ACCIDENT NUCLÉAIRE : COMMENT CONTENIR LE CŒUR FONDU D’UN RÉACTEUR ?

En cas d’accident grave dans une centrale nucléaire, le mélange hautement radioactif de combustible et de matériaux fondus peut percer la cuve en acier du réacteur. Des modélisations fines de l’évolution thermochimique de ce mélange et des analyses de la résistance mécanique de la cuve évaluent les conditions à respecter pour l’éviter.

Three Mile Island, Tchernobyl, Fukushima Daiichi, l’histoire a montré la réalité du risque d’un accident grave dans une centrale nucléaire. Si pour les premières générations de réacteurs ce risque n’avait pas été anticipé, il est aujourd’hui pris en compte dès la conception de l’installation. Ainsi, tout concept de nouveau réacteur de troisième génération s’accompagne d’une stratégie pour limiter les conséquences d’un accident grave. Mais qu’est-ce qu’un accident grave ? Lorsqu’ une anomalie significative est détectée dans une centrale nucléaire (eau trop chaude, fuite, surpression, etc.), le système d’arrêt automatique du réacteur se déclenche et interrompt la réaction nucléaire. Mais au cœur du réacteur, les produits radioactifs issus de la fission du combustible continuent à se désintégrer en produisant de la chaleur. Pour éviter la surchauffe qui conduirait à la fusion du combustible, des systèmes de refroidissement de secours par injection d’eau prennent le relais. Jusque-là, la situation est sous contrôle. Mais si ces systèmes dysfonctionnent comme à Fukushima Daiichi à cause du séisme et du tsunami, la température monte, le combustible et les structures métalliques internes se dégradent et fondent. Il se forme alors dans la cuve en acier du réacteur un « bain de corium » – mélange de combustible, de gaines métalliques qui l’enveloppent et de débris de structures fondus – qui dépasse les 2 500 degrés Celsius. Ce bain risque de percer la cuve en la faisant fondre. Tout doit être fait pour stabiliser ce corium et l’empêcher de dégrader l’enceinte de confinement, ultime barrière avant les rejets dans l’environnement.

Il existe deux types de stratégie pour y arriver : soit laisser le corium traverser la cuve pour l’étaler sur une surface prévue à cet effet dans l’enceinte du réacteur et le noyer d’eau pour le refroidir, c’est par exemple la stratégie adoptée pour l’EPR (1) ; soit retenir le corium au fond de la cuve en injectant de l’eau autour de cette cuve pour en refroidir la paroi externe et éviter qu’elle ne se perce. Cette stratégie – connue sous le sigle IVR pour in-vessel retention – suscite actuellement beaucoup d’attention. Elle est en effet envisagée pour les nouveaux réacteurs de 1 000 mégawatts ou plus, en construction ou en voie de l’être, de conception américaine (AP1000), chinoise (HPR1000 et CAP1400) ou coréenne (APR1400). 

Un concept développé en 1989

Le concept n’est pas nouveau. Proposée pour la première fois en 1989 pour équiper les réacteurs VVER-440 de deuxième génération de la centrale nucléaire de Loviisa, en Finlande, la stratégie IVR a été approuvée par l’autorité de sûreté nucléaire finlandaise en 1995. Elle a ensuite été étendue à d’autres réacteurs de ce type en Europe, comme ceux des centrales de Bohunice et de Mochovce, en Slovaquie, de Dukovany, en République tchèque, et de Paks, en Hongrie. 

Le principe est assez simple : il consiste à remplir immédiatement d’eau froide le puits qui contient la cuve pour extraire la chaleur du bain de corium à travers la paroi de la cuve et empêcher celle-ci de fondre (voir l’infographie ci-dessous).
Pour que la stratégie IVR fonctionne, il faut impérativement qu’en tout point de la paroi, le flux de chaleur de la cuve chauffée par le corium vers l’eau de refroidissement n’atteigne jamais la valeur appelée « flux de chaleur critique local » (CHF) (2). Car si elle est atteinte, la cuve se perce localement par fusion en quelques minutes. Démontrer que cette condition est respectée avec une marge de sûreté (3) suffisante exige donc de connaître précisément les flux de chaleur qui sont directement liés à l’évolution dynamique du bain de corium. Or les phénomènes physiques à l’œuvre au sein de la cuve sont complexes. À plus de 2 500 degrés Celsius au sein de la cuve et refroidi via les parois par l’eau de refroidissement, le corium est le siège de mouvements de convection et de turbulences. Cette dynamique dépend aussi de la composition chimique de l’ensemble des éléments en fusion dans la cuve, principalement un mélange d’oxyde d’uranium et de métaux fondus, dont de l’acier, qui ne sont pas miscibles et s’organisent en couches distinctes. Tous ces paramètres, en particulier la quantité d’acier, jouent sur les flux de chaleur.

L’évaluation de la marge de sûreté associée à un réacteur dans le cas d’un accident reposait jusque-là sur des approches probabilistes fondées sur des configurations de corium stabilisé. Ce principe convenait pour les réacteurs de 440 mégawatts comme celui de Loviisa. Mais pour des réacteurs, plus puissants, ou avec des conceptions moins favorables (comme une moindre masse d’acier dans le fond de cuve ou une moindre quantité d’eau disponible au moment de l’accident grave), cette méthodologie n’est pas adaptée. « Des recherches fondamentales supplémentaires ainsi qu’une révision de la méthodologie étaient nécessaires pour évaluer de manière pertinente les marges de sûreté », explique Florian Fichot, physicien à l’IRSN.

C’est de cette nécessité qu’est né le projet IVMR (4) mené par l’IRSN dans le cadre des projets Horizon2020 financés par l’Europe. Piloté par Florian Fichot et Laure Carénini, physicienne et modélisatrice à l’IRSN, le projet a débuté en juin 2015 avec 23 partenaires européens, rejoints par d’autres organismes internationaux (chinois, russe, coréen, ukrainien, japonais) en 2018. L’objectif était d’améliorer les méthodes et outils d’analyse d’évaluation du risque de rupture de la cuve pour des réacteurs de 1 000 mégawatts ou plus.

Parmi les enjeux principaux, figurait une meilleure quantification des flux thermiques et de la résistance mécanique de la cuve. Les différentes équipes du projet IVMR ont ainsi développé de nouveaux modèles capables de décrire l’évolution thermochimique et dynamique des fluides du bain, notamment en simulant les mouvements de convection dans les différentes couches. « Il y a une vingtaine d’années, au moment de la conception de l’AP1000, les moyens de calcul numérique n’étaient pas suffisants pour aborder ces questions, mais aujourd’hui on peut appréhender ces phénomènes », précise Florian Fichot. 

Intégrés au logiciel de simulation des accidents graves de l’IRSN (Astec), ces nouveaux outils ont permis de réaliser des études de sensibilité. Chaque réacteur ayant ses spécificités, il est en effet indispensable d’envisager le plus de cas possible, tant en termes de scénario accidentel qu’en termes de composition chimique et de quantité d’acier dans la cuve.

Processus crucial de stratification

L’ensemble de ces études montrent le rôle crucial du processus de stratification, c’est-à-dire de la séparation
en couches distinctes des phases composées d’oxydes de celles composées de métaux. L’évolution de cette stratification au cours des premières heures de l’accident –  et les états transitoires par lesquelles elle passe –  est particulièrement déterminante pour savoir si le flux de chaleur est trop élevé et où il risque de percer la cuve. Une stratification transitoire en trois couches est possible : une partie du métal fondu se répartit au-dessus de la couche d’oxyde et l’autre au-dessous. Ce qui modifie le profil de température et peut conduire à des situations critiques liées à un effet de focalisation de flux thermiques sur la paroi de la cuve. Les calculs indiquent que la couche métallique supérieure peut concentrer le flux de chaleur maximal : elle reçoit en effet 50 % de la puissance thermique dégagée par le corium qu’elle transmet par convection vers les parois. Plus cette couche est mince, pour des masses d’acier faibles, plus le flux, « focalisé » au niveau du contact, est élevé. On peut ainsi atteindre ou dépasser un flux thermique de 2 mégawatts par mètre carré là où la couche métallique se réduit à 10 centimètres d’épaisseur. Ces effets dits « de concentration de flux », en particulier lors des phases transitoires, peuvent engendrer des situations critiques et dangereuses, capables de faire fondre localement et rapidement la paroi de la cuve. Toute évaluation de la marge de sûreté doit en tenir compte. L’épaisseur minimale de la paroi atteinte est donc un paramètre clé à évaluer. C’est ce qui a été fait lors d’un exercice commun de simulation d’un scénario d’accident de référence : six équipes partenaires, utilisant chacune son logiciel, ont déterminé cette épaisseur minimale pour un réacteur de 1 000 mégawatts ayant une paroi de cuve de 15 centimètres au départ. L’ensemble des résultats la situe entre 3 et 7 centimètres avec une dispersion de ± 40 %. Ce scénario de référence, choisi parce que déjà simulé pour le réacteur américain AP1000, n’est toutefois pas le plus critique. Des configurations plus pénalisantes tant en termes de réacteur que de scénarios ont été simulées avec le logiciel Astec. Elles montrent que la situation la plus critique conduit à un flux thermique maximal de 2 mégawatts par mètre carré et à une épaisseur de cuve minimale d’environ 2 centimètres. 

Dans une centrale nucléaire, le cœur du réacteur composé du combustible dont on extrait l’énergie de fission se trouve dans une cuve remplie d’eau [1]. Si en cas d’accident le cœur se met à fondre en un bain de corium [2], la rétention en cuve consiste à injecter de l’eau dans le puits pour refroidir la cuve. L’objectif est d’extraire la chaleur dégagée par le corium qui se stratifie en couches d’oxydes d’uranium et de métaux pour le maintenir au fond de la cuve en évitant de la percer [3].

Se pose alors la question de la résistance mécanique de la cuve, non seulement pendant l’accident mais aussi à long terme. Selon les premières analyses réalisées dans ce sens – essentiellement des travaux numériques sur les lois de comportement de l’acier à différentes températures et sous différentes contraintes, même en cas de surpression de 20 bars, soit 10 fois celle considérée comme la plus probable – la paroi réduite localement à 2 centimètres pourrait suffire à retenir 100 tonnes de corium. 

Que nous enseigne le projet IVMR, achevé en 2019, plus globalement sur la sûreté du dispositif de rétention en cuve pour les réacteurs de 1 000 mégawatts et plus ? Selon cette approche, une marge de sûreté équivalente à celle des réacteurs de deuxième génération pour lesquels la stratégie IVR a été adoptée a posteriori et certifiée dans plusieurs pays d’Europe (VVER-440) pourrait être atteinte. À condition de respecter certains éléments de conception, c’est-à-dire de disposer d’au moins 50 tonnes d’acier dans le fond de cuve et de systèmes de circulation d’eau capables de retarder de 6 à 12 heures la fusion du cœur. Sans cela, la marge de sûreté serait nettement réduite donc discutable, voire insuffisante.

Notes

  1. À partir d’une certaine valeur du flux thermique, appelée « flux de chaleur critique » (CHF), se produisent des phénomènes thermohydrauliques qui provoquent une baisse brutale de l’efficacité du transfert de chaleur.
  2. IVMR : In-vessel melt retention
  3. La marge de sûreté est donnée par le rapport entre l’épaisseur minimale de cuve atteinte et l’épaisseur à partir de laquelle la cuve rompt, sous le chargement le plus probable (1 à 2 bars de surpression).
  4. La troisième génération désigne les réacteurs conçus à partir des années 1990.

Par l’IRSN, publié le 23 juillet 2020

Photo : Boris Raba, Severe Accidents Research Department, Alexandrov NITI, Russie

https://www.pourlascience.fr/sr/cahier-special/accident-nucleaire-comment-contenir-le-coeur-fondu-dun-reacteur-19838.php

Remarque d’un lecteur : Nous allons corriger ici le principal problème du texte qui oublie pourquoi l’accident, avec ou sans dispersion du corium, est interdit :

Extrait  de https://www.rcsrgb.fr/pourquoi-linterdiction-du-grand-carenage-doit-etre-imposee-a-edf/ : »la cuve d’un seul réacteur de 1 350 mégawatts électriques, comme celui de Golfech, contient 21 milliards de curies : évidemment cet énorme chiffre, minutieusement caché par les tenants de l’atome, comme l’écrit André Paris auteur de cette révélation, ne nous dit pas grand-chose. Aussi, pour évaluer ce qu’il peut représenter, nous nous appuierons sur ce qu’en disait André Paris, coréalisateur avec la CRIIRAD de « l’Atlas France et Europe des Contaminations radioactives » suite à Tchernobyl et révélateur de cette monstruosité : les normes internationales officielles d’interdiction de territoires suite à une contamination radioactive, sont établies à quinze Curies par km² : en d’autres termes, le contenu d’un seul cœur de réacteur réparti uniformément sur la surface de la terre serait suffisant pour devoir évacuer la planète entière... et il y a, à cette heure, 417 cœurs qui divergent à travers le monde.

Pour avoir une idée encore plus précise du contenu d’un cœur de réacteur au temps zéro de l’accident ; l’AIPRI, via Paolo Scampa, a dressé un tableau des plus de mille radioéléments artificiels «