La nouvelle banque mondiale d’uranium faiblement enrichi (UFE) veut garantir l’approvisionnement des pays exploitant des centrales nucléaires. Et ce, afin de lutter contre la prolifération des armes nucléaires. Retour sur l’histoire d’un pays meurtri par la course à l’armement Est-Ouest.
Décidément, le destin du Kazakhstan est étroitement lié au nucléaire. C’est à Oust-Kamenogorsk, à l’est du Kazakhstan, que vient d’ouvrir la nouvelle banque d’uranium faiblement enrichi (UFE) de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). L’idée avait émergé en 2009, lors d’une conférence sur la non-prolifération qui se tenait à Washington, lorsque l’Égyptien Mohamed El Baradei, alors directeur général de l’AIEA, a appelé à la création d’une telle banque. Il s’agissait de garantir l’approvisionnement des pays exploitant des centrales nucléaires, tout en évitant la création de nouvelles filières pouvant déboucher sur le développement d’armes nucléaires. Une banque d’UFE servirait ainsi de filet de sécurité assurant le fonctionnement continu des centrales.
Les 32 premiers barils d’uranium…
Un an plus tard, le projet était lancé. Mais il a fallu ensuite de longues années pour en tracer les contours juridiques avec le Kazakhstan et Ulba Metallurgical Plant (UMP), l’opérateur de la banque, pour concevoir et construire une installation de stockage sûre, améliorer le cadre juridique kazakh, conclure des accords de transit avec la Chine et la Russie et procéder à l’acquisition de 90 tonnes d’uranium auprès de deux fournisseurs, un marché d’une importance unique dans l’histoire de l’AIEA ! Le 17 octobre 2019, les 32 premiers barils d’uranium étaient finalement livrés par la compagnie française Orano (ex-Areva).
Et le 10 décembre, la livraison de 28 barils supplémentaires par la société nationale atomique du Kazakhstan Kazatomprom venait compléter le stock de cette banque de 900 m2, qui dispose désormais d’une quantité suffisante de matériel pour environ un cœur complet de réacteur à eau sous pression de 1000 MW. Le projet a bénéficié des contributions volontaires de membres de l’AIEA et de donateurs, soit un montant de 150 millions de dollars, qui devraient couvrir les coûts de fonctionnement pendant au moins 20 ans. Les donateurs comprennent la Nuclear Threat Initiative (NTI), les États-Unis, l’Union européenne, les Émirats arabes unis, le Koweït, la Norvège et le Kazakhstan. Selon l’AIEA, environ 450 réacteurs nucléaires sont en service dans le monde, fournissant quelque 10% de l’électricité mondiale.
Le tristement célèbre polygone de Semipalatinsk
Le Kazakhstan occupe une position unique dans la communauté de la non-prolifération. Plus grand producteur mondial d’uranium naturel (soit 41% de l’approvisionnement mondial en 2018), il promeut pourtant activement, notamment via cette banque d’un nouveau genre, l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. Et pour cause : sa population et son territoire gardent encore les meurtrissures laissées par les armes nucléaires soviétiques. C’est dans les steppes désertiques orientales de ce vaste pays d’Asie centrale que l’URSS a en effet installé son principal centre d’essai de bombes à uranium et hydrogène, le tristement célèbre polygone de Semipalatinsk. Sur une zone presque aussi grande que la Belgique, les Soviétiques ont procédé, de 1949 à 1986, à 456 explosions, dont un nombre record de 116 dans l’atmosphère. De passage en 2010 dans cette zone interdite, nous avions parcouru ces vastes plaines poussiéreuses où la seule trouée de verdure était créée par un cratère empli d’eau.
Le site de test de Semipalatinsk. Le petit étang est en réalité un cratère d’explosions atomiques, autour duquel les cailloux vitrifiés sont fortement radioactifs.
Les animaux venaient s’y désaltérer, tandis que les bergers y puisaient de quoi préparer leur thé. Pourtant les cailloux vitrifiés qui jonchaient le sol faisaient encore bondir les compteurs Geiger… Trente ans après la fermeture du centre, la radioactivité demeure élevée. Seul lieu verdoyant à des kilomètres à la ronde, ce cratère est aussi le point névralgique de la course aux armements nucléaires, le point zéro du programme nucléaire soviétique : le 29 août 1949, la première bombe atomique de 22 kilotonnes explosait à cet endroit. C’est là encore que fut testée en 1953 la première bombe thermonucléaire, d’une puissance 26 fois supérieure à celle d’Hiroshima. À cette époque, 1,5 million de personnes vivaient dans la région. Pour comprendre les effets de ces nouvelles armes sur le corps humain, les militaires encourageaient les villageois à sortir de leurs maisons pour » profiter » du spectacle. Nombre d’entre eux furent ainsi directement aveuglés. Dans la région, le taux de cancer et le nombre de malformations congénitales demeurent aujourd’hui encore bien plus élevés que la moyenne nationale. Les radiations libérées à Semipalatinsk seraient plusieurs centaines de fois supérieures à celles de la catastrophe de Tchernobyl et affecteraient encore 200.000 habitants.
Le nombre de bébés malformés ou hydrocéphale comme ici est plus important dans la région.
La journée mondiale de non-prolifération nucléaire
Sur ce passé douloureux, le Kazakhstan a construit une politique résiliente. Après la chute de l’Union soviétique, le nouvel état indépendant s’est retrouvé à la tête du quatrième arsenal nucléaire mondial. Nursultan Nazarbayev, le premier président kazakh qui a dirigé le pays de 1990 à 2019, décide alors de prendre un virage radical. Les têtes nucléaires seront désactivées et son pays deviendra désormais la figure de proue de la non-prolifération. C’est à son initiative qu’a ainsi été instaurée, en 2009, la journée mondiale de la non-prolifération nucléaire les 29 août, date de la fermeture du site de Semipalatinsk en 1991.
Le monument dédié à la non prolifération nucléaire, le 29 août 2010.
Rebaptisé Semei, celui-ci demeure radioactif. À Kourtchatov, la ville secrète où a été conçu le programme atomique soviétique, des scientifiques se penchent aujourd’hui sur l’état des sols, de l’air, de la faune et de la flore afin de cartographier précisément les zones polluées et celles qui peuvent être réhabilitées. Quelques têtes de bétail et un jardin expérimental permettent d’étudier le passage de la radioactivité de l’herbe à l’animal. Un rapport final doit être publié en 2021. Il permettra de rouvrir certaines zones à des fins d’exploitation agricole ou minière : le sous-sol de la région est riche en minerais – béryllium, charbon, or.
Étude des effets de la radioactivité sur les plantes et le bétail, à Semipalatinsk.
Empêcher le développement des « bombes sales«
L’an prochain devrait également s’ouvrir un nouveau centre de gestion des déchets nucléaires à Almaty, la plus grande ville du pays, indique le site Caspian News. Le stockage des déchets nucléaires couvrirait 0,4 hectare à 7,5 mètres de profondeur au sein de l’institut de physique nucléaire kazakh. Mais les autorités kazakhes attendent que les États-Unis rejoignent le projet en lui allouant des fonds pour la construction du site. Ce projet s’inscrit dans le cadre d’un programme de réduction mondiale de la menace terroriste : il s’agit d’interdire autant que faire se peut l’accès aux sources de rayonnements ionisants afin d’éviter que ne se développent des « bombes sales » – des dispositifs de dispersion entourés de matériaux radioactifs qui retombent en poussières lors de l’explosion.
Depuis 1994, les États-Unis aident le Kazakhstan à gérer les stocks d’armes et d’uranium enrichi dont le pays a hérité à la chute de l’Union soviétique. Quelque 800 tonnes d’uranium enrichi de qualité militaire ont déjà été retraitées et stockées sur deux sites déjà existants – l’un pour les déchets de faible activité et l’autre pour les déchets de moyenne activité – à l’Institut de physique nucléaire. Mais ces installations sont presque saturées, d’où l’importance d’ouvrir ce nouveau site de stockage des isotopes de l’iridium, du césium, de l’antimoine et du radium. L’institut envisage enfin de transférer à terme toutes ces sources de rayonnement ionisant vers un site d’enfouissement dont l’implantation au Kazakhstan reste à définir.
Par Sylvie Rouat, publié le 22 janvier 2020 à 22h00
Crédits photo : Sylvie Rouat
Photo en titre : Semipalatinsk. Photo prise en août 2010 à Kourtchatov, l’une des villes soviétiques les plus secrètes Après la chute de l’URSS, l’arrêt des essais nucléaires et le démantèlement du site, les habitants ont abandonné la ville, aujourd’hui quasi déserte.
https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/nucleaire/une-banque-mondiale-de-combustibles-nucleaires-ouvre-au-kazakhstan_140722
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