L’ÉROSION CONTINUE DE L’ORDRE NUCLÉAIRE MONDIAL

Les multiples dimensions nucléaires de la guerre en Ukraine

La guerre en Ukraine présente depuis un an plusieurs dimensions nucléaires, certaines marginales, d’autres beaucoup plus structurantes. Une lecture de ce conflit semble s’imposer : grâce à son arsenal nucléaire, la Russie peut conduire une invasion brutale d’un État souverain, en contradiction manifeste des règles de droit international. Côté occidental, le statut de puissance nucléaire de la Russie limite vraisemblablement les possibilités de s’engager dans la défense de l’Ukraine. Ainsi, au début du conflit, le président Biden a clairement indiqué qu’il n’y aurait pas d’envoi de forces en soutien à l’Ukraine, et a adopté un ensemble de mesures censées limiter les risques d’escalade du conflit ou d’accentuation des tensions. Il a, par exemple, pris la décision de reporter puis d’annuler un essai de missile intercontinental prévu en mars 2022.

Les menaces nucléaires russes ne dissuadent visiblement pas l’OTAN d’envoyer des capacités militaires de plus en plus sophistiquées à l’Ukraine, de transmettre des informations militaires cruciales et d’adopter des sanctions sévères à l’égard de la Russie. La Russie empêche clairement l’OTAN d’envisager une intervention plus directe, et conduit une politique de « sanctuarisation agressive »

Cela se traduit par une modification brutale du statu quo, en l’espèce une annexion territoriale par la force, qui est ensuite placée sous la protection des forces nucléaires. Pour les États nucléaires occidentaux, cette politique est une forme de perversion de la dissuasion nucléaire, qui devrait être strictement défensive. C’est en tout cas ce qu’ils ont indiqué à de multiples reprises depuis le début du conflit

C’est néanmoins ce à quoi se livre la Russie en marge de la guerre en Ukraine, avec une rhétorique particulièrement agressive.

En effet, dès le début de l’invasion, Vladimir Poutine entend avertir les pays occidentaux des risques d’escalade liés à leur soutien à l’Ukraine. Ainsi, le 24 février 2022, il déclare « peu importe qui tente de se mettre en travers de notre chemin ou, a fortiori, de créer des menaces pour notre pays et notre peuple, ils doivent savoir que la Russie répondra immédiatement, et les conséquences seront telles que vous n’en avez jamais vues dans toute votre histoire. Quelle que soit la façon dont les événements se déroulent, nous sommes prêts ».

Ces propos sont largement interprétés comme une menace nucléaire implicite, d’autant que le Président russe précise quelques semaines plus tard : « Laissez-moi le dire une fois encore : quiconque aurait l’intention d’interférer depuis l’extérieur en suscitant une menace stratégique inacceptable pour la Russie doit savoir que nos frappes de rétorsion seraient rapides comme l’éclair. Nous disposons des moyens appropriés, des moyens dont personne d’autre ne dispose. Ce ne sont pas des rodomontades : nous les utiliserons si nécessaire. Et je veux que chacun le sache ; toutes les décisions ont été prises à ce sujet ».

Ces déclarations incendiaires s’accompagnent, au début de la guerre, de références à la mise en alerte des forces nucléaires, à des essais de missiles et à des exercices largement médiatisés des forces stratégiques. À partir de septembre 2022, de nouvelles déclarations agressives se multiplient à tous les échelons du pouvoir russe.

Si les analystes occidentaux n’observent pas de signe alarmant de préparation d’emploi des forces nucléaires, cette rhétorique agressive suscite une anxiété en Europe et aux États-Unis sur les risques d’emploi d’une arme nucléaire « tactique » par la Russie, que ce soit en Ukraine ou sur le reste du continent européen.

Il est impossible d’établir avec certitude la stratégie poursuivie par Moscou au travers de ces menaces nucléaires en tout genre. Néanmoins, plusieurs objectifs sont possibles. La Russie pourrait chercher à manipuler la crainte d’une guerre nucléaire pour faire pression sur les opinions publiques occidentales. Au niveau politique interne, le recours systématique au discours nucléaire pourrait viser à « dramatiser les enjeux » et à affermir la mobilisation et le soutien de la population russe à son gouvernement. En outre, la mise en avant des capacités destructives des forces nucléaires pourrait masquer les revers subis par les forces conventionnelles engagées sur le terrain en Ukraine.

Au-delà de l’aspect de coercition nucléaire, trois autres dimensions nucléaires de ce conflit peuvent être signalées : le risque d’accident nucléaire, la question du déploiement d’armes nucléaires au Belarus et, enfin, les accusations infondées de prolifération à l’encontre de Kiev.

. Premièrement, la Russie n’hésite pas à jouer sur le risque d’accident nucléaire, en ciblant délibérément la centrale nucléaire de Zaporizhzhia, puis en prenant en otage son équipe technique.

. Deuxièmement, le seul allié officiel de Moscou dans ce conflit, le Bélarus, manifeste son intérêt pour accueillir des armes nucléaires russes sur son territoire. En février 2022, le pays procède à une révision de sa Constitution, qui interdisait auparavant ce type de déploiement.

. Lors de rencontres bilatérales, en août 2022, Alexandre Loukachenko indique avoir fait modifier ses chasseurs-bombardiers pour permettre l’emport d’armes nucléaires.

. Un mois plus tard, Vladimir Poutine indiquait que les infrastructures bélarusses seraient prêtes à héberger des armes nucléaires à compter de juillet 2023. Si ce transfert d’armes pourrait s’avérer plus compliqué qu’annoncé par les autorités, le fait de l’évoquer constitue déjà, en soit, un signal négatif pour la sécurité européenne. En effet, lors de l’effondrement de l’URSS, Minsk avait rétrocédé les armes nucléaires soviétiques stationnées sur son territoire. Enfin, il faut signaler que, côté russe, les hostilités sont justifiées, entre autres, par l’accusation (complètement infondée) portée contre Kiev d’une intention de se lancer dans un programme nucléaire ou radiologique militaire, avec le soutien de l’OTAN.

L’invasion russe de l’Ukraine comprend donc plusieurs dimensions nucléaires et, en cela, a des retombées sur le fonctionnement de l’ordre nucléaire mondial. L’histoire singulière de l’Ukraine joue un rôle symbolique à ce niveau, mais c’est surtout la détérioration spectaculaire des relations entre l’Occident de manière large et la Russie qui entrave les efforts de régulation de la compétition nucléaire.

Guerre en Ukraine et pressions sur l’ordre nucléaire mondial

Comme le Bélarus et le Kazakhstan, l’Ukraine faisait partie des républiques soviétiques sur le territoire desquelles des armes nucléaires étaient stationnées au moment de la dissolution de l’URSS. En 1992, la nouvelle république indépendante doit se pencher sur le sort réservé à cet arsenal nucléaire. Pour des raisons de nature stratégique, politique, opérationnelle, militaire ou encore budgétaire, les dirigeants ukrainiens acceptent de le rétrocéder à la Fédération de Russie et de signer le Traité sur la non-prolifération (TNP) en 1994 en tant qu’État non-doté d’armes nucléaires (ENDAN). En contrepartie, le « mémorandum de Budapest » est signé la même année par Moscou ainsi que les autres puissances nucléaires occidentales, garantissant notamment l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Or, en 2014, l’annexion de la Crimée constitue une violation manifeste de cet engagement multilatéral par la Russie. L’incapacité de l’Ukraine et de la communauté internationale de prévenir l’atteinte à l’intégrité territoriale du pays signale qu’un État non-nucléaire reste vulnérable face à une agression menée par une puissance nucléaire. L’agression frontale de 2022 vient renforcer la perception que la sécurité d’un ENDAN reste fondamentalement conditionnée au bon vouloir des États dotés de l’arme nucléaire (EDAN). D’autres pays ayant renoncé à l’arme nucléaire, de leur plein gré ou sous la contrainte et dans d’autres circonstances, ont eux aussi subi des agressions et ont vu à la suite leur régime renversé (Irak en 2003 et Libye en 2011). Des États comme la Corée du Nord (voire l’Iran) en tirent de facto la conclusion de la grande vulnérabilité d’un État ayant accepté de se débarrasser de ses capacités nucléaires.

Si cette lecture peut être discutée sur le fond, elle se répand et, avec elle, se trouvent remis en cause les principes qui sous-tendent le régime de non-prolifération international. Rappelons que depuis les années 1960, une large partie de la communauté internationale s’est rangée derrière l’opinion selon laquelle la sécurité internationale augmente si une très large majorité d’États renoncent à disposer de l’arme nucléaire. Cet argument apparaît de plus en plus contesté, en particulier depuis l’invasion russe de l’Ukraine, plus généralement en raison des difficultés majeures auxquelles se trouve confronté le régime de non-prolifération et de désarmement dans son ensemble.

Cette crise vient donc ébranler les mécanismes de régulation adoptés depuis plus de cinquante ans et destinés à réduire le risque de guerre nucléaire.

Au niveau bilatéral, Vladimir Poutine résume crûment la situation en février 2023 en indiquant qu’il est soit « hypocrite », soit « stupide » d’imaginer que le conflit pourrait ne pas déborder sur l’architecture de maîtrise des armements encadrant les arsenaux nucléaires de la Russie et des États-Unis.

. Ces propos sont tenus lors de l’annonce de la suspension par Moscou du Traité New Start, un accord bilatéral qui impose des limites quantitatives sur les arsenaux nucléaires stratégiques des deux pays et qui prévoit un régime de notifications réciproques et de vérification. Poutine indique que la Russie continuera de respecter les plafonds prévus par New Start (700 vecteurs et 1550 têtes nucléaires déployées au maximum). Cependant, étant donné que Washington souhaite imposer une « défaite stratégique » à la Russie, toute forme de coopération en matière de maîtrise des armements est hors de propos. La suspension du Traité New Start n’est que le dernier épisode en date d’une longue liste de mesures abrogées, violées ou tombées en désuétude dans le domaine de la maîtrise des armements. Il s’inscrit à la suite de la disparition du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en 2019 ou encore du retrait américain, puis russe, du Traité Ciel Ouvert, respectivement en 2020 et 2021. Si les traités juridiquement contraignants pâtissent ainsi de la situation sécuritaire en Europe, la communication entre les États-Unis et l’OTAN, essentielle pour limiter les risques d’escalade, semble également mise à mal, avec une interruption sine die du dialogue stratégique entre Moscou et Washington suite à l’invasion de l’Ukraine, dialogue qui avait été réinstauré en 2021.

Au niveau multilatéral, les forums de discussion et les organes de régulation de l’ordre nucléaire mondial souffrent de ce contexte dégradé. L’exemple le plus marquant est celui du régime du TNP. En août 2022, lors de la 10ème conférence d’examen du Traité, la guerre en Ukraine affecte l’ensemble des débats. Les États s’opposent sur la sécurité nucléaire en raison de l’occupation de la centrale de Zaporizhzhia mais aussi sur l’absence de progrès dans le domaine du désarmement. L’ensemble des discussions est marqué par de très vifs échanges visant pour certains États à dénoncer la stratégie de coercition nucléaire russe, et pour la Russie, à se défendre de ces accusations. Dans ce contexte, Moscou décide de rompre le consensus sur le document final négocié pendant la conférence, portant l’échec de cette dernière. Cet événement reflète les tensions fortes qui s’observent dans d’autres forums multilatéraux consacrés à la non-prolifération et au désarmement. Dans ce contexte, il devient pratiquement impossible de progresser dans ces domaines et d’adopter des mesures appropriées pour prévenir les risques futurs de prolifération, limiter les risques associés au déploiement d’armes nucléaires ou mettre en œuvre les obligations de désarmement, en particulier lorsque la règle du consensus s’applique.

Cette situation de blocage, initiée et entretenue par la Russie, vient alimenter les contestations plus globales de l’ordre nucléaire mondial. Beaucoup d’États jugent en effet que l’architecture actuelle, paralysée par les tensions entre EDAN, n’est plus en mesure de gérer le risque posé par les armes nucléaires. La polarisation grandit donc entre les États qui voient dans la crise actuelle la preuve que la dissuasion nucléaire est un jeu trop risqué qui menace à court terme la survie de l’humanité et ceux qui l’interprètent comme témoignant du caractère stabilisateur de la dissuasion.

Des interprétations contradictoires du rôle du nucléaire

Suite à la fin de la guerre froide, des progrès majeurs s’observent dans le domaine de la non-prolifération (extension indéfinie du TNP, abandon de l’arme nucléaire par l’Afrique du Sud, le Bélarus, le Kazakhstan, l’Irak, …). La maîtrise des armements et le désarmement progressent également grâce à des traités comme START qui permettent de réduire largement les arsenaux nucléaires accumulés pendant le conflit Est-Ouest. Les essais nucléaires sont également interdits. Mais cette dynamique de désarmement par étape s’enraye progressivement. L’impasse sur le Traité New Start, qui expirera vraisemblablement en 2026 sans perspective de nouveau Traité de réduction des arsenaux russo-américains, le développement majeur de l’arsenal nucléaire chinois, l’opérationnalisation de la force nucléaire nord-coréenne sont autant de signes d’une re-nucléarisation du monde. Ce phénomène va à l’encontre des attentes d’une grande partie d’États non-dotés d’armes nucléaires, qui ont toujours considéré que l’arme nucléaire faisait porter un risque trop important sur la planète et ont exigé des États dotés d’armes nucléaires des actions en matière de désarmement. Les perspectives d’un désarmement progressif apparaissent désormais minimales, ce qui entraînent beaucoup de pays, soutenus par des mouvements de fond de la société civile, à réclamer une approche plus radicale, en rupture avec les forums traditionnels et sans la participation des États dotés.

Cette approche, fondée sur les conséquences humanitaires des armes nucléaires, aboutit en 2017 à l’adoption du Traité d’interdiction des armes nucléaires. Bien que fortement critiqué par les EDAN et leurs alliés, ce Traité est désormais signé par 92 États et ratifié par 68. Pour les défenseurs du Traité, les événements récents prouvent l’urgence d’éliminer les armes nucléaires. Ces États mettent l’accent sur le risque d’accident nucléaire et les multiples façons dont des tensions entre États nucléaires pourraient escalader jusqu’à une explosion nucléaire. Ils condamnent également le fait que les neuf dirigeants des États possédant des armes nucléaires prennent en otage le reste du monde en faisant planer la menace d’une utilisation de l’arme nucléaire.

Si le conflit en Ukraine sert donc de justification aux campagnes soutenant l’abolition des armes nucléaires, il provoque chez les États nucléaires et au sein de l’OTAN en particulier une ré-appréciation de la contribution des doctrines de dissuasion à leur sécurité. Ainsi, en Europe, des États traditionnellement critiques du nucléaire, comme la Suède, ont revu leur position en décidant de rejoindre l’OTAN, une alliance ayant réaffirmé la place de la dissuasion dans sa politique de sécurité. Les États de l’OTAN ont également pu justifier certains investissements visant à renouveler et moderniser leurs capacités par la dégradation du contexte stratégique.

Les interprétations, tirées de la guerre en Ukraine, sur le rôle de l’arme nucléaire pour la sécurité internationale divergent et créent des lignes de fracture dans les grandes enceintes visant à encadrer la possession d’armes nucléaires. Ces forums peinent à fonctionner et à se réformer afin d’être en mesure d’offrir des réponses aux défis actuels et à venir, parmi lesquels le dossier de la prolifération reste ouvert. L’Iran demeure un sujet de préoccupation, mais d’autres pays peuvent souhaiter rejoindre le club nucléaire à court ou à long terme. Ainsi, la Corée du Sud a la particularité de voir son environnement sécuritaire se dégrader, d’avoir une population favorable à l’acquisition de l’arme nucléaire et de posséder des capacités techniques et industrielles de pointe dans ce domaine.

En ce qui concerne les pays ayant déjà développé et déployé l’arme nucléaire, le renouveau des tensions fait craindre le risque d’utilisation de cette dernière. Pour éviter ce type de scénario, des canaux de communication ont été créés, permettant de limiter les risques d’interprétation erronée ou de mauvais calcul. Si certains de ces outils perdurent (lignes de communication en cas d’urgence ou hotlines, régime de notifications de certaines activités ou de certains incidents), ces mesures souffrent de deux limites. Tout d’abord, peu sont adaptées à un système nucléaire multipolaire. Deuxièmement, l’irruption de nouveaux domaines d’affrontement et de nouvelles technologies créent des vulnérabilités sur les systèmes nucléaires et des risques d’escalade inédits.

Dans ce contexte, il est indispensable de réfléchir aux outils de régulation acceptables par une communauté internationale largement divisée sur le rôle de la dissuasion et par des États dont les relations sont caractérisées par la défiance et la compétition stratégique. Néanmoins, la maîtrise des armements continuent de souffrir de l’aporie identifiée pendant la guerre froide : c’est quand elle est la plus utile qu’elle est la plus difficile à faire émerger, et quand il devient plus facile de négocier, elle est moins nécessaire…

Par Emmanuelle Maitre, DÉFENSE&Industries n°17, juin 2023

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