L’ACCIDENT NUCLÉAIRE DE TCHERNOBYL N’A-T-IL FAIT QUE 130 MORTS ?

Le bilan de Tchernobyl est depuis trente ans une source de débat, et de chiffrages très divergents. Le succès de la série «Chernobyl» a relancé l’intérêt pour le sujet.

Le succès de la série Chernobyl, diffusée sur OCS, a relancé l’intérêt du public pour l’accident nucléaire intervenu le 26 avril 1986. Le 31 mai, Léo Grasset, aussi connu pour sa chaîne YouTube de vulgarisation scientifique DirtyBiology, écrivait dans un tweet, que la catastrophe de Tchernobyl n’avait fait qu’environ trente morts après l’accident et une centaine de cancers thyroïdiens mortels. Soit un bilan faible, par rapport à l’image populaire de l’événement.

La question du bilan de la catastrophe de Tchernobyl est un serpent de mer sur lequel Libération a déjà écrit comme en 1996 – «Impossible bilan des maladies» – ou en 2006 – «Un bilan toujours impossible à établir».

D’où viennent ces chiffres ?

Léo Grasset met un lien dans son tweet vers un article de Forbes qui critique la série de HBO sur sa dramatisation d’un événement moins meurtrier qu’il n’y paraît. «J’étais amené à penser que des douzaines de travailleurs et de pompiers avaient été tués immédiatement, mais, selon le rapport officiel des Nations unies sur l’accident, seulement deux travailleurs, pas des douzaines, ni des centaines, ont été tués dans les heures suivant l’explosion», écrit Forbes.

Ensuite l’article dresse le bilan de la catastrophe, toujours selon les Nations unies. Concernant les travailleurs, il parle de trois morts sur le site, vingt-huit dans les semaines suivantes et encore dix-neuf quelques années plus tard. Voici les environ trente morts de DirtyBiology, puisque les dix-neuf décès plus tardifs ne sont pas clairement causés par l’accident, selon les sources citées.

Plus loin, on trouve les données sur le cancer de la thyroïde. Toujours en reprenant les estimations des Nations unies, Forbes parle d’un nombre de cancers de la thyroïde attribuables aux radiations compris entre 5 000 et 16 000. En appliquant une mortalité de la maladie de 1%, il trouve donc entre 50 et 160 morts. Voici donc les «environ 100 cancers de la thyroïde» de DirtyBiology.

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L’UNSCEAR

La principale source de Forbes est donc le Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (ou UNSCEAR) où la France est représentée par des membres du CEA et de l’IRSN. Son analyse du bilan de l’accident de Tchernobyl est accessible en français ici. On y retrouve le chiffrage repris par Forbes d’une trentaine de morts parmi les employés en l’espace de quelques semaines. Concernant la mortalité du cancer de la thyroïde, le comité ne parle que de quinze morts reconnus en 2005. Forbes va au-delà (évoquant donc entre 50 et 160 morts) par un calcul propre.

Ce qui surprend, dans l’analyse de l’UNSCEAR, c’est que seuls les pathologies des travailleurs sur le site et le cancer de la thyroïde dans la population générale sont précisément chiffrés. Pour les autres maladies, «il n’existait, vingt ans après l’accident, aucune preuve d’un impact majeur d’une exposition aux rayonnements sur la santé publique», écrit l’UNSCEAR.

De même, le comité refuse de prendre position sur le nombre de décès à venir, faute d’une méthodologie satisfaisante si l’on en croit son rapport de 2008 «le comité a décidé de ne pas utiliser de modèle pour chiffrer les effets sur les populations exposées à de faibles doses de radiation à cause de l’accident de Tchernobyl en raison des incertitudes inacceptables sur les prédictions».

L’UNSCEAR va jusqu’à conclure que «l’accident de Tchernobyl a certes bouleversé des vies, mais du point de vue radiologique, les perspectives concernant la santé de la plupart des personnes sont plutôt positives».

Des prédictions incertaines

Pourquoi l’UNSCEAR se plaint d’incertitudes sur les prédictions ? Plusieurs sujets sont l’objet de débat. Le cancer peut se déclarer dix, quinze, vingt ou trente ans après l’exposition. Entre-temps, d’autres facteurs environnementaux peuvent jouer le rôle de déclencheur. Dès lors, il est difficile d’apporter des preuves irréfutables d’un lien entre un événement, même nucléaire, et une maladie.

Et même quand tout le monde est d’accord pour lier une maladie à une exposition, il reste à en définir la part attribuable à l’exposition. Par exemple, l’UNSCEAR estime que 25 % des cancers de la thyroïde observés sont attribuables à l’accident. Mais la fourchette d’incertitude de ce chiffre va de 7% à 50% (voir ici). L’attribution des pathologies à l’exposition aux radiations est un des points durs de la recherche sur le sujet.

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Ajoutons que les données sur les populations exposées à de faibles doses sont faibles sinon inexistantes. Si l’IRSN écrit que «l’absence d’effets décelables ne permet pas d’exclure l’existence d’un risque», il est très difficile de quantifier les risques. La commission canadienne de sûreté nucléaire donne une bonne explication sur le sujet. Pour faire simple, on dispose de données assez solides pour faire un lien entre la dose reçue et l’augmentation du risque de cancer au-delà de 100mSv. En dessous de cette dose, c’est plus flou et les modèles d’estimation des risques sont controversés.

Déficit de confiance

Les précautions de l’UNSCEAR s’expliquent enfin par le manque de confiance dans certaines données fournies par les scientifiques des pays touchées par la catastrophe. Dans son rapport réalisé pour le compte de l’IRSN, la sociologue Christine Fassert indique ainsi que «l’évaluation des conséquences sanitaires dans la situation post-Tchernobyl est caractérisée par des désaccords profonds entre les conclusions des rapports d’organisation internationale (AIEA, UNSCEAR…) et les résultats des scientifiques locaux en Ukraine et au Belarus». Ces derniers allant jusqu’à estimer le nombre de morts possibles à près d’un million, dans un livre publié par l’académie des sciences de New York mais pas revu par ses pairs avant publication.

Ainsi, note Christine Fassert, les scientifiques locaux «ont constaté une baisse générale dramatique du niveau de santé des enfants : le nombre d’enfants « pratiquement sains » a diminué de 80% en 1985 à 20% en 2000». Mais «ces données « locales » ne furent pas reprises en compte par les rapports que nous avons appelés « institutionnels »». Preuve du grand écart statistique : en 2016, l’Ukraine comptait 35 000 personnes sous le statut «époux·se d’un·e victime de Tchernobyl».

Les difficultés méthodologiques ainsi que cette défiance entre institutions internationales et autorités locales, poussent l’IRSN à écrire sur son site que «trente ans après l’accident, il est impossible de dresser un bilan sanitaire exhaustif. Et pour cause : les résultats disponibles sont limités par la qualité des études épidémiologiques réalisées, la difficulté d’identifier précisément les populations exposées et les incertitudes associées aux estimations dosimétriques. Surtout, la réalisation de bilans sanitaires est rendue extrêmement compliquée par les changements socio-économiques majeurs survenus dans ces régions suite à la chute de l’Union soviétique».

Quelques chiffres

En ayant en tête ces limites et controverses, on peut donner quelques chiffres. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) livrait en 2005 les données suivantes concernant l’impact sanitaire de la catastrophe (qui ne font pas tous consensus). Au moins 5 millions de personnes vivent en zone contaminée, 600 000 personnes ont travaillé sur le site de la centrale depuis l’accident (dont 226 000 en 1986-1987), les fameux «liquidateurs» et 350 000 personnes ont été évacuées.

Au moment de la catastrophe, 600 travailleurs étaient présents, 237 ont été hospitalisés, parmi lesquels 134 présentaient un syndrome d’irradiation aiguë. C’est parmi cette population que se trouvent les 31 + 19 morts évoqués au début de cet article.

Des bilans différents

Pour ce qui est du nombre de victimes, l’OMS, en 2005, reconnaissait moins de 50 morts attribués aux radiations (liquidateurs et victimes du cancer de la thyroïde compris). Elle estimait toutefois que ce chiffre pourrait s’élever, à terme, à 4 000 décès au sein des populations les plus exposées (200 000 premiers travailleurs et population la plus exposée).

En 2006, le Centre international de recherche sur le cancer a livré son évaluation sur le sujet. Les auteurs estimaient à l’époque que Tchernobyl a causé 3 000 cas de cancers (autres que leucémie, cancer de la thyroïde, cancer de la peau non mélanique) en Europe, soit 0,008% du total des cancers. En se projetant à l’horizon 2065, le CIRC évaluait à «25 000 le nombre de cas de cancers supplémentaires diagnostiqués (autres que le cancer de la thyroïde) et à 16 000, le nombre de décès dus à cette maladie qui pourraient être attribués aux retombées radioactives de Tchernobyl».

D’autres chiffres ont circulé : 220 000 morts (de 1990 à 2004), 115 000 morts de 1986 à 2056 ou encore 50 000 décès de 1986 à 2006… Le total des victimes tournerait autour de 90 000 pour Greenpeace. Enfin, un rapport commandé par les Verts européens, en 2006, estimait le nombre de cas de cancers fatals dus à la catastrophe, à terme, entre 30 000 et 60 000. Les écarts s’expliquent aussi bien par les désaccords sur le nombre de victimes chez les populations les plus exposées, l’impact des radiations chez les populations les moins exposées, ou encore le territoire étudié (alentours de la centrale ou Europe entière).

Un débat encore pour les années à venir

On pourrait élargir encore le débat et ajouter les effets de l’évacuation en elle-même. Si l’on se fie à l’expérience de Fukushima, une évacuation rapide et un déracinement peuvent s’accompagner d’une hausse de suicide ou de défaut de soin chez les personnes les plus fragiles.

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Les différentes autorités, ONG, et scientifiques vont continuer à suivre le taux de cancer chez les populations concernées. Un recul de trente ans n’est pas forcément suffisant pour mesurer tous les effets de la catastrophe.

«Nous devons demander à en savoir plus, et nous armer de données pour résister à ceux qui essaient de nous endormir avec des demi-vérités», expliquait récemment à Libération l’historienne américaine Kate Brown, professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT), auteure d’un ouvrage qui vient de paraître aux États-Unis et au Royaume-Uni (Manual for Survival : A Chernobyl Guide to the Future, Norton).

Un appel qui fait écho à celui du CIRC en 2016 : «Les besoins de nouvelles études sont importants alors que les financements se réduisent d’année en année.» 

En résumé : le bilan de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl va de 50 morts… à 1 million, selon les sources. Loin de nous la prétention de trancher ici. Si l’on enlève les évaluations les plus hautes et basses, on se retrouve avec une fourchette, ou plutôt un râteau, allant de 4 000 à 200 000. L’ONU en 2006 retenait une fourchette de 4 000 à 93 000. Rappelons que certains chiffres sont des estimations des victimes à un instant donné et d’autres des prédictions du total à attendre.

Par Olivier Monod 22 juin 2019 à 10h14

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