ÉNERGIE : CE QUE L’ON SAIT DU SUICIDE D’UN AGENT DE RTE

Malaise à RTE. Après le suicide d’un salarié et la garde à vue de quatre grévistes, les syndicats dénoncent un « management par la terreur » au sein du gestionnaire du réseau électrique.

« C’est un garçon qui était précieux pour l’équipe, pour le boulot, pour tout. Il va nous manquer, il nous manque déjà. » D’une voix enrouée par le chagrin, Pascal Tournecuillert, secrétaire général de la CGT Mines-Énergie 49, décrit son collègue Mathieu P. Âgé de 29 ans, ce dernier était agent RTE (Réseau transport d’électricité) au groupe maintenance réseau d’Anjou, à Saumur (Maine-et-Loire). Il s’est suicidé le 17 octobre.

Mathieu P. revenait d’un mois d’arrêt maladie. Il avait cessé le travail après une convocation au commissariat de police, au début du mois de septembre. Selon les mots de la CGT Mines-Énergie, Mathieu P. était « injustement » accusé par RTE, son employeur, d’avoir commis des « actions sur le réseau électrique » pendant qu’il était en grève [1].

Revenons quelques mois en arrière pour comprendre. Le 21 février, une quarantaine d’agents RTE ont commencé à faire grève à Nantes (Loire-Atlantique). Leur objectif : obtenir une augmentation de salaire de 5 %, pour faire face à l’inflation. « Aujourd’hui, un agent avec dix ans d’expérience gagne à peine 1 500 euros nets par mois. C’est juste pas possible », affirme Pascal Tournecuillert. « Les salariés veulent une meilleure reconnaissance de leurs métiers, qui sont très qualifiés, indique Francis Casanova, délégué syndical central pour la CGT de RTE. Ce sont tout de même eux qui assurent la maintenance et la fiabilité du réseau électrique en France. »

En outre, l’entreprise se porte bien : trois jours avant le début de la grève, RTE annonçait dans un communiqué qu’elle avait réalisé en 2021 « un chiffre d’affaires de 5 254 millions d’euros, en hausse de 11 % par rapport à 2020 ». Le résultat net 2021 s’établit à 661 millions d’euros. D’après les calculs des syndicats, une augmentation de 5 % des salaires ne représenterait donc que 0,5 % des bénéfices de l’entreprise.

« On s’est fait traiter comme des bandits »

En quelques semaines, le mouvement social nantais s’est propagé dans l’ouest de la France, puis dans tout le pays. À Saumur, le site où travaillait Mathieu P., un blocage de site était organisé pour empêcher la sortie des engins de travaux. Mais ce moyen de pression n’a pas entraîné l’ouverture de négociations entre RTE et les grévistes. Au contraire. Le 22 mars, RTE a assigné Pascal Tournecuillert en référé, devant le tribunal de Saumur, l’accusant d’avoir organisé le blocage. Quelques jours plus tard, les forces de l’ordre ont expulsé les grévistes – de même qu’à Nantes et Ingré (Loiret). « On s’est fait traiter comme des malpropres et des bandits », dénonce Pascal Tournecuillert, évoquant une « répression syndicale ». « Il n’y a absolument aucun dialogue social dans l’entreprise, confirme Francis Casanova. Juste une forme de management très autoritaire. »

RTE a annoncé avoir réalisé en 2021 « un chiffre d’affaires de 5 254 millions d’euros, en hausse de 11 % par rapport à 2020 ». Pxhere / CC

La situation a empiré le 2 juin. Ce qui était censé être une occupation de site à Angers a dégénéré. La veille, les grévistes venaient d’apprendre la convocation de plusieurs de leurs collègues de Saumur auprès de la police nationale. « Ça a été la goutte d’eau », a justifié après coup Jean-Marc Bozzani, responsable régional CGT Mines-Énergie, lors d’une conférence de presse. Des coupures de courant ont soudainement été décidées. « Ce n’était pas prévu. On a été dépassé par les événements », défend Pascal Tournecuillert. 175 000 foyers de la région d’Angers se sont retrouvés sans électricité, pendant presque deux heures. RTE a porté plainte.

Une dizaine de salariés ont été accusés d’être à l’origine de ces coupures – dont Mathieu P. Il a été auditionné librement par la police le 7 septembre. Il a ensuite été placé en arrêt maladie pendant un mois, avant de se suicider. « Notre collègue, qui était quelqu’un de discret, sensible, perfectionniste et pointilleux dans ce qu’il faisait, a sûrement eu du mal à supporter tout ça », suppose Pascal Tournecuillert. Il poursuit, très ému : « C’est un désastre. On est choqués, abasourdis. Jamais on n’aurait pu penser qu’une telle chose arriverait. » Une enquête devrait déterminer s’il y a un lien entre le suicide de Mathieu P. et ses conditions de travail à RTE.

Garde à vue dans les locaux de la DGSI

Une autre affaire récente montre, selon la CGT Mines-Énergie, la volonté de RTE de « faire taire les revendications salariales des agents ». Le 4 octobre, quatre salariés en poste au groupe maintenance réseau de Flandres-Hainaut, à Valenciennes (Nord), ont été interpellés à leur domicile par la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). « Ça a pris des proportions incroyables, maintenant les services antiterroristes viennent s’occuper des grévistes à RTE ! », s’exclame Francis Casanova.

Les quatre agents sont soupçonnés d’avoir « passé des postes en local » entre juin et juillet, alors qu’ils faisaient grève. Concrètement, cela signifie qu’ils auraient, via un ordinateur, fait en sorte que le centre de conduite ne puisse plus télécommander à distance les postes électriques. L’intervention d’un agent sur place devenait donc nécessaire pour rétablir la connexion. Mais cette manipulation n’a pas provoqué de coupure de courant. « C’est seulement une action symbolique pour dire « On prend les manettes« . Mais si vous n’actionnez pas ces manettes, il ne se passe rien », explique Francis Casanova, rappelant que ce type d’action est traditionnel en temps de grève.

« Être menotté, embarqué à la DGSI, c’est hyper traumatisant »

L’opérateur n’a pas souhaité s’exprimer publiquement sur cette affaire, mais l’a fait dans un communiqué interne dont le journal Le Monde a obtenu une copie. La direction de RTE y évoque des « agissements graves ». Selon une source proche de l’enquête, citée par le quotidien du soir, le parquet de Paris a décidé de saisir la DGSI en raison de « la sensibilité des infrastructures touchées », « du risque majeur que ces dégradations auraient pu entraîner » et « du fait du statut d’opérateur d’importance vitale de RTE ». En particulier dans un contexte de risque de pénurie d’électricité en France.

Un argument qui ne convainc pas Francis Casanova. « Quand on met ces moyens-là pour enquêter sur des faits de grève sans conséquences, c’est qu’on est dans un État policier », affirme le délégué syndical. Il poursuit : « Se retrouver menotté, perquisitionné et embarqué à la DGSI, c’est hyper traumatisant. C’est un message que la direction veut faire passer à tous les salariés : voilà ce qui vous attend si vous contestez. C’est du management par la terreur. » Les quatre salariés seront jugés devant le tribunal correctionnel le 28 février.

« Une entreprise de service public comme RTE devrait appartenir à l’État »

La grève à RTE a duré jusqu’au mois de juin, sans que les salariés ne réussissent à obtenir une augmentation de salaires de 5 %. Depuis, le mouvement social s’est essoufflé. « Tout ça a coûté très cher aux grévistes, financièrement et psychologiquement », souligne Francis Casanova. Mais la garde à vue des agents de Valenciennes, perçue comme une criminalisation de l’action syndicale et une atteinte au droit de grève, ainsi que le décès de Mathieu P. incitent les salariés à reprendre la lutte, d’une façon ou d’une autre. Une journée de mobilisation sera organisée le 28 octobre, jour de la première commission de discipline des quatre agents de Valenciennes.

Si aucune augmentation n’a été accordée, deux primes ont toutefois été versées cette année aux salariés. « Cela ne répond pas à la problématique de l’inflation », objecte Francis Casanova. Cette semaine, un accord de branche pour les industries électriques et gazières a été signé par trois organisations syndicales (CGT, CFDT, FO). Celui-ci prévoit notamment une augmentation de 3,3 % du salaire national de base sur 2022 et 2023, dont 2,3 % au titre de 2023.

Depuis 2017, RTE appartient à EDF à 50,1 % et à un consortium associant la Caisse des dépôts et consignations et CNP assurances à 49,9 %. « L’ultralibéralisme est entré dans les services publics, estime Pascal Tournecuillert. Selon moi, une entreprise de service public comme RTE devrait appartenir à l’État, et pas nourrir des actionnaires. » Surtout dans un contexte politique de crise de l’énergie. « Le directoire de RTE est adoubé par le gouvernement, et placé au centre médiatique de la transition énergétique, estime Francis Casanova. Donc ils se sentent tout permis, comme s’ils n’avaient de comptes à rendre à personne. Mais il faut arrêter l’hécatombe, arrêter les procédures disciplinaires internes, les plaintes déposées en externe… RTE doit apaiser tout ça, il y a quand même eu un mort ! »

Par Justine Guitton-Boussion, publié le 22 octobre 2022 à 09h16

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