Durement frappée par l’État, la lutte contre le projet Cigéo de poubelle nucléaire a connu un « creux de la vague ». Mais depuis la fin de l’année 2019, les militantes et militants retrouvent le goût de la mobilisation.
Le reportage qui suit a été réalisé à Bure au mois de février dernier. Covid-19 oblige, nous n’avons pas pu le publier plus tôt. Il garde cependant toute sa pertinence : depuis ce reportage, la semaine féministe et antinucléaire a été un franc succès ; plusieurs autres événements thématiques sont prévus, dont certains ont dû être reportés à cet été pour cause de confinement. Sur le front de la lutte, la préfecture de Haute-Marne a reporté sa décision concernant la laverie nucléaire de Joinville ; les associations opposées à ce projet comptent « utiliser ce long temps de confinement pour mettre au point tous les éléments du recours » juridique contre ce projet.
Bure (Meuse), reportage
Les rues de Bure paraissent désertes en cette fin d’après-midi grisâtre. Au cœur du village, seule la « Maison de résistance à la poubelle nucléaire » bruit d’activités. Des coups de marteau entrecoupent un brouhaha enjoué. À l’intérieur, un petit groupe cuisine des artichauts et des épinards récupérés plus tôt, tandis que d’autres réparent une vitre. Le poêle à bois répand la chaude odeur des écorces d’orange qui se consument lentement.
Sur le mur en pierre de la grange, un tableau indique l’agenda des prochaines semaines. « 14 février : Gala dansant de la Saint-Valentin » ; « 24 février — 1er mars : Farandole d’activités féministes et antinucléaires ». « Depuis quelques mois, la dynamique remonte doucement », se réjouit Maria [*], une habitante régulière des lieux. Après un long « temps mort », la maison, symbole de la lutte antinucléaire en Meuse, reprend vie. À l’automne, des chantiers collectifs ont permis de déblayer, ranger et nettoyer l’immense bâtisse. Les occupants et occupantes s’attellent désormais à des travaux d’isolation et pensent aux futurs semis dans le jardin commun. « Réhabiliter la maison, redresser les murs, c’est comme si nous relevions la lutte », dit Maria en souriant.
À l’image du bâtiment, la mobilisation contre le projet d’enfouissement des déchets radioactifs — dit « Cigéo » — se trouvait en effet mal en point. Après l’évacuation du bois Lejuc en février 2018, les opposants à la poubelle nucléaire ont connu « le creux de la vague », selon les propos de Maria. « Une année gouffre », disait même Juliette Geoffroy, du Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs (Cedra), rencontrée au printemps 2019. Un an plus tard, la militante paraît bien plus confiante : « On ne se sent plus à terre, dit-elle. On avait perdu notre souffle, mais maintenant, on revit. »
« Tout s’est passé comme si l’État avait envoyé une énorme grenade sur Bure »
Pour Jean-Pierre Simon, agriculteur installé depuis 35 ans à Cirfontaines-en-Ornois, non loin de Bure, la faute en revient à la « militarisation du territoire ». Le paysan, opposant à Cigéo, raconte « l’omniprésence des gendarmes, qui t’observent, te filent lors de tes déplacements, et peuvent t’arrêter à tout moment ». « Je me suis fait une raison, mais c’est usant d’être tout le temps surveillé », dit-il. Comme lui, chaque personne rencontrée raconte ses anecdotes policières. Celui-ci s’est fait contrôler sur un parking de supermarché ; manque de chance, il avait un couteau suisse dans la poche, et a été arrêté. Celle-là a fini par se réfugier chez un habitant après avoir été longuement suivie par un fourgon dans la nuit, alors qu’elle rentrait d’une réunion. Jean-Pierre Simon admet faire « des détours de plusieurs kilomètres afin d’éviter les routes les plus fréquentées par les gendarmes ».
Chez Jean-Pierre Simon.
Des contrôles qui débouchent souvent sur des procès, régulièrement dénoncés pour leur iniquité par les associations. Refus de signalétique, obstruction à travaux, outrage à agents, rébellion. Dans son rapport pour la Ligue des droits de l’homme, l’avocat belge Me Englebert constatait « une disproportion manifeste entre l’importance des moyens mis en œuvre et des forces de l’ordre déployées et le caractère mineur des infractions poursuivies, le peu de dossiers fixés à l’audience, l’absence d’antécédents au casier judiciaire des personnes poursuivies et le caractère manifestement inoffensif des prévenus ». Sur le site des opposants, pas moins de treize audiences ont été recensées en 2019, au cours desquelles ont comparu plus de trente personnes liées à la lutte. Sans omettre l’instruction pour association de malfaiteurs, qui soumet dix personnes à un contrôle judiciaire strict et fait peser une épée de Damoclès sur l’ensemble du mouvement. Et si « on parle moins de la répression aujourd’hui, on essaye de la laisser de côté, il est impossible de l’oublier », dit Juliette Geoffroy.
La cuisine de la Maison de résistance.
« Tout s’est passé comme si l’État avait envoyé une énorme grenade sur Bure, illustre Jean-Pierre Simon. Elle nous a blessés profondément et nous a éparpillés. » Dans les alentours, les maisons achetées par des anti-Cigéo se sont vidées. Poussés par la répression, beaucoup d’opposants sont partis s’installer quelques dizaines de kilomètres plus loin. Les divisions internes, quant à la stratégie à suivre notamment, ont achevé d’épuiser les militants. « Il nous fallait prendre du recul, et prendre le temps de retrouver l’envie de lutter ensemble », pense Juliette Geoffroy. La militante est convaincue que « la lutte est en train de remonter le creux de la vague ». Dès 2019, l’Atomik Tour a renforcé le réseau de comités de soutiens à travers la France. La deuxième édition du festival les Burlesques, au mois d’août, puis le rassemblement écoféministe et la manifestation nancéienne Vent de Bure en septembre « ont ramené du monde et ravivé la dynamique locale », note Maria. Depuis, des assemblées de lutte mensuelles ont repris, réunissant les différentes composantes du mouvement, afin de discuter de la stratégie et des actions à mener. « Nous repartons un peu de zéro, reconnaît Maria. Mais l’essentiel, c’est de tirer les leçons de ce qui s’est passé. »
La création d’un « front commun » contre la poubelle nucléaire, regroupant de multiples associations
Comment reconstruire la lutte ? Chacun et chacune esquisse ses pistes. Pour Jean-Pierre Simon, « il faut apprendre à vivre dans ce territoire ». Autrement dit, « avoir les bons réflexes face à la répression », mais également « garder l’ancrage dans le territoire ». « Nous devons recréer du lien avec les habitants, qui sont pour beaucoup hostiles à Cigéo, mais qui se méfient également des opposants, pense-t-il. On ne réussira pas le combat tous seuls, avec des gens parachutés sur le territoire. » Avec d’autres, le paysan a également relancé Terres de Bure, un collectif qui « défend la réappropriation de la terre par ceux qui la cultivent », selon le site Bure Bure Bure. « Si nous voulons sauver le territoire, nous devons proposer un autre avenir pour les terres agricoles, estime Jean-Pierre Simon. Nous devons accueillir et installer des paysans, afin que ces terres ne partent pas à l’agrandissement et à l’accaparement par l’Andra. » Afin de s’assurer la maîtrise de la zone de la poubelle nucléaire, l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs, porteuse du projet Cigéo, aurait d’ores et déjà acquis plus de 1.200 ha de champs et forêts autour de Bure.
Maria estime pour sa part qu’il faut « y aller doucement », « en prenant soin des relations humaines » et « en cherchant un équilibre entre la réactivité et la durabilité ». « Nous devons être réactifs et capables de monter au front rapidement contre Cigéo, dit-elle, mais également de construire une vie et une lutte pérennes, de long terme. » Des mobilisations locales, comme celle contre la laverie nucléaire Unitech de Joinville (Haute-Marne), à quelques kilomètres de Bure, « sensibilisent de nouveaux habitants au projet Cigéo », observe Juliette Geoffroy. Dans cette optique, le Cedra prépare un cycle de conférences dans les villages en Meuse et en Haute-Marne autour des déchets nucléaires.
Seul commerce de proximité à Bure, l’épicerie mitoyenne des bâtiments de l’Andra.
Le mouvement se fait également sentir au niveau national, porté notamment par les militants anti-Cigéo frappés par la répression locale. Ainsi, Angélique Huguin, sous le coup d’une interdiction d’aller à Bure, participe à la création d’un « front commun » contre la poubelle nucléaire, regroupant de multiples associations. « Cigéo est le plus grand des grands projets inutiles et imposés d’Europe, rappelle-t-elle. Par sa longévité, sa toxicité et sa dangerosité potentielles, mais aussi parce qu’il représente un chantier pharaonique, en matière de BTP. C’est autant de galeries que le métro parisien remplies de colis radioactifs ! » Face à un projet de cette envergure, la militante estime « essentielle » une mobilisation d’ampleur nationale, voire européenne. Outre les associations locales et les réseaux antinucléaires, plusieurs organisations se sont déclarées prêtes à rejoindre la lutte, dont France Nature Environnement, Enercoop, Attac, Greenpeace, l’Union syndicale Solidaires et la Confédération paysanne. « On espère gagner en visibilité médiatique, en force de frappe auprès des politiques aussi, dit Angélique Huguin. Il s’agit aussi de gagner en expertise juridique », pour pouvoir attaquer Cigéo devant les tribunaux. Un groupe juridique réunissant des militants, des avocats et des juristes s’est ainsi reconstitué, et prépare de nouveaux recours.
En ligne de mire : la voie ferrée qui permettrait d’acheminer les colis radioactifs à travers la Meuse
Car si la lutte reprend doucement son souffle, le projet Cigéo a, lui, poursuivi son marathon. Début janvier, le directeur général de l’Andra, Pierre-Marie Abadie, a ainsi annoncé que « 2019 et 2020 sont des années charnières. Cigéo entre dans une nouvelle phase, nettement plus opérationnelle. Globalement, le projet avance bien malgré l’incontestable complexité, complexité d’intégration de plusieurs dizaines d’années d’études ». L’Agence prépare sa demande pour la déclaration d’utilité publique (DUP) « pour un dépôt officiel durant le premier semestre 2020, confirme à Reporterre le service communication de l’Agence. Une commission d’enquête sera ensuite nommée et une enquête publique est envisagée au cours du second semestre ». Autre pièce essentielle au lancement des chantiers, la demande d’autorisation de création (DAC) pourrait être déposée fin 2020. Les obstacles sont cependant loin d’être surmontés : outre plusieurs incertitudes techniques, la Cour des comptes s’est inquiétée du coût du projet, estimé par les opérateurs entre 19 et 35 milliards d’euros.
La grange de la Maison de résistance.
Pour autant, et sans attendre, d’autres chantiers pourraient être lancés dès cette année. « Les travaux d’aménagements préalables dont font partie les travaux d’archéologie préventive débuteront après la déclaration d’utilité publique et après l’obtention des autorisations nécessaires à leurs réalisations », précise le service communication de l’Andra. Outre les fouilles, des ouvrages « connexes », en lien avec Cigéo, devraient voir le jour prochainement : la déviation de certaines routes ou encore l’alimentation en eau. C’est également le cas du poste électrique de 400.000 volts nécessaire à l’alimentation du futur site d’enfouissement. « On a l’impression qu’ils mettent la charrue avant les bœufs », a ainsi regretté un habitant lors d’une réunion de concertation à ce sujet organisée mi-février à Bure. Les opposants se préparent donc à remonter au front. En ligne de mire : la voie ferrée qui permettrait d’acheminer les colis radioactifs à travers la Meuse, depuis Nançois-sur-Ornain, près de Bar-le-Duc, jusqu’à Cigéo. Le chantier pourrait débuter dès la fin de l’année. Les antinucléaires espèrent mobiliser les riverains le long du chemin de fer, à travers des actions de sensibilisation et des mobilisations. « On est sortis du creux, et le haut de la vague pourrait revenir rapidement, note Maria. Il faudra qu’on soit prêts. »
Par Lorène Lavocat (Reporterre), publié le 10 avril 2020
https://m.reporterre.net/A-Bure-les-antinucleaires-retrouvent-l-envie-de-lutter-ensemble
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