LES MIRAGES DU DÉMANTÈLEMENT DES RÉACTEURS NUCLÉAIRES

Coûts provisionnés, process maîtrisés, déchets recyclables… Le démantèlement de la centrale de Fessenheim s’annonce sous les meilleurs auspices, selon EDF. La réalité est un peu différente.

Promis, cette fois, à Fessenheim (Haut-Rhin), un premier réacteur de puissance sera bien démantelé. Un chantier achevé d’ici à 2040, prévoit EDF. Une promesse irréalisable ? L’opérateur historique n’a mené à bien aucun de ses neuf chantiers de démantèlement en cours. Ceux des six réacteurs à uranium naturel graphite gaz à Bugey (Ain), Chinon (Indre-et-Loire) et Saint-Laurent-des-Eaux (Loir-et-Cher) sont même repoussés après 2100… le temps de trouver une solution technique avec Veolia, via une coentreprise ad hoc, Graphitec, créée en 2019. EDF assure avoir appris de ses échecs.

En matière de démantèlement de réacteur à eau pressurisée, la technologie générique des 58 réacteurs du parc actuel, il a pu se faire la main à Chooz (Ardennes), sur le réacteur A, même s’il est de plus petite puissance et enterré sous une colline. Là, le chantier sera bien « achevé fin 2022 », espère Sylvain Granger, le directeur des projets déconstruction et déchets d’EDF. ­Cependant, le plus gros morceau, la découpe de la cuve, toujours dans sa piscine, reste à venir. Et les coûts vont atteindre 500 millions d’euros, selon Sylvain Granger, alors qu’EDF estime le démantèlement d’un réacteur à eau pressurisée entre 300 et 350 millions d’euros, une fois l’effet série atteint.

Des coûts (pas si bien) provisionnés

EDF évalue à 21 milliards d’euros le coût total du démantèlement de son parc nucléaire et à 6,4 milliards d’euros celui des vieilles centrales arrêtées (Chooz, Brennilis, Superphénix, Bugey…), pour lesquelles il a provisionné, dans des actifs dédiés, respectivement 13 et 3,7 milliards d’euros, hors gestion des déchets radioactifs. Ces derniers coûteraient à terme 32 milliards d’euros, dont 25 milliards pour le centre d’enfouissement géologique Cigéo, provisionné à hauteur de 10,5 milliards d’euros.

Ces coûts ne tiennent pas compte des combustibles usés, considérés en France non pas comme des déchets, mais comme une matière valorisable. La Cour des comptes estime dans un rapport de février 2020 que « l’évaluation des charges de démantèlement produite par les exploitants peut encore gagner en exhaustivité et en prudence ». Elle réclame même « une meilleure prise en compte des incertitudes et des aléas attachés aux estimations de coûts prévisionnels », ainsi que la « prise en compte de charges de post-exploitation ». Ces derniers renchériraient le démantèlement de 7 milliards d’euros pour EDF et de 1 milliard pour Orano. Le spécialiste de l’uranium provisionne le démantèlement de ses installations, déchets compris, à hauteur d’« un peu moins de 8 milliards d’euros », précise Alain Vandercruyssen, le directeur exécutif de l’activité démantèlement et services d’Orano.

Un marché (un peu trop) mirobolant pour la filière

Si les exploitants sous-estiment les coûts de la déconstruction des centrales, certains acteurs de la filière ont, eux, tendance à les surévaluer. EDF en tête. Souhaitant se positionner comme le chef de file d’une filière de démantèlement, l’opérateur estimait en 2017 à 200 milliards d’euros le marché mondial de la déconstruction de réacteurs de puissance. Une étude de 2020 de Roland Berger l’évalue, elle, à 95 milliards d’euros en Europe à l’horizon 2050, dont 20 milliards d’euros rien qu’en France (voir carte ci-dessous).

Sauf que l’étude, qui prévoit 186 réacteurs arrêtés et à démanteler en Europe d’ici à 2030 et 260 d’ici à 2050, se fonde sur une durée de vie de quarante ans. Or EDF a bien l’intention de prolonger ses centrales à cinquante, voire soixante ans. Et il n’est pas le seul en Europe. De plus, ce marché n’est pas si ouvert que cela. Si l’on retire les coûts du site (sécurité, taxes) et du traitement des déchets, les opérations de démantèlement ouvertes à des prestataires spécialisés ne représentent plus que « de l’ordre de 20 % » du coût total, affirme Alain Vandercruyssen. Pas assez pour motiver des investissements en formation et en développement de nouvelles technologies dans les entreprises, qu’espère pourtant Olivier Vincent, le directeur de la stratégie de l’entreprise de services numériques Assystem, à l’origine de l’étude Roland Berger.

Une ingénierie (pas encore) maîtrisée

Il faut encore investir en R & D. La fin de vie des centrales nucléaires n’ayant pas été pensée initialement, leur déconstruction nécessite ingénierie et hautes technologies. Certaines sont bien maîtrisées, comme la décontamination physico-chimique par Veolia, la robotique et les télé-opérations pour le découpage à distance par l’américain Westinghouse et le français Orano. Rien qu’en France, 33 installations nucléaires de base, du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et d’Orano, ont déjà été démantelées et 36 sont en cours de démantèlement en utilisant ces technologies. Et ces savoir-faire, Orano et Veolia savent les valoriser à l’international : au Japon, en Allemagne, en Grande-Bretagne et aux États-Unis sur des chantiers à chaque fois uniques pour lesquels toutes les études sont à refaire. EDF se positionne aussi sur ces marchés. L’électricien français a même une filiale ad hoc, Cyclife (ex-Socodei), spécialisée dans le recyclage des métaux et des effluents radioactifs, avec un site Centraco à Codolet (Gard) et deux unités en Suède et au Royaume-Uni héritées de l’acquisition du suédois Studsvik en 2016. Bras armé du démantèlement chez EDF, Cyclife se développe aujourd’hui dans l’ingénierie et le numérique.

Pour maintenir les coûts de démantèlement d’un réacteur entre 300 à 350 millions d’euros, EDF mise sur l’effet de série. Mais si tous les réacteurs du parc français sont à eau pressurisée et que les Espagnols ont démontré qu’on pouvait les démanteler, chaque tranche est, au fil des opérations de maintenance, devenue unique. Et il n’existe que des plans et documentations papier de ces installations, construites il y a près quarante ans. EDF a déjà scanné les deux réacteurs de Fessenheim pour disposer de leurs jumeaux numériques et a créé une division Cyclife Digital Solutions après une prise de participation majoritaire en 2018 au capital d’Oreka Solutions, l’éditeur du logiciel de simulation des interventions de démantèlement nucléaire Demplus. « Nous développons également avec le CEA une plate-forme DIM [pour Distmantling information model, ndlr], pour créer un outil numérique adapté à l’ensemble de la problématique de la déconstruction intégrant les jumeaux numériques, la gestion de la documentation et la simulation des scénarios de déconstruction », souligne Sylvain Granger.

Assystem s’attache aussi, avec le CEA, à numériser les documents du nucléaire. « L’un des enjeux du démantèlement d’anciennes installations est de lever le maximum d’incertitudes, remarque Christian Jeanneau, le vice-président nucléaire de l’ingénieriste. On ne peut pas entrer en zone et découvrir des choses. » Il évoque un « Google du démantèlement « . Mais il reste beaucoup à faire pour disposer d’outils industriels. EDF sait déjà que le démantèlement de chacun des réacteurs de la centrale de Fessenheim, qui doit servir de tête de série pour le reste du parc et « qu’EDF souhaite exemplaire », précise Sylvain Granger, devrait coûter moins de 500 millions d’euros.

Une filière de métaux recyclables à créer

Le démantèlement de Fessenheim offre à EDF l’opportunité d’y développer un centre d’excellence et une unité de recyclage des déchets métalliques de très grande taille [lire l’encadré ci-dessous]. Avec comme principal argument la réduction des volumes de déchets de démantèlement, qui menacent de saturer les centres de stockage de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra). D’ici à trente ans, le démantèlement va produire 2 100 000 tonnes de déchets très faiblement radioactifs (TFA). Dans l’Aube, le Centre industriel de regroupement, d’entreposage et de stockage (Cires) qui accueille ces TFA a une capacité de 650 000 mètres cubes, déjà occupée à 60 %.

Cependant, justifier l’autorisation du recyclage des déchets métalliques interdits en France jusqu’ici n’est pas si évident. « Le démantèlement ne va pas saturer les centres de stockage de l’Andra, observe Patrice Torres, le directeur des opérations industrielles de l’Agence. On pourra prendre les déchets TFA du démantèlement pour les vingt ou vingt-cinq ans à venir, et nous travaillons au-delà à un nouveau projet. » Mais le gouvernement est favorable au projet d’EDF et le prochain plan national de gestion des matières et déchets radioactifs (PNGMDR) devrait ouvrir la voie à un seuil de libération pour les métaux recyclés. Reste à leur trouver un marché.

Le Calendrier (provisoire) de Fessenheim

2020 (de 665 à 450 personnes sur le site)
– 22 février : arrêt définitif du réacteur 1
– 30 juin : arrêt définitif du réacteur 2, Début de la mise à l’arrêt définitif avec stockage du combustible en piscine, Vidange des circuits, Début du démontage des installations non nucléaires

2023 Retrait et envoi du combustible usé à La Hague, 99,9 % de la radioactivité évacuée

Vers 2025 Début du démantèlement en plusieurs étapes, se chevauchant sur quinze ans (65 personnes sur site et 100 prestataires)
– démantèlement électrochimique des bâtiments réacteurs contenant le circuit primaire et la cuve (environ neuf ans)
– assainissement des structures (environ dix ans)
– démolition des bâtiments (environ six ans)
– réhabilitation du site (environ trois ans)

Vers 2040 : déclassement du site

Une seconde vie pour Fessenheim  dans le recyclage des métaux

Ce n’est encore qu’un projet d’EDF, mais il est en bonne voie. En 2030, alors que le démantèlement de la centrale de Fessenheim (Haut-Rhin) battra son plein, devrait ouvrir sur le site une installation industrielle dédiée au recyclage des matériaux métalliques très faiblement radioactifs (TFA) issus du démantèlement des installations nucléaires. Cette usine aurait une « capacité significativement supérieure à celle de Studsvik, que nous avons acquise en Suède, précise Sylvain Granger, d’EDF. Et intégrerait des innovations technologiques pour améliorer le taux de recyclage ». Elle serait la pièce maîtresse du centre l’excellence du démantèlement qu’EDF veut installer sur le site. De quoi maintenir une activité industrielle pour 150 à 200 personnes pendant cinquante ans. Elle permettrait surtout de décontaminer par fusion des pièces métalliques de très grande taille, comme les générateurs de vapeur, pour les transformer en lingots réutilisables dans l’industrie. Ce technocentre, qui « ressemblerait un peu aux plates-formes de démantèlement du pétrole et gaz et de l’aéronautique », selon Sylvain Granger, limiterait au minimum les interventions de découpe sur les sites de démantèlement, comme le prévoit Orano pour l’instant à Eurodif [lire l’encadré page 39]. Le site pourrait réceptionner et entreposer, avant traitement, des déchets métalliques provenant d’Eurodif et d’ailleurs avant 2030. EDF cherche des partenaires pour l’aider à financer cet investissement d’environ 300 millions d’euros.

Eurodif,  vitrine XXL  du savoir-faire  d’Orano

Orano a trente ans pour démanteler la gigantesque usine d’enrichissement d’uranium Eurodif sur son site du Tricastin (Drôme), fermée en 2012. Le décret de démantèlement, publié le 7 février 2020, indique que les opérations devront être achevées au plus tard au 31 décembre 2051. Et trente ans ne seront pas de trop pour déconstruire les quatre bâtiments de production s’étalant sur 190 000 m2 et pour démonter et découper 160 000 tonnes d’acier (l’équivalent de 20 tours Eiffel), 30 000 tonnes d’équipements en divers métaux et plus de 1 300 kilomètres de tuyauterie, qui composent les 1 400 étages de la cascade de diffusion gazeuse qui servait à l’enrichissement de l’uranium. Pour y parvenir, Orano devra d’abord construire une usine dans l’usine, où une équipe de 150 personnes réalisera la découpe des équipements à l’aide de cisailles hydrauliques, la densification des éléments et leur conditionnement avant leur expédition sur les sites de stockage de l’Andra, dans l’Aube. Pour diminuer les risques de contamination, les installations ont déjà été rincées entre 2013 et 2016, ce qui a permis de recycler près de 350 tonnes d’uranium sous forme d’hexafluorure.

Par Aurélie Barbaux , publié le 19/06/2020 à 12h14, mis à jour le 19/06/2020 à 17h05

Photo en titre : Au cœur du simulateur de réacteur, à la centrale de Fessenheim.

https://www.usinenouvelle.com/article/les-mirages-du-demantelement-des-reacteurs-nucleaires.N975241

Une remarque d’un lecteur sur la phrase :

« Elle permettrait surtout de décontaminer par fusion des pièces métalliques de très grande taille, comme les générateurs de vapeur, pour les transformer en lingots réutilisables dans l’industrie. »

Depuis des décennies, inlassablement, EDF veut refourguer ses métaux radioactifs – trompeusement dénommés de « Faible Activité » – dans le circuit des métaux sains.

À noter également que la fusion ne permet en aucun cas une décontamination des métaux radioactifs et qu’elle contribue à une nouvelle dispersion de la radioactivité. On peut se remémorer l’affaire survenue en Belgique il y a une trentaine d’années lors de la fusion de composants de générateurs de vapeur : malgré une première estimation de leur faible radioactivité, ils se sont révélés très radioactifs au point que le four a dû être abandonné ! Le tartre qui recouvrait les métaux avait faussé les estimations.