L’EUROPE FAVORISERA-T-ELLE LE NUCLÉAIRE AU NOM DE L’« URGENCE CLIMATIQUE » ?

La Commission européenne n’a jamais pris position au sujet du nucléaire — qui divise les États membres. Elle pourrait être amenée à le faire pour soutenir les objectifs de neutralité carbone de son Pacte vert. Dans l’est de l’Union, des projets de réacteurs sont programmés.

Bruxelles (Belgique), correspondance

Faut-il ou non compter sur l’énergie nucléaire pour réduire complètement les émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2050 (l’objectif fixé par le Pacte vert, ou Green deal, de la Commission européenne), tout en assurant un niveau suffisant de production d’électricité pour les besoins des 27 États membres ? Le débat est relancé au niveau des instances européennes, alors que l’exécutif de l’Union doit montrer la voie à suivre à travers des mesures de soutien politique et financier du secteur énergétique. La question du nucléaire est depuis longtemps très clivante en Europe, voire taboue, et la position de la Commission européenne a toujours été de ne pas vraiment en prendre. Mais entre les États membres, la question est devenue brûlante, alors même que l’on discute « urgence climatique », « relance économique » et financements à y apporter.

Aujourd’hui, la moitié seulement des pays membres, soit quatorze, est alimentée, à différents niveaux, par la technologie nucléaire. Si depuis plusieurs années, la part de cette énergie en Europe connaît une tendance à la baisse (26 % de la production électrique de l’Union actuellement) et que des pays, comme l’Allemagne et l’Autriche, veulent en sortir complètement, il reste en Europe de fervents défenseurs de la fission atomique, la France en tête. Alors, depuis que l’ambition de faire de l’Europe le premier continent décarboné est affichée par Ursula van der Leyen et son équipe, des voix s’élèvent de plus en plus fortement pour affirmer que le nucléaire est une énergie « propre ». Ou qui, du moins, émet bien moins de gaz à effet de serre que le charbon et le gaz, et que cela devrait être pris en compte.

L’Union européenne n’a jamais investi directement dans la production d’énergie nucléaire 

Actuellement, plusieurs pays souhaitent lancer des projets de construction de centrales nucléaires, ou bien ont déjà commencé. Ils se trouvent tous à l’est du continent. La Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Roumanie et la Bulgarie ont de tels projets dans les cartons, tandis que la Hongrie construit déjà deux nouveaux réacteurs nucléaires [1]. Ces pays, qui pour certains ont une forte dépendance au charbon (comme la Pologne, avec 80 % de ses approvisionnements) et au gaz, cherchent à diversifier leurs ressources énergétiques pour faire face à leurs engagements environnementaux et protéger leur indépendance énergétique.

En Pologne, qui ne possède encore aucune centrale nucléaire, le gouvernement conservateur planifie de construire six réacteurs, dont les deux premiers devraient être mis en service au mieux d’ici à 2033. « Ces projets sont prévus depuis longtemps, mais les choses avancent lentement, explique Zofia Wetmanska, experte des politiques énergétiques pour le laboratoire d’idées polonais WiseEuropa. Cependant, le gouvernement tient à continuer dans cette voie. L’année dernière, le pays a présenté un plan de réduction des émissions qui n’était pas assez ambitieux [au regard des objectifs des Accords de Paris]. Comme la Pologne rencontre aussi des problèmes avec l’éolien terrestre et que le sujet du charbon est très délicat, proposer de nucléaire dans le mix énergétique est une solution facile pour le gouvernement. »

Les États membres étant libres, selon les réglementations européennes, de composer leur propre « mix énergétique », rien ne les empêche d’avoir recours à l’énergie nucléaire. Cependant, certaines décisions au niveau de l’Union européenne pourront avoir un effet incitatif ou dissuasif sur le choix des États, principalement en ouvrant d’une manière ou d’une autre la porte aux investisseurs qui scrutent les garanties que peut leur donner la puissance publique. « Le gouvernement [polonais] observe où l’argent pourra aller, et s’adaptera », souligne Zofia Wetmanska.

L’Union européenne, jusqu’à présent, n’a jamais investi directement dans la production d’énergie nucléaire. Elle soutient seulement la recherche (par exemple, le projet Iter), des programmes de démantèlement de vieilles centrales (comme en Lituanie) et de maintien des normes de sécurité renforcée du parc existant, depuis la catastrophe de Fukushima. Cependant, les choses pourraient évoluer, notamment en ce qui concerne la labellisation des énergies, ce qui favorisera les investissements.

La mère des batailles : la « taxonomie verte » 

D’après Neil Makaroff, du Réseau Action Climat, les défenseurs du nucléaire ont repris une certaine vigueur dernièrement au sein de l’UE. Entre les pro et les antinucléaires, depuis quelques mois, on compte les points. Si le projet de Pacte vert présenté par la Commission se gardait de mentionner le nucléaire, « il y a eu un tournant quand le Conseil européen de décembre 2019 a fait figurer dans ses conclusions, à propos du changement climatique, la mention de l’usage du nucléaire dans les solutions à envisager », explique-t-il, et ce, notamment sous la pression de la Hongrie et d’autres pays favorables à l’atome, comme la France (qui espère l’ouverture de ce marché pour y exporter son savoir-faire) et les pays de l’Est mentionnés plus haut.

En revanche, ceux qui s’opposent à une renaissance du nucléaire en Europe ont pu se réjouir de son exclusion de deux instruments majeurs pour le Green deal : le fonds InvestEU (qui permet, entre autres, à des investissements privés d’être garantis par la Banque européenne d’investissement [BEI]) et le fonds de Transition juste, qui comprend des financements pour aider les régions les plus en difficulté à sortir des énergies polluantes.

Mais la mère des batailles reste celle de la « taxonomie verte ». Depuis 2018, l’Union européenne a proposé cet outil de classification environnementale pour flécher les investissements vers des énergies considérées comme durables, et ainsi contrer les tentatives d’écoblanchiment du secteur énergétique. Le cas du nucléaire reste à trancher. Dans un premier temps, il a été écarté de ce label « vert », car ne répondant pas aux critères d’innocuité, en particulier sur la question des déchets. Mais une nouvelle évaluation a été demandée par la Commission à son comité scientifique interne. Critiques de la première expertise, les industriels du nucléaire représentés par Foratom espèrent que la technologie puisse être labellisée comme « énergie verte » ou, au moins, entrer dans la catégorie des énergies dîtes « transitionnelles et favorisantes ». Les acteurs devraient être fixés d’ici la fin de l’année.

Une question de temps et de coût 

En attendant, les débats se passent également au niveau scientifique, chacun proposant son étude du scénario à suivre durant les trente prochaines années afin d’opérer la transition vers une Europe neutre en carbone. Le gouvernement polonais, la France (par la voix de Bruno Le Maire, par exemple) et l’industrie nucléaire soulignent que, sans le nucléaire dans le mix énergétique, du moins de certains pays, les objectifs ne seront pas atteints. « Il y a effectivement aujourd’hui un consensus sur le fait qu’il faille développer, certes, les énergies renouvelables, mais on aura besoin du nucléaire comme back-up [service d’appoint] pour garantir la continuité de l’approvisionnement électrique, argumente Yves Desbazeille, de Foratom. En tout cas, pour la Pologne, si elle veut vraiment sortir du charbon, il semble qu’elle aura peu le choix. »

Du côté du Réseau Action Climat, on défend un scénario possible en se concentrant sur les renouvelables. Pour Neil Makaroff, c’est possible « si on s’appuie sur deux piliers : la montée en puissance des énergies propres, mais aussi la réduction de la consommation par des techniques moins énergivores ». À propos de la Pologne, Neil Makaroff imagine qu’elle pourrait tout aussi bien miser sur l’éolien en mer du Nord. « Il y a là un énorme potentiel, un marché d’avenir. »

Alors, faut-il construire ou ne pas construire encore de nouvelles centrales ? N’est-il pas trop tard pour se lancer dans ces chantiers qui demandent du temps ? « C’est vrai, que si la Pologne s’était lancée il y a sept ou dix ans, on aurait moins couru après le temps », concède Zofia Wetmantska. « Nous avons toujours la possibilité d’allonger la durée d’exploitation des réacteurs existants pour garder un pourcentage élevé d’électricité décarbonée… en attendant d’en construire de nouveaux », pense pour sa part Yves Desbazeille, de Foratom. Au-delà du temps, la question du coût est aussi soulevée par le Réseau Action Climat : « Ne gaspillons pas l’argent du contribuable dans une énergie qui ne permettra pas d’atteindre les objectifs à temps, conclut Neil Makaroff, il faut que tous les efforts, y compris l’argent mis actuellement pour la relance économique, soient dirigés vers ce qu’il y a de plus vertueux. »

Par Mathilde Dorcadie (Reporterre), publié le 24 juillet 2020

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