UKRAINE : COMMENT POUTINE A RÉVEILLÉ LE FANTÔME DU DOCTEUR FOLAMOUR

En annonçant l’invasion de l’Ukraine et en réactivant la menace nucléaire, Vladimir Poutine a éveillé le fabuleux fantôme du Docteur Folamour, le célèbre personnage porté à l’écran par Stanley Kubrick. Retour sur cette comédie atomique à travers les yeux du président russe.

« C’était une folle époque. En ce temps-là, Stanley Kubrick, un metteur en scène que j’admire beaucoup, tournait un film intitulé ‘Docteur Folamour : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe’. Vous l’avez vu ? » Tels deux vieux compères en goguette, Vladimir Poutine et Oliver Stone flânent dans un parc en évoquant leurs souvenirs de la guerre froide. En 2017, le réalisateur de « Platoon » consacrait un documentaire hagiographique au chef suprême du Kremlin. Au hasard de la conversation, les deux hommes en viennent donc à évoquer Kubrick. Presque timidement, le président russe confesse : non, il n’a jamais vu « Folamour ». Stone s’immobilise : « Oh, mais il faut que vous voyiez ce film ! C’est un classique ! »

Quelques instants plus tard, le cinéaste et le président sont installés devant une télé. Jaillit la voix de Peter Sellers en chef de l’État américain. « Tu te souviens, Dimitri, quand nous avions parlé de la bombe ? »

La Machine du Jugement Dernier

Poutine, concentré, fixe l’écran. Il ne se doute pas que cinq ans plus tard, lui-même incarnera Folamour dans les conversations. En brandissant la menace nucléaire, il réactive la « Machine du Jugement Dernier » de ce film extraordinaire. À nouveau, il pousse les portes de la « war room » pour raviver l’image mythique du pilote faisant du rodéo sur son missile. « Oui, poursuit Peter Sellers à la télé, la bombe, Dimitri, la bombe à hydrogène… Pas la peine de crier, Dimitri ! » Soudain, la caméra d’Oliver Stone attrape le demi-sourire énigmatique de Vladimir Poutine.

En 1962, Stanley Kubrick a 34 ans. Ancien photographe de presse new-yorkais, il a déjà six longs métrages derrière lui, dont « Les Sentiers de la gloire » (1957) et « Spartacus » (1960). Cette année-là, son adaptation de Nabokov, « Lolita », connaît un grand succès aux États-Unis. Mais depuis quelque temps, le metteur en scène s’intéresse à la bombe. Avec la crise des fusées de Cuba et les missiles de Khrouchtchev déployés aux portes de la Floride, le monde a frôlé une troisième guerre mondiale, guerre nucléaire potentiellement bien plus dévastatrice que les précédentes.

« Qui sera notre Galilée ? »

Installé en Grande-Bretagne, Kubrick s’est abonné à des revues pointues comme le « Bulletin of the Atomic Scientists », des dizaines de livres sur la question s’alignent sur ses étagères. Dans un carnet, il griffonne des réflexions sur un monde au bord de l’effondrement : « Tout comme à une certaine époque l’homme percevait la Terre comme le centre de l’univers, il veut maintenant son pays comme le centre moral de l’univers… Qui sera notre Galilée ? »

L’acteur Slim Pickens (Major Kong) juché sur la bombe, sur le tournage de « Docteur Folamour ».© Granger/Bridgeman Images

Finalement, le cinéaste va s’attarder sur « Red Alert » de Peter George. Ce roman raconte comment, suite à la décision isolée d’un haut gradé devenu fou, l’Amérique lance une malencontreuse attaque nucléaire contre l’URSS et précipite la fin du monde. Kubrick s’attaque à l’adaptation avec l’aide du romancier. Sur la couverture du premier jet, il écrit « Version sérieuse ». Car, au fil des réécritures, le projet dérive vers la farce et la comédie. Que se passerait-il si deux superpuissances, capables de détruire la planète, plaçaient à la tête de chaînes de commandement des personnalités qui vont de l’imbécile au psychopathe en passant par l’incapable ? Question effrayante qui appelle des séquences abracadabrantes et truculentes.

L’intrigue se déroulera entre trois décors : une caserne d’où Ripper, le général qui a perdu la tête, lance l’aviation américaine à l’attaque de l’Union soviétique ; la « war room » du Pentagone d’où le président américain Muffley tente d’éteindre l’incendie en téléphonant à un numéro 1 soviétique passablement alcoolisé ; enfin, à bord du B-52 chargé de la bombe, le major Kong rugit tel un cow-boy ravi à l’idée d’aller pulvériser les bolcheviques. Plus rien ne pourra l’arrêter.

Au galop vers l’apocalypse

Or, les Russes viennent de mettre au point la terrible Machine du Jugement Dernier. Ce programme riposte automatiquement à toute attaque par un orage nucléaire qui enveloppe la Terre dans un nuage radioactif pour les 95 prochaines années. Une fois enclenchée, la machine est impossible à désamorcer. À cheval sur sa bombe, le major Kong galope vers l’apocalypse.

La « war room » du Pentagone, dans « Docteur Folamour ».© 7e Art/Columbia Pictures/Photo12

Peter Sellers interprète trois rôles à lui seul. Il joue deux personnages raisonnables mais désarmés : le président des États-Unis Muffley et Mandrake, un capitaine de la Royal Air Force qui tente de raisonner son homologue américain devenu dément. Et Sellers hérite surtout du fameux Folamour, scientifique cinglé spécialiste de la bombe, ancien nazi pas repenti, pourtant naturalisé américain.

L’art de la dissuasion

Dans son délire, Folamour va nous offrir une parfaite définition de l’équilibre de la terreur à l’ère nucléaire. « La dissuasion, voyez-vous, consiste à instiller dans l’esprit de votre ennemi la peur de vous attaquer. Or justement, l’aspect automatisé et irréversible, qui empêche toute interférence humaine, rend la Machine du Jugement Dernier absolument terrifiante ! C’est très simple à comprendre. Mais tout le bénéfice d’un tel processus disparaît s’il reste secret. »

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Ainsi, même s’il n’a pas l’intention de l’utiliser, celui qui possède l’arme nucléaire doit régulièrement nous rappeler qu’il le pourrait. L’humanité, qui a déjà éprouvé un échantillon de la puissance dévastatrice de la bombe dans deux villes du Japon et des petites îles du Pacifique, sait à quoi s’en tenir. L’équilibre mondial repose sur l’intérêt partagé par chacun de ne pas détruire notre planète. Notre survie tient à l’idée que nous avons confié le destin de nos nations à des mains raisonnables.

Éros et Thanatos

Or « Docteur Folamour » esquisse un autre scénario : la possibilité d’un pouvoir désormais détenu par une assemblée de guignols aussi ridicules qu’inquiétants et irresponsables. Stanley Kubrick citait un discours de Kennedy : « Le monde vit sous une épée de Damoclès nucléaire qui peut tomber accidentellement, à cause d’un mauvais calcul ou d’un coup de folie ». « Dans le cas du film, précisait le cinéaste, c’est la folie. »

Peter Sellers dans le rôle du docteur Folamour, savant fou et nazi pas repenti. © 7e Art/Columbia Pictures/Photo12

Dans « Kubrick », livre de référence sur le metteur en scène, Michel Ciment lit « Folamour » comme l’ultime assaut d’un combat qui oppose l’instinct de vie Eros et de mort Thanatos. Sous nos yeux se conclut l’affrontement qui aura structuré toute l’histoire de l’humanité : « Cette lutte d’Éros et Thanatos est prête à s’achever par le triomphe de la mort maintenant que la disparition totale de l’humanité est devenue possible. » Les pantins du Pentagone sont aussi puissants politiquement que sexuellement impuissants ou dérangés. Dans son discours complotiste délirant, Ripper (littéralement « l’éventreur ») confie qu’il a des « problèmes de fluides ». Il semble chercher à retrouver sa virilité en brandissant en permanence son gigantesque cigare et sa mitraillette.

Vers l’orgie postnucléaire

Le général Turgidson (« turgide ») s’apprêtait à passer du bon temps avec sa maîtresse au moment de l’alerte maximale. Interrompu, frustré, il ne cessera de mâchouiller nerveusement son chewing-gum. Folamour, paraplégique, ne contrôle plus les érections de son bras en un salut nazi phallique. Face à la tragédie qui vient, il expose sa vision du monde d’après : l’état-major ira se réfugier dans un gigantesque abri antiatomique avec suffisamment de femmes pour repeupler la planète. Folamour en compte dix pour un homme, précise qu’elles seront soigneusement sélectionnées… et qu’il faudra naturellement remettre en place la polygamie. Soudain, Turgidson et les hommes du Pentagone sont soulagés à l’idée d’une éternelle orgie postnucléaire

Le major Kong dans son B-52, dans « Docteur Folmamour ».© Sipa

Dans le monde de « Folamour », la vie civile, les villes, les villages, les foules, les familles… n’existent pas. Kubrick tourne un film catastrophe sans victimes, souffrances, destructions, larmes ou désespoir. Pour ses personnages, l’extinction de l’humanité n’est plus une perspective effrayante, ils ont appris, comme dit le sous-titre « à ne plus s’en faire et à aimer la bombe »

« Régime spécial d’alerte »

Le film s’achève. Vladimir Poutine se retourne vers Oliver Stone. « Folamour » ne l’a pas fait rire. Passent même dans son regard de curieux reflets résignés. « Ce cinéaste, analyse-t-il, avait vu venir certaines choses d’un point de vue technique. Des aspects qui nous amènent à réfléchir à de véritables peurs qui existent encore. Peu de choses ont changé depuis cette époque. La seule différence, c’est que les armes modernes ont atteint un plus haut degré de sophistication. Mais le concept d’armes de représailles et notre incapacité à les contrôler tiennent toujours. Tout est simplement plus compliqué et plus dangereux. » Oliver Stone plaque sa main sur la table. « Je suis d’accord », lance-t-il gravement, en ayant l’air de croire que Vladimir Poutine se soucie de son avis.

Poutine avait-il besoin d’Oliver Stone ou de Stanley Kubrick pour « apprendre à aimer la bombe » ? Les années ont passé. A-t-il pris le temps de revoir « Folamour » ? Aujourd’hui, son visage a changé. Il semble boursouflé par la cortisone. Le tsar disparaît sous le masque des stars qui ont peur de vieillir. Le 27 février dernier, lors d’une allocution télévisée, il ordonnait « au ministre de la Défense et au chef d’état-major de mettre les forces de dissuasion de l’armée russe en régime spécial d’alerte au combat ». Sa « machine du jugement dernier » est composée de 6.255 ogives nucléaires. « Docteur Folamour » montrait à quel point cet arsenal pouvait être rassurant pour les gens de son rang. Pourtant, en cas de guerre ouverte avec les États-Unis, confiait Poutine à Stone, « nul ne survivrait ».

Vladimir Poutine avec Oliver Stone, à Moscou, le 19 juin 2019.© Alexei Druzhinin/AP/Sipa

En 1964, après la sortie de son film, Stanley Kubrick s’est longuement entretenu avec Joseph Heller, vétéran de l’armée de l’air et romancier. « La seule chose qui me rende la mort tolérable, confie l’auteur de ‘Catch 22’, c’est le fait de savoir que tout le monde mourra aussi, tôt ou tard. » Et Kubrick de répondre : « Cela peut provoquer une attirance insidieuse, morbide, pour la guerre nucléaire. Vous savez que vous allez devoir partir un jour, et vous préférez peut-être que tout le monde parte avec vous ».

La bombe filmée

Pour le cinéma, la dénucléarisation n’a jamais été une option. Tandis que Stanley Kubrick travaillait sur « Folamour », Sidney Lumet tournait « Point Limite », sur un scénario quasi similaire : une défaillance informatique entraîne une attaque américaine sur Moscou. Dans « Wargames » (1983) de John Badham, un ado hacker déclenche une guerre thermonucléaire en croyant jouer à un jeu de simulation. En France, dans « Le Chant du loup » (2019) d’Antonin Baudry, le désastre nucléaire causé par une erreur humaine est évité de justesse. On trouvera une approche différente au Japon, premier pays martyr de la bombe. Si l’explosion est à l’origine de monstres comme Godzilla, plusieurs films ont abordé le feu nucléaire de façon réaliste et tragique. La bombe arrive sur les écrans dès 1952 dans « Les Enfants d’Hiroshima » de Kaneto Shindo puis « Hiroshima » de Hideo Sekigawa. Plus tard, en 1989, Shohei Imamura y revient dans « Pluie noire », qui, comme tant de films japonais, nous rappelle que nul ne peut vraiment « aimer la bombe ».

La bombe chantée

Outre des films, la bombe inspire des refrains. En France, en 1955, Boris Vian écrit « La Java des bombes atomiques », histoire du bricoleur qui « faisait en amateur des bombes atomiques ». Cinq ans plus tard, la reine du rockabilly Wanda Jackson dans « Fujiyama Mama » se sent aussi brûlante qu’Hiroshima : « J’peux faire autant de dégâts qu’une bombe atomique, je suis la mama Fujiyama et mon cratère explose. » En 1972, dans « Political Science », Randy Newman prend la voix d’un psychopathe états-unien : « L’Asie est surpeuplée, l’Europe est trop vieille, il fait trop chaud en Afrique et trop froid au Canada. L’Amérique du Sud nous a volé notre nom. Balançons la grosse, y aura plus personne pour nous accuser. » Dix ans plus tard, le grand hymne européen sur le danger nucléaire venait d’Allemagne. « 99 Luftballons » de Nena raconte comment les deux blocs déclenchent l’apocalypse en confondant 99 baudruches avec une attaque d’ovnis. En 1979, le groupe français Téléphone avait résumé le paradoxe de « La Bombe humaine » : « Enfantée du monde, elle en sera la fin. »

Par Adrien Gombeaud, publié le 17 mars 2022 à 14:50

Photo en titre : Peter Sellers dans le rôle du président américain, dans « Docteur Folamour » de Stanley Kubrick. (© Columbia Pictures Corporation/Hawk Films Diltz/Bridgeman Images)

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