La députée Émilie Cariou (ex-LRM) dénonce, dans une tribune au « Monde », l’absence de vision stratégique, le manque de transparence et la dérive d’un capitalisme financiarisé au sein du secteur de l’énergie, en France.
Sans dire que l’on soit pour ou contre l’énergie nucléaire, force est de constater qu’il fait partie intégrante du mix énergétique français. Les choix dans ce domaine sont cruciaux, tant pour les finances publiques que pour la sûreté ou la souveraineté énergétique.
Chaque année, les instances chargées du nucléaire français présentent leurs rapports annuels d’activité devant les parlementaires membres de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST). Chaque année, les questions posées par les parlementaires membres de cet office se suivent et se ressemblent. Les réponses aussi. Ce qui est pour le moins inquiétant. Rapports toujours en demi-teinte, avec d’une part des améliorations, mais d’autre part, des inquiétudes pour l’année à venir. L’Autorité de sûreté nucléaire alerte depuis quatre ans sur le manque de personnel nécessaire pour réaliser les travaux indispensables à la prolongation, à l’entretien ainsi qu’aux démantèlements à venir des infrastructures nucléaires.
Il est difficile de ne pas se soucier des alertes sur le niveau de sûreté des cuves – qui renferment le cœur du réacteur – et de la situation de certains réacteurs, qui subissent aujourd’hui un vieillissement accéléré des aciers. Et la décision de prolonger l’intégralité des trente-deux réacteurs encore en activité est-elle réellement judicieuse, dès lors que nous n’avons pas la certitude de pouvoir en garantir la sûreté de manière pérenne ?
Si nos centrales nucléaires permettent de produire de l’électricité de manière continue, elles présentent un défi majeur : la gestion de déchets hautement radioactifs. Il semblerait qu’il y ait du retard sur la question et un grand manque d’anticipation sur le volume réel des déchets à traiter. Le projet Astrid avait pour objectif de mieux exploiter les matières radioactives tout en réduisant la quantité de déchets nucléaires. Son abandon a été acté dès 2019, par un communiqué de presse du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies. Quid du devenir des matières déjà recyclées ?
Coûts sous-évalués
À ce jour, la production du Plan national de gestion des matières et des déchets radioactifs (PNGMDR), dont le rapport parlementaire porte sur son évaluation institutionnelle, a plus de deux ans de retard. Le gouvernement a non seulement violé la loi en repoussant la date de son rendu, mais entrave de facto le travail et la mission de contrôle du Parlement sur la stratégie gouvernementale en matière de nucléaire civil. Sur la gestion des déchets nucléaires, seul l’enfouissement géologique profond a été étudié. Pourquoi se priver d’un second site pilote sur l’entreposage de surface, alternative prévue par la loi, et surtout, face à de tels enjeux de sûreté, pourquoi s’obstiner à vouloir mettre ses déchets dans le même panier ?
Les coûts pour l’ensemble de l’industrie semblent également largement sous-évalués. Pour le seul projet Cigéo, un arrêté du 15 janvier 2016 adopté par Ségolène Royal, ministre de l’environnement et de l’énergie, fixait le coût du projet à 25 milliards d’euros. Précédemment, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) avait évalué ce coût à 34,5 milliards d’euros. Lors du débat public de 2013, le coût du projet était évalué à 16,6 milliards d’euros. Déjà en 2014, un rapport de la Cour des comptes relevait l’écart entre les évaluations effectuées en 2009 par l’Andra, le cabinet d’audit PwC – entre 39,1 et 43,6 milliards d’euros – et les producteurs de déchets – 14,8 milliards d’euros. Le risque que le nucléaire français se confronte à un mur budgétaire est réel et ne sera pas sans conséquences sur les finances publiques.
Si seulement Astrid ou Cigéo étaient les seuls exemples nous poussant à nous interroger sur le manque de visibilité autour de la stratégie nationale relative au nucléaire civil et plus globalement sur la stratégie énergétique… Car les dernières annonces sur la restructuration d’Engie témoignent non seulement d’une absence de vision stratégique, d’un manque de transparence envers la représentation nationale mais aussi d’une dérive d’un capitalisme financiarisé au sein du secteur de l’énergie. Absence de vision stratégique d’un côté, avec la vente de certaines filiales, comme Endel, ayant participé à la conception de tous nos cœurs de réacteur, et dont l’expertise aurait pu être mise à profit pour les travaux de maintien, de sécurisation ou de démantèlement à venir de nos sites. Manque de transparence, de l’autre, dès lors que les cessions successives d’Engie ont été présentées comme nécessaires pour investir dans la recherche et le développement sur les énergies renouvelables. Alors que dans les faits, l’investissement d’Engie dans les énergies renouvelables est en baisse.
Questions multiples
En revanche, le groupe distribue 2 à 3 milliards d’euros par an de dividendes à ses actionnaires. Vous avez dit capitalisme usuel ? Il n’en est rien. Le troisième opérateur énergétique français, qui devait avoir toute sa place dans la transition écologique, est vendu à la découpe pour dégager des dividendes.
Problèmes persistants, personnel insuffisant, sous-évaluation du coût de la prolongation de certaines centrales et du nécessaire démantèlement des autres… Le gouvernement naviguerait-il à vue sur la gestion du nucléaire civil ? À cette question, il est impossible de répondre. N’est-ce pas le rôle du Parlement de contrôler l’action du gouvernement ?
Et c’est là que le bât blesse. Car les parlementaires, qu’ils soient membres de l’OPECST ou corapporteurs du PNGMDR, ne sont pas en mesure de contrôler de manière effective l’action du gouvernement sur les choix et les orientations relatifs au nucléaire civil. Nos concitoyens sont tous concernés par le nucléaire. Certains abritent même sur leur territoire des projets importants, comme Bure, dans la Meuse, territoire dont je suis élue.
Que la représentation nationale puisse s’exprimer de manière libre et éclairée sur les choix et les orientations données au nucléaire civil est un enjeu démocratique. Pour que le Parlement puisse exercer cette mission, je propose donner aux parlementaires les moyens d’un contrôle effectif de l’action du gouvernement sur sa stratégie relative au nucléaire civil sur les domaines suivants : les scénarios alternatifs prenant en compte l’arrêt définitif d’un ou de plusieurs réacteurs nucléaires pour des raisons de sûreté ; le chiffrage financier de la phase industrielle jusqu’aux coûts de la mise en œuvre de la réversibilité de l’ensemble des pistes de gestion des déchets radioactifs prévues par la loi ; les participations respectives des différents acteurs publics et privés à ces financements, les investissements réalisés en matière d’aménagement du territoire à visée socio-économique, notamment via des comparatifs internationaux.
Sur le sujet du nucléaire, les questions sont multiples et les enjeux de souveraineté énergétique sont cruciaux. C’est un domaine stratégique qui mérite un véritable débat national et qui associe maintenant réellement les parlementaires. Si nous voulons faire face aux défis que pose le nucléaire, nous devons chiffrer nos besoins de financement, de ressources humaines et peser chaque option de traitement des déchets avec le maximum de transparence.
Par Émilie Cariou, députée de la Meuse, membre de l’Office parlementaire d’évaluation des choix technologiques et scientifiques (OPECST) et corapporteuse du Plan national de gestion des déchets et des matières radioactifs (PNGMDR), publié le 14 octobre 2021 à 05h30
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