Rationner l’énergie, en répartissant les ressources entre chaque citoyen, apparaît comme une alternative plus égalitaire et efficace pour baisser nos émissions de gaz à effet de serre. Reste à en dessiner certains contours qui ne font pas l’unanimité.
L’autre programme — Que pourrait faire un gouvernement pour engager la transformation de notre société ? Travail, démocratie, fiscalité, agriculture, énergie… Reporterre vous propose d’explorer, par des reportages et des enquêtes, quelques mesures de rupture écologique et sociale.
Taxer l’essence. Limiter la vitesse sur les routes. Inciter à l’achat de véhicules moins polluants. Autant de politiques qui cherchent à diminuer nos émissions de gaz à effet de serre. Mais insuffisantes jusqu’ici.
« Ces mesures n’agissent que sur de petites quantités d’émissions, remarque Mathilde Szuba, politiste et enseignante à Sciences Po Lille. En espérant que cela suffira. Elles ne cherchent pas à faire en sorte que notre économie ne dépasse pas les limites de la planète. » Depuis quinze ans, la chercheuse travaille donc sur un autre type de mesures : le rationnement de l’énergie, nommé carte ou compte carbone.
L’idée est simple : commencer par fixer la limite écologique à ne pas dépasser, c’est-à-dire la quantité maximum de CO2 pouvant être émise chaque année. Puis, la répartir à égalité entre les habitants. À chaque achat d’énergie, vous seriez débité du prix, mais aussi de la quantité de CO2 correspondante. « On ne pourra pas dépasser l’enveloppe initiale », insiste Mathilde Szuba. L’enveloppe totale — et donc la quantité attribuée à chaque personne — diminuerait chaque année. « Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, cela suppose de réduire de 7 % chaque année les émissions de gaz à effet de serre. C’est beaucoup, c’est l’équivalent de la réduction due au Covid-19 en 2020 », souligne-t-elle.
C’est au Royaume-Uni que la chercheuse a rencontré pour la première fois cette proposition. « Il y a eu des discussions, entre 2004 et 2008, sous les gouvernements de Tony Blair puis de Gordon Brown. Cela s’appelait la “carte carbone” et concernait l’énergie pour la maison, les carburants des voitures individuelles et, dans certains modèles, les billets d’avion. » La crise de 2008 et la défaite des travaillistes ont enterré la mesure. Ce périmètre lui semble toutefois encore adapté aujourd’hui. Nourriture et objets ne seraient donc pas inclus. « Calculer l’énergie grise contenue dans une paire de chaussures est compliqué, incertain. Or, pour être acceptée par les citoyens, une mesure contraignante doit s’appuyer sur des données extrêmement fiables. »
La mesure permettrait de limiter nos émissions de gaz à effet de serre. Pixabay/CC/Ri_Ya
Réduire les inégalités…
Cette politique aurait l’avantage de lutter contre les inégalités, estime la chercheuse : « Plus on est riche, plus on émet de CO2. Une politique qui plafonne nos émissions touchera les riches en premier et les plus pauvres à la fin. » Les premières années, la quantité de CO2 attribuée à chaque personne serait d’ailleurs supérieure à la consommation des plus pauvres. « Certes, les plus pauvres ont des logements moins bien isolés et plus loin du centre, mais les riches ont des maisons plus grandes et en possèdent quelquefois plusieurs. Quel que soit le poste que l’on regarde, plus on a un revenu élevé, plus on a des émissions élevées. »
La carte carbone n’aurait donc pas les inconvénients de la taxe carbone. Cette dernière, en augmentant petit à petit les taxes sur les carburants, vise à nous décourager d’en acheter. Le mouvement des Gilets jaunes a bloqué la hausse prévue fin 2018. L’augmentation du prix des carburants s’est révélée insoutenable pour les classes populaires. « Même si le revenu de la taxe est redistribué [pour aider les plus pauvres à acheter des véhicules plus propres ou pour isoler leur logement], le problème est qu’elle commence par mettre en difficulté ceux qui polluent le moins. » Par ailleurs, « augmenter le prix des carburants fait baisser la consommation, mais pas tant que cela ». Pour Mathilde Szuba, il est désormais trop tard pour se contenter d’une taxe carbone : « Il faut réduire d’environ 80 % nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050. On ne peut pas y parvenir juste en rendant l’essence un peu plus chère. »
… et les libertés ?
À première vue, l’idée peut susciter des réticences. Introduire une telle contrainte dans la vie des citoyens, n’est-ce pas liberticide ? « Limiter la possibilité de prendre l’avion ne veut pas dire limiter la liberté de circulation, dit Mme Szuba. Dans notre société, on accepte déjà au nom du bien commun des restrictions à notre liberté très importantes, comme le Code de la route ou l’instruction obligatoire jusqu’à 16 ans. » Les risques engendrés par le changement climatique ne nous donnent d’ailleurs pas vraiment le choix : il faut réduire nos émissions.
« La question à se poser est donc : de quelle manière préfère-t-on s’y prendre ? Il y a eu des focus groups au Royaume-Uni, quelques-uns en France : on leur a présenté le système de taxe carbone ou de quotas carbone. Le résultat était que les familles aisées préfèrent les taxes et les autres préfèrent les quotas. »
Les voyages en avion deviendraient-ils rares ? Pixabay/CC/geraldfriedrich2
Faire accepter une telle mesure ne serait donc pas impossible, estime-t-elle. « Le rationnement est un instrument pour répartir les ressources. En France, le dernier en date est associé au marché noir, aux privations et aux injustices de l’occupation allemande. Mais au même moment au Royaume-Uni, un rationnement égalitaire était mis en place et s’est inscrit dans une histoire positive de résistance face à l’ennemi. On sait depuis longtemps que les systèmes de rationnement égalitaires sont plus protecteurs pour les plus faibles. »
Avancées timides à l’Assemblée
L’idée se diffuse encore timidement. L’ex-ministre de l’Environnement écolo Yves Cochet la défend. L’économiste des inégalités Thomas Piketty a pris position en faveur de la carte carbone, ainsi que son collègue Lucas Chancel. La traduction la plus concrète pour l’instant en a été la proposition de loi faite par les députés Delphine Batho et François Ruffin. Déposée en juin 2020, elle visait à « instaurer un quota carbone individuel pour limiter l’usage de l’avion ». « Mettre un quota dans l’aviation est immédiatement faisable. On a l’empreinte carbone de chaque vol, les outils techniques existent, tout le monde comprend », détaille Delphine Batho.
Quant à l’Association pour l’emploi sans carbone, elle propose carrément d’étendre les quotas carbone à l’ensemble de notre consommation. « Toute dépense serait convertie en points carbone qui seraient déduits du compte de la personne », explique Armel Prieur, militant écolo et initiateur du mouvement. Toute la chaîne de production serait concernée : les commerçants accumuleraient des points carbone, qu’ils utiliseraient quand ils font des achats auprès de leurs fournisseurs, qui eux pourraient les utiliser pour acheter leurs matières premières.
Consommer moins, consommer mieux ? Unsplash/CC/Heamosoo Kim
« Tout serait étiqueté en points carbone », poursuit-il. La valeur en carbone de chaque bien serait déterminée « par une agence carbone nationale. Elle serait paritaire, comme la Sécurité sociale en 1945. Il y aurait les entreprises, les services publics, les particuliers, les syndicats, les ONG, etc. ». Les personnes ayant des quotas en trop pourraient les revendre à d’autres via une sorte de marché régulé, une « autorité d’échange régionale ». Principal avantage, selon lui : le système ne nous dit pas comment consommer. Dans la limite fixée, « nous sommes libres de faire nos choix ». Ne pas manger de viande, mais prendre l’avion, par exemple.
Le mouvement compte carbone discute aussi avec Delphine Batho. Au sein du parti de celle-ci, Génération Écologie, un petit groupe travaille à « une proposition solide », explique la députée. Plafonner les émissions serait « plus juste socialement et plus efficace pour le climat. […] Un important travail reste à faire pour résoudre les biais, les questions épineuses ». Parmi ces dernières : le risque de créer un marché qui permette à certains d’acheter des « droits à polluer » ; la nécessité d’avoir « un calcul fiable de l’empreinte carbone » ; la répartition des quotas entre les citoyens, car « nous ne sommes pas complètement libres de nos choix de vie ».
Contours encore flous
Antonin Pottier, économiste spécialiste du climat, creuse ces questions dans un texte intitulé « La carte carbone peut-elle être simple, efficace et juste ? ». Il y souligne les faiblesses de la proposition. Pour lui, Mathilde Szuba occulte une donnée majeure, « la réaction du pouvoir politique aux conséquences de l’instrument ». Le gouvernement a renoncé à augmenter la taxe carbone en raison des Gilets jaunes. Il pourrait donc aussi, sous diverses pressions, renoncer à la baisse progressive des quotas de CO2. L’économiste s’interroge aussi sur le fait que chaque citoyen reçoit la même quantité de quotas carbone. Est-ce si égalitaire que cela ? Certes, les riches polluent plus que les pauvres. Il existe toutefois des différences de mode de vie au sein de chaque classe sociale. « À revenu donné, un ménage rural émettra plus qu’un ménage urbain », souligne-t-il. Et un habitant du nord de la France consommera plus de chauffage qu’un habitant du sud… « [Les] simulations pour le Royaume-Uni ont montré qu’il reste toujours une bonne proportion de ménages pauvres qui [y] perdent », souligne l’économiste. Il s’interroge également fortement sur les limites du marché d’échange de quotas carbone, « qui transformera potentiellement chacun en trader de quotas ».
L’économiste revendique cependant « une attitude bienveillante et critique face à la carte carbone ». Avec une bonne dose de scepticisme en plus, c’est d’ailleurs l’attitude que Reporterre a pu observer dans le milieu des ONG écologistes. Pour l’instant, aucune ne soutient la carte carbone. À l’inverse de la taxe carbone « juste » (avec redistribution aux plus pauvres), que certaines défendent. « La carte carbone est intéressante parce qu’elle permet de sensibiliser les citoyens de manière très directe, remarque Meike Fink, qui travaille sur l’énergie et la justice sociale au Réseau Action Climat (RAC). Je ne trouve pas de réponse à des questions importantes : que se passe-t-il si l’on fait un gros achat, comme une maison ou une voiture ? Pour les ménages dépendants de la voiture ? Cela ne semble pas être un outil qui permet de créer une société plus juste. »
« C’est beaucoup plus révolutionnaire que de juste agir sur les consommations individuelles »
« Ce qui me gêne, c’est que l’on agit sur les consommations individuelles, renchérit Vincent Gay, membre du comité scientifique d’Attac. Cela propose une réorganisation de la consommation, mais ce qu’il faudrait, c’est une réorganisation des modes de production : de quoi a-t-on vraiment besoin, et comment le produit-on ? » Il s’interroge aussi sur la nécessité, dans un tel système, de stocker de nombreuses données sur les habitudes de consommation de chaque individu. « Il y a un risque de captation des données personnelles. » Du côté de Greenpeace, le porte-parole climat, Clément Sénéchal, n’est pas plus enthousiaste. « Pour nous, il faut d’abord s’attaquer aux structures sociales du carbone : les multinationales, les majors de l’énergie, les fonds qui investissent dans les énergies fossiles, etc. »
Une vision contestée par Mathilde Szuba : « Un système de quotas est une intervention forte de l’État dans l’économie, dans la plus pure tradition antilibérale. C’est beaucoup plus révolutionnaire que de juste agir sur les consommations individuelles. TotalÉnergies et les distributeurs d’énergies fossiles seraient les premiers à souffrir d’une telle mesure ! » Par ailleurs, « les taxes carbone sur les carburants reposent complètement sur les individus, mais ne reçoivent quasiment jamais cette critique », ajoute-t-elle.
Reste que les contours de la carte carbone peuvent être ajustés en fonction des objectifs politiques. Dans une tribune, Vincent Delhomme, membre du groupe de réflexion ultralibéral GénérationLibre, défendait la mesure comme « un système universel qui respecte les choix de chacun ». L’idée de marché de quotas séduit. « Certains nous disent qu’il faudrait confier le système aux banques, confie Armel Prieur. Évidemment, on freine des quatre fers. »
Mathilde Szuba confirme qu’elle défend l’idée « au nom du climat, mais aussi de valeurs de justice et de solidarité. » Delphine Batho, elle, peaufine sa version de la carte carbone sans se presser : « Avancer une bonne idée qui n’est pas encore aboutie, cela peut la flinguer. »
Par Marie Astier, (Reporterre), publié le 24 janvier 2022 à 09h22,
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