VIDÉO. L’UNIVERSITÉ DE PRINCETON SIMULE UNE GUERRE NUCLÉAIRE ENTRE RUSSIE ET USA : EST-CE RÉALISTE ?

Des chercheurs de l’université américaine de Princeton ont diffusé au début du mois une vidéo présentée comme une simulation d’un conflit nucléaire entre les États-Unis et la Russie, tel qu’il se déroulerait selon les procédures et les arsenaux actuels. Le scénario, qui aboutit à 90 millions de victimes et une Europe détruite, est heureusement improbable.

Les chercheurs du laboratoire Science and Global Security (SGS) de l’université de Princeton ont imaginé le scénario d’une guerre totale entre les États-Unis et la Russie, avec le recours à l’arsenal nucléaire. En analysant les données sur les armes, les cibles, les procédures, ils présentent l’enchaînement catastrophique des événements.

Baptisée « Plan A », cette simulation cherche à illustrer les conséquences que pourrait avoir un conflit nucléaire entre les États-Unis et la Russie, dans un contexte international qui s’est tendu ces dernières années. En février 2019, les USA puis la Russie se sont désengagés d’un important traité de désarmement datant de 1987, qui abolit l’usage des missiles terrestres d’une portée de 500 à 5 500 km.

Un autre traité baptisé START permet de limiter les arsenaux des deux pays. Il arrive à expiration en 2021, et Vladimir Poutine menaçait en juin dernier de ne pas le prolonger si Washington ne manifestait pas la volonté de le poursuivre… Il n’y aurait alors plus d’instrument pour limiter la course aux armements.

Cela sans compter les sorties de Donald Trump vis-à-vis de la Corée du Nord. Le président américain s’était par exemple vanté d’avoir lui aussi un bouton nucléaire, « bien plus gros et bien plus puissant » que celui de Kim Jong Un…

Le scénario du pire

Le « Plan A », présenté par les chercheurs de Princeton, imagine comment se déroulerait un conflit nucléaire en partant d’une situation où les forces de l’Otan et la Russie seraient déjà engagées dans une guerre conventionnelle, et dont le champ de bataille serait l’Europe centrale.

Sur fond de musique inquiétante, la vidéo montre l’entrée en action des différents types d’armes et la surenchère dans la destruction, pour aboutir à 34 millions de morts en quelques heures. Cela part de l’hypothèse de l’usage d’une première frappe nucléaire tactique d’avertissement de la part de la Russie, sur une cible à la frontière entre l’Allemagne et la Pologne.

Elle est suivie d’une réplique de l’Otan. Ensuite, c’est l’escalade via des bombardements et des missiles à courte portée. Des sites stratégiques et des bases militaires sont visés, avec 300 têtes nucléaires envoyées par la Russie, contre 180 têtes nucléaires larguées par l’aviation de l’Otan. Les bombes s’abattent sur l’Allemagne, l’Angleterre, Chypre, Gibraltar… Les chercheurs de Princeton estiment que cette phase fait 2,6 millions de victimes (tuées ou blessées), en trois heures.

90 millions de victimes

Les positions militaires américaines en Europe sont détruites. Les États-Unis lancent 600 têtes nucléaires depuis des bases sur leur sol et des sous-marins, pour anéantir les sites militaires nucléaires russes. Avant de perdre une partie de sa capacité, la Russie répond par des missiles lancés depuis des sous-marins, des silos. Cette étape fait 3,4 millions de victimes en 45 minutes.

Dans le but de limiter la capacité de récupération de la partie opposée, chaque belligérant vise enfin une trentaine de villes, parmi les plus peuplées. Entre cinq et dix têtes nucléaires – selon la population – s’abattent sur les grandes métropoles américaines et russes. En 45 minutes, il y 85,3 millions de victimes, blessées ou tuées.

Au total, les chercheurs de Princeton estiment qu’il y aurait 34,1 millions de morts et 57,4 millions de blessés lors des attaques. Cela, sans compter les retombées nucléaires et leurs effets à long terme.

« Juste des fantasmes »

Cela vous fait froid dans le dos ? Ce n’est pas grave, et surtout n’allez pas stocker des vivres après avoir vu la vidéo. En effet, ce scénario n’a aucune chance de se produire, selon les spécialistes des questions de défense.

Auteur de plusieurs ouvrages sur la dissuasion nucléaire, Philippe Wodka-Gallien(*), de l’Institut Français d’Analyse Stratégique (IFAS), est catégorique : « Sous une teinture sérieuse, ce sont juste des fantasmes. »

Et pour lui, le « Plan A » répond à « un schéma très académique cher au cinéma ». On y retrouve les ressorts de Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964) et Le jour d’après de Nicholas Meyer (1983), et un enchaînement imaginé dès 1936 dans The Things to come, inspiré d’un roman d’H.G. Wells.

« On ne mène une opération militaire que s’il s’agit d’obtenir un bénéfice », rappelle Philippe Wodka-Gallien, qui ne voit pas comment un enchaînement de phénomènes extrêmes pourrait aboutir à ce scénario. Quand l’officier prussien Clausewitz disait que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », les armes de destruction massive n’existaient pas.

Désormais, « le mécanisme entre la guerre et la politique est rompu, explique Philippe Wodka-Gallien. La guerre n’est plus une solution à un conflit entre deux États qui disposent de l’arme nucléaire. »

Pas d’autre choix que la diplomatie

La stratégie de dissuasion nucléaire repose sur l’idée de la Destruction mutuelle assurée. Si deux puissances nucléaires s’affrontent et utilisent leur arsenal, chacune est assurée d’être détruite. Aucune ne prendrait un tel risque.

Si l’ambiance entre Donald Trump et Vladimir Poutine (ici en novembre 2017) fait parler de nouvelle guerre froide, le scénario d’un conflit nucléaire reste « un fantasme ». | MIKHAIL KLIMENTYEV / SPUTNIK / AFP

« Une guerre nucléaire est impossible, ou en tout cas hautement improbable, il n’y a pas d’autre issue que la diplomatie », souligne Philipe Wodka-Gallien. « Si on parle de nouvelle guerre froide et de nouvelles tensions, c’est justement pour éviter les guerres. » Désormais, il existe des mécanismes immédiats de dialogue et de concertation. Les chefs d’État sont en contact direct, et se parleraient avant que la crise n’explose.

Philippe Wodka-Gallien évacue également le risque d’un embrasement involontaire. Les armements sont tellement sécurisés qu’un déclenchement accidentel est improbable.

Une vision très américaine

Autre critique, formulée par Sam Dudin du think tank Royal United Services Institute, interrogé par The Independant : la simulation est très américaine.

Les agresseurs sont évidemment les Russes, mais surtout, le scénario semble par exemple ne pas prendre en compte les systèmes de défense antimissile européens, ni les puissances nucléaires que sont la France et la Grande-Bretagne.

Leurs principaux sites stratégiques – comme les bases sous-marines de l’Île Longue à Brest et de Faslane en Écosse, la base aérienne de Saint-Dizier en Haute-Marne (Grand-Est) – sont épargnés par les frappes russes…

Pour Sam Dudin, la vidéo sous-estime également largement le nombre de victimes.

Le « Plan A » de l’université de Princeton vaut donc pour ses jolies couleurs, et le frisson qu’il procure. Et Philippe Wodka Gallien lui trouve quand même un intérêt, celui de montrer « qu’il n’y a pas d’autre choix que la diplomatie ».

(*) Philippe Wodka-Gallien est l’auteur notamment de Hiroshima et Nagasaki : notre héritage nucléaire aux Éditions Ouest-France, et Guerre froide Episode II aux éditions Lavauzelle.

Par Ouest France Erwan ALIX, publié le 21/09/2019 à 9h30

Pour voir la vidéo (4mn18s), cliquer sur:

https://www.ouest-france.fr/europe/russie/video-l-universite-de-princeton-simule-une-guerre-nucleaire-entre-russie-et-usa-est-ce-realiste-6527329