« DEPUIS 2007, L’AUGMENTATION DES PRIX DE L’ÉLECTRICITÉ EST STRUCTURELLE »

Le Monde de l’Énergie a rencontré Julien Pillot, docteur en économie à l’Inseec, pour évoquer avec lui les évolutions des prix de l’électricité en France, leurs causes, et les leviers pour les limiter à l’avenir.

Le Monde de l’Énergie —Les prix de l’électricité pour les ménages ont fortement augmenté depuis l’ouverture du marché à la concurrence. Dans quelle ampleur, et comment cela peut-il s’expliquer ?

Julien Pillot — Il n’est pas aisé de répondre à cette question, car les prix de l’énergie en général, et de l’électricité en particulier, sont multiples. Entre les tarifs réglementés et les prix de marché, les prix à terme et ceux dits « spots » (journaliers ou infra-journaliers), et les modulations relatives aux puissances souscrites, il existe de multiples réalités et il n’est pas toujours aisé de s’y retrouver.

L’usage consiste généralement à prendre comme base d’analyse les prix de marché « spot » pour un ménage avec une puissance souscrite inférieure ou égale à 36 kVA. En 2007, date de l’ouverture à la concurrence du marché européen de l’électricité sur le segment des particuliers, le prix moyen constaté sur l’année était de 124 €/MWh. En 2020, ce prix était de 181 €/MWh. Il s’agit donc d’une augmentation de 46% sur 13 ans, pour un taux de croissance annuel moyen de 2,95%, ce qui est considérablement supérieur à l’inflation en zone euro sur la même période.

Notons deux choses :

  1. Cette comparaison a été réalisée à euro constant, de façon à gommer les effets monétaires (la valeur de la monnaie évoluant dans le temps). A été retenue la valeur de l’euro au mois de décembre 2020.
  2. A l’exception notable des années 2008 et 2017 pour lesquelles nous avons pu observer un (très) léger reflux, l’augmentation du prix de l’énergie est constante et peut être considérée comme structurelle.

Ce sont donc les facteurs structurels qui portent en eux le plus fort pouvoir explicatif concernant la hausse des prix de l’électricité sur longue période. Cela est confirmé par un travail que j’ai réalisé qui permet de ventiler la hausse des prix de l’électricité selon 3 dimensions : les taxes, les tarifs d’acheminement et les facteurs de marché. Les deux premières dimensions expliquent respectivement 55,3% et 21,9% de l’augmentation des prix, quand la 3e ne compte « que » pour 22,8%.

À y regarder de plus près, l’augmentation des taxes et des tarifs d’acheminement est essentiellement guidée par trois impératifs structurels :

  1. La maintenance et le renouvellement de nos capacités de production. Notre parc nucléaire vieillissant qui doit faire l’objet d’opérations de type « grand carénage» ou de financements dans le cadre du passage aux EPR est concerné au premier chef.
  2. Le financement du parc de production d’énergies renouvelables. Ces dernières sont en effet fortement subventionnées, à travers des mécanismes de type obligations d’achat à un tarif régulé ou de complément de rémunération au bénéfice exclusif des producteurs d’EnR. Pour la seule année 2020, c’est 79 TWh d’EnR qui auront été subventionnées en France pour un montant de 6,2 milliards d’euros.
  3. La maintenance et la modernisation de notre réseau d’acheminement d’électricité. Notamment, la mise en place de smart grids, mieux adaptés au pilotage décentralisé de la production/injection/consommation d’électricité, lui-même rendu nécessaire par la multiplication de « fermes EnR », nécessite des investissements RTE prévoit quelque 33 milliards d’euros d’investissements à horizon 2035 (dont 13 milliards pour la seule absorption des EnR, et la facture sera d’autant plus lourde par la suite que le parc EnR s’étoffera).

On voit bien que ces investissements, massifs, ne peuvent que difficilement être évités ou reportés sans prendre le risque de fragiliser notre « indépendance » énergétique ou de ne pas être au rendez-vous de nos objectifs de « verdissement » de notre énergie. Ils pèsent pour 77,2% de l’augmentation des prix constatés en France depuis 2007.

Le Monde de l’Énergie —Quel place occupe le marché européen de l’électricité dans cette évolution des prix ?

Julien Pillot —Nous venons d’évoquer la façon dont les taxes et les tarifs d’acheminement ont contribué, ensemble, à 77,2% de l’augmentation du prix moyen de l’électricité. Les 22,8% restants sont à attribuer au marché.

Une conclusion hâtive consisterait alors à faire peser sur la libéralisation du marché de l’énergie la cause de cette augmentation. Selon cette lecture, la construction d’une concurrence sur le marché de la fourniture aurait failli à l’un des objectifs qui lui étaient assignés, à savoir contenir la hausse des prix pour les consommateurs. Les partisans de cette thèse brandissent souvent l’explosion des coûts pour alimenter un marketing de conquête de parts de marché agressif, une activité de « broker » avec pour seul but d’optimiser le rendement financier, et un mécanisme de tarification au coût marginal de production comme autant d’exemples de défaillances du marché européen de l’énergie, relativement aux marchés nationaux.

Ce serait oublier un peu vite plusieurs dimensions pourtant cruciales qui impactent les mécanismes de formation des prix. En mettant une fois encore les éléments conjoncturels de côté, il faut bien comprendre que sur le plan structurel, notre demande d’énergie a tendance à augmenter plus vite que notre capacité à la produire, ce qui pousse naturellement les prix vers le haut. L’explosion des usages numériques, l’électrification des véhicules ou encore les velléités de réindustrialisation sont autant de phénomènes de fond qui réclament de l’énergie. Dans le même temps, le vieillissement de nos centrales nucléaires, dont les réacteurs sont mis à l’arrêt plus fréquemment que par le passé, entrave notre capacité à fournir de l’énergie à bas coût. Il en résulte un recours à des centrales, souvent thermiques, dont le coût de revient est supérieur.

Or, le mécanisme de tarification au coût marginal que nous évoquions précédemment, suppose qu’à tout moment, le prix de l’électricité soit au moins équivalent au coût de revient de la centrale la plus chère qu’il est nécessaire de faire fonctionner pour couvrir nos besoins en énergie. Dit autrement, ce mécanisme donne une sorte de prime à la centrale la moins performante, et c’est pourquoi il est tant décrié. Cependant, en l’absence d’un tel mécanisme (pour une tarification, par exemple, au coût moyen de production), les propriétaires de ces centrales ne seraient pas incités à les faire fonctionner, car leur coût de revient serait systématiquement supérieur au prix de marché. Il en résulterait des épisodes de blackouts très fréquents, à chaque fois que la demande instantanée d’électricité est excédentaire à la production. Pour rappel : l’électricité ne se stocke pas, et les gestionnaires des réseaux veillent au maintien de l’équilibre en temps réel de l’offre et de la demande.

En résumé, une part non négligeable de l’augmentation du prix de marché de l’électricité est également structurelle et n’est pas imputable à des mécanismes concurrentiels défaillants. Nous ne disposons d’ailleurs pas de scenario contrefactuel qui nous permettrait de savoir quelle serait la réalité des prix de l’électricité pour nos concitoyens si la France n’avait pas libéralisé son marché. Car, il faut bien rappeler que, si la France reste exportatrice nette d’électricité, elle en importe de plus en plus chaque année depuis ses voisins européens. En 2020, la France a importé 44 TWh d’électricité. Ce montant était uniquement de 10,8 TWh en 2007. Une telle évolution ne peut avoir que deux explications, non exclusives l’une de l’autre.

  1. Le niveau d’« indépendance» énergétique se réduit d’année en année, notamment du fait de l’augmentation de la demande et des contraintes sur la production nucléaire
  2. Les épisodes où nos voisins européens ont une meilleure compétitivité-prix que nos producteurs nationaux sont de plus en plus nombreux.

Dans un cas comme dans l’autre, la situation n’est pas défavorable aux intérêts des consommateurs français.

Le Monde de l’Énergie —Pouvez-vous évoquer l’Arenh, son impact sur le marché de l’électricité et sur la rentabilité d’EDF ?

Julien Pillot —Pour bien comprendre l’Arenh (Accès Régulé à l’Energie Nucléaire Historique), il faut revenir à la genèse de la libéralisation du marché de l’électricité. Nous ne sommes pas partis d’une feuille blanche, mais sur la base d’infrastructures préinstallées. Parmi ces infrastructures, les centrales nucléaires peuvent être vues comme des facilités essentielles, en cela qu’elles ont été largement financées par des investissements publics et qu’elles confèrent un avantage concurrentiel certain aux opérateurs historiques. Les centrales nucléaires, outre de proposer une électricité bon marché (en moyenne), ont surtout l’avantage de fournir une grande quantité d’énergie dite « de base », c’est-à-dire non intermittente et couvrant les besoins ordinaires de consommation.

Il aurait été inefficient tant sur le plan économique que temporel (et probablement inacceptable sur le plan stratégique) de demander à de nouveaux entrants de se constituer un parc de production énergétique concurrentiel avec celui des opérateurs historiques. Aussi, pour contourner ce problème, a-t-il été décidé de réserver une partie de l’énergie produite par les opérateurs historiques via ces centrales aux fournisseurs alternatifs. La loi NOME (Nouvelle Organisation du Marché de l’Électricité) du 7 décembre 2010 dispose, en effet, qu’EDF doit réserver 100 TWh/an, soit environ un quart de sa capacité de production nucléaire, aux fournisseurs alternatifs à un prix « Arenh » fixé à 42 €/MWh, supposé couvrir les coûts de production en énergie nucléaire d’EDF. Notons que si la demande des fournisseurs alternatifs excède ce plafond, comme c’est le cas depuis 2019 du fait de la flambée du prix de marché, la CRE procède à une répartition au prorata des demandes des fournisseurs. Cet écrêtement oblige les fournisseurs – EDF inclus – à compenser par de l’énergie achetée au prix de marché.

Le problème, c’est que l’Arenh, qui n’a pas été révisé depuis 2012, ne semble plus en mesure de couvrir les coûts complets de production d’EDF. Ces derniers sont respectivement estimés à 48,36 €/MWh par la CRE, et 53 €/MWh par l’opérateur historique. Si l’on en croît ces estimations, cela signifie que l’Arenh doit faire l’objet d’une réévaluation sous peine de créer les conditions d’une pseudo « vente à perte » (non pas sur le plan comptable, mais sur le plan réel, lorsqu’on réinternalise les coûts de capital). À première vue, une telle situation est doublement préjudiciable pour le consommateur-contribuable français qui a financé le parc nucléaire, tout en étant malgré tout percuté par la hausse des prix.

Mais, à y regarder de plus près, le constat est plus nuancé. En effet, il faut se souvenir qu’EDF est un leader de l’exportation d’électricité. Et si l’Arenh, sous sa forme actuelle, occasionne des pertes (sur le plan réel) sur la base des 100 TWh d’électricité concernée, la flambée des prix de marché lui permet d’écouler la totalité de sa production nucléaire hors Arenh à un prix bien supérieur. Et comme, dans le même temps, son coût de revient moyen est très compétitif du fait de sa rente nucléaire et hydraulique, cela permet à EDF de dégager des marges très confortables. Ce sont d’ailleurs ces marges qui permettent de financer des mesures de type « bouclier énergétique », au plus grand bénéfice des consommateurs-contribuables français.

Le Monde de l’Énergie —Quelles mesures vous semblent-elles les plus pertinentes pour limiter cette hausse des prix, tout en assurant la transition énergétique européenne ?

Julien Pillot —Tout au long de cette interview, nous avons martelé que les principales raisons de l’augmentation des prix de l’énergie en général, et de l’électricité en particulier, sont d’ordre structurel. C’est donc à ce niveau qu’il faut agir, en misant de concert sur le triptyque substitution/efficacité/sobriété énergétique.

  • Sur le plan de la substitution énergétique, il est indispensable de sortir du modèle canonique de l’empilement, celui-là même qui a vu l’humanité ajouter le charbon à la biomasse, puis le pétrole au charbon, le nucléaire au pétrole… et ainsi de suite. Ce modèle d’empilement a eu des vertus, puisqu’il nous a permis de disposer d’une quantité toujours croissante d’énergie, mais nous a enfermé dans un schéma de dépendance à des énergies fossiles polluantes, et toujours plus coûteuses à produire. Pousser à la substitution énergétique, c’est réduire progressivement la place des énergies coûteuses et polluantes de notre mix énergétique, pour poursuivre à la fois nos objectifs de décarbonation et de contrôle de l’inflation.
  • Sur le plan de l’efficacité énergétique, nous devons flécher les efforts d’investissement vers des solutions visant l’amélioration du rendement énergétique. Cet effort ne doit pas être circonscrit à la seule industrie de l’énergie, mais doit être partagé par l’ensemble des acteurs de la société. Des moteurs aux batteries, en passant par le cloud computing ou le BTP, il faut veiller à créer les modes de production, les produits et les services en conservant en ligne de mire cet objectif de performance énergétique, de façon à réduire nos besoins énergétiques de façon tendancielle… et lutter contre la flambée des prix.
  • Enfin, c’est bien sur le levier de la sobriété énergétique que les effets à attendre à la fois sur les prix et le climat sont les plus prometteurs. Ce qui implique un changement de comportement de l’ensemble de la société, des producteurs aux consommateurs, pour faire la chasse au gaspillage énergétique. Pour rappeler un slogan célèbre, « la meilleure des énergies est celle que l’on ne consomme pas ». Or, nous avons rappelé précédemment que les propriétés du marché de l’électricité sont telles qu’elles exigent un équilibrage permanent de l’offre et de la demande. Dès lors, par transitivité, nous pourrions compléter le slogan ainsi : « la meilleure énergie est celle que l’on ne consomme pas, car il n’a pas été besoin de la produire au préalable ». D’un côté, cette énergie non produite n’aura pas pollué (que ce soit par le procédé de production ou au niveau de l’extraction des matières premières). De l’autre, cette énergie non consommée se traduira, à périmètre constant, par une diminution des prix. Voilà, à mon sens, comment réconcilier, sur le plan structurel, les deux objectifs mentionnés dans votre question.

 

Par Julien Pillot, publié le 28.06.2022

https://www.lemondedelenergie.com/depuis-2007-augmentation-prix-electricite-structurelle/2022/06/28/