRANCE FACE AU FARDEAU DES DÉCHETS NUCLÉAIRES

Dans l’Aube, deux centres de stockage accueillent 90 % des résidus radioactifs produits chaque année dans l’Hexagone. L’un approche de la saturation, et pour certains déchets il n’existe pas encore de solution.

Un glacis de givre recouvre la campagne, comme un grand linceul. Au milieu d’une forêt épaisse, une esplanade dénudée, clôturée de grilles. Ici, au centre de stockage de l’Aube de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), sur la petite commune de Soulaines-Dhuys, sont ensevelis les résidus de faible et moyenne activité issus de l’exploitation des installations nucléaires françaises. Ils sont appelés « à vie courte » dans le jargon de la filière, mais resteront tout de même radioactifs pendant plusieurs siècles.

Dans cette enclave au strict ordonnancement, où toutes les opérations obéissent à des procédures bien rodées, les polémiques entourant les déchets radioactifs, objet du premier grand débat national qui leur sera consacré entre avril et septembre, semblent d’un autre monde.

Ici, ainsi que sur le site voisin de Morvilliers, sont pourtant stockés 90 % des déchets radioactifs produits chaque année dans l’Hexagone. Chaque jour, six camions déchargent leur lot de matériel contaminé – outils, combinaisons, gants, chaussures… – provenant des réacteurs d’EDF, des centres de recherche du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et des usines d’Orano (ex-Areva).

Tous sont déjà conditionnés dans des fûts métalliques ou des coques en béton. À leur arrivée, ils sont identifiés par un code-barres gardant la trace de leur contenu, de leur provenance et de leur localisation sur le site. Ils sont ensuite empilés, par strates, dans de gros cubes de béton armé, de 25 mètres de côté et de 8 mètres de hauteur, aux murs épais de près d’un demi-mètre. Une fois remplis, ces silos sont obturés par une dalle de béton qui, à terme, sera elle-même recouverte d’une couche d’argile végétalisée.

« Protéger les hommes et l’environnement »

Quelque 140 casemates, alignées au cordeau, occupent déjà le site de 95 hectares, prévu pour en accueillir 420 à l’horizon 2060 ou 2070. Le centre abritera alors 1 million de mètres cubes (m3) de déchets – sa capacité maximale –, trois fois plus qu’aujourd’hui. Pendant trois cents ans encore, le temps que la radioactivité décroisse suffisamment pour écarter tout risque, il devra rester sous surveillance. Pour l’heure, indique l’Andra, plus de 10 000 analyses sont effectuées chaque année pour vérifier l’absence de contamination de l’air, de la faune, de la flore et des eaux souterraines, un réseau de galeries courant aussi en sous-sol pour recueillir les eaux d’infiltration.

Mis en service en 1992 pour succéder au site historique de Digulleville (Manche) arrivé à saturation (plus de 500 000 m3 de déchets y ont été déposés), le centre de Soulaines-Dhuys est l’un des deux seuls exploités en France, avec le centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage de Morvilliers, lui aussi dans l’Aube, à 2 kilomètres à vol d’oiseau du premier.

« Les modes de gestion varient selon la nature des déchets. Mais le but reste le même : protéger les hommes et l’environnement, aujourd’hui et demain », affirme Patrick Torres, directeur des opérations industrielles de l’Andra.

À Morvilliers, en effet, sont centralisés, sur 46 hectares, d’autres résidus, de très faible activité : gravats, terre, ferraille, provenant du démantèlement d’installations nucléaires ou de l’assainissement de sites pollués. Pas d’ouvrage en béton ici, mais des tranchées de 200 mètres de long creusées dans la terre. Une fois emplie de colis compactés, chaque alvéole est comblée par du sable, puis recouverte d’une membrane plastique étanche, une couche d’argile renforçant enfin l’imperméabilité du stockage. La trentaine d’alvéoles prévues, dont la moitié sont déjà pleines, resteront sous surveillance pendant trente ans seulement, compte tenu du faible niveau de contamination.

Investigations géologiques

Si le centre de Soulaines-Dhuys pourra être exploité pendant encore un demi-siècle, celui de Morvilliers, en revanche, sera saturé entre 2025 et 2030 : sa capacité de 650 000 m3 est déjà utilisée à plus de 50 %. Une « optimisation » du stockage, avec des alvéoles doubles, plus profondes ou surélevées, devrait permettre de passer à 900 000 m3 et de gagner quelques années, indique Patrick Torres. Mais une nouvelle installation sera ensuite nécessaire, sans doute à proximité des deux centres actuels.

Car, dans les années à venir, le démantèlement progressif des cinquante-huit réacteurs du parc nucléaire national – inéluctable, même s’ils sont remplacés par de nouvelles centrales – va générer d’énormes quantités de déchets de très faible activité. Selon les calculs de l’Andra, leur volume atteindra entre 2,1 et 2,3 millions de m3 (y compris ceux déjà produits), selon que les réacteurs seront arrêtés au bout de quarante, cinquante ou soixante ans de fonctionnement. C’est plus de trois fois la capacité actuelle du site de Morvilliers.

Ce n’est pas le seul défi auquel va être confrontée la France. À ce jour, il n’existe aucun débouché pour une autre catégorie de déchets : ceux de faible activité mais à vie longue – plus de trois cents ans. Il s’agit de déchets anciens, comme le graphite utilisé jusque dans les années 1990 pour les réacteurs de première génération (Bugey 1 dans l’Ain, Chinon A1, A2 et A3 en Indre-et-Loire, Saint-Laurent A1 et A2 dans le Loir-et-Cher), les déchets radifères (contenant du radium) provenant du traitement de minerais et de la décontamination de sites pollués, ou encore de produits conditionnés dans du bitume.

Fin 2016, leur volume s’élevait à 90 000 m3, disséminés sur une dizaine de sites. Un centre de stockage spécial à faible profondeur devra leur être consacré, là encore, prévoit l’Andra, au voisinage de Soulaines-Dhuys, où des investigations géologiques doivent être menées.

Bure, centre de stockage très contesté

Reste les déchets de haute activité ou de moyenne activité à vie longue, soit des centaines de milliers d’années, issus pour l’essentiel du retraitement des combustibles usés. En volume relativement faible – 3 % de l’ensemble des résidus nucléaires –, ils sont pourtant les plus dangereux : 99,8 % de la radioactivité totale, aux effets potentiellement très dangereux pour la santé et l’environnement.

Ceux-là sont destinés à être enfouis à 500 mètres sous terre, dans le sous-sol de la commune meusienne de Bure (Meuse). Le très contesté Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) devrait entrer en service en 2026 ou 2027, avec une phase d’essais de dix ans.

Selon le dernier inventaire de l’Andra, la France possédait au total, fin 2016, un stock de 1,5 million de m3 de déchets radioactifs. Au terme du fonctionnement et du démantèlement du parc de réacteurs actuel, EPR de Flamanville (Manche) compris, il aura été multiplié par trois ou par quatre. Sans compter les déchets que générerait, à l’avenir, un nouveau parc nucléaire, dont la construction est aujourd’hui en débat.

Par Pierre Le Hir, publié le 8 mars à 06h31, mis à jour à 07h19

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