UNE GUERRE NUCLÉAIRE EST-ELLE POSSIBLE ?

Dans le cadre de la guerre en Ukraine à la suite de l’agression russe, Gérard Fuchs s’interroge sur les risques d’escalade du conflit et notamment du possible danger nucléaire.

Cela fait plusieurs mois que j’adjure mes amis de tous pays, investis dans la politique, du risque que la guerre d’Ukraine ne dérape en guerre nucléaire. J’ai approuvé dès le début de la guerre que la priorité des actions devait être d’apporter à l’Ukraine un renfort de moyens classiques, puis de haute technologie, afin que le courage manifesté dès le début par ses citoyens, devenus pour beaucoup des militaires engagés, arrive à stopper l’invasion inadmissible décidée par Poutine.

Notre planète n’a connu à ce jour qu’une seule guerre nucléaire, conduite par les États-Unis contre le Japon. Le 6 août 1945, un avion américain larguait une bombe nucléaire, à base de fission d’uranium, sur Hiroshima. Le 9 août suivant, une deuxième bombe (au plutonium) était larguée sur Nagasaki. Environ vingt mille kilomètres carrés urbains étaient rasés par le souffle d’un air porté à 4000 degrés. Plus de 200 000 morts ou disparus seront alors décomptés ; mais des dizaines de milliers de personnes continueront de mourir du fait des radiations reçues.

La justification officielle donnée à ce massacre fut que les pertes des Américains auraient été du même ordre si les combats s’étaient poursuivis île par île jusqu’à Tokyo, la résistance des soldats japonais demeurant farouche. Avec le recul de l’histoire, une autre explication apparaît aussi : les troupes russes descendaient vers le sud à grande vitesse, arrivant en Corée et risquant d’être les premiers à défiler à Tokyo ! Les Russes avaient été les premiers à arriver à Berlin le 2 mai 1945, il n’était pas imaginable qu’il en soit de même à Tokyo, qui capitula en effet le 2 septembre 1945, face aux États-Unis

Après ces deux succès, les Américains se voyaient comme la première puissance mondiale et ce pour longtemps. Leur stupéfaction fut totale lorsque l’Union soviétique réussit à son tour, le 29 août 1949, sa première explosion nucléaire, au plutonium : ce fut le début de ce qui entra dans l’histoire comme « la guerre froide », confrontation sans merci mais sans choc direct, bien trop dangereux, entre les deux protagonistes.

Mais un enchaînement se produisit : après la Russie, c’étaient le Royaume-Uni, la France, la Chine, l’Inde, le Pakistan, Israël, et la Corée du Nord qui entraient dans le club, alors que d’autres pays, comme l’Iran, approchaient le seuil. Dans le même temps, apparaissait un nouveau type de bombes nucléaires, des millions de fois plus puissantes que celles de la première génération, fondées non sur la fission d’éléments radioactifs lourds mais sur la fusion d’éléments légers comme l’hydrogène, fusion qui est la source de l’énergie du soleil.

Les doctrines nucléaires officielles avaient changé. Il ne s’agissait plus d’engager des guerres mais d’assurer la paix par la « dissuasion » : pour un détenteur de la bombe, il s’agissait de convaincre un adversaire potentiel que tout acte mettant en question ses intérêts vitaux conduirait à son annihilation. La menace a fonctionné et aucune guerre nucléaire n’eut lieu, bien que quelques-unes des puissances nucléaires décidèrent de créer des armes nucléaires « tactiques », à la puissance bien moindre mais encore sans mesure avec les armes classiques.

Le premier mouvement des grandes puissances – dont la France – avait été d’annoncer que toute attaque nucléaire, quelle qu’elle soit, déclencherait l’apocalypse. Il est cependant apparu assez vite que cette position était peu crédible en réponse à des armes tactiques : quel chef d’État prendrait le risque de faire disparaitre un pays en réponse à une destruction limitée ? Un certain flou, en rien résolu, était réapparu.

L’actuelle guerre engagée par le président de Russie contre l’Ukraine nous met devant ces derniers scénarios. L’Ukraine a été l’un des composants de l’Union soviétique, puissance nucléaire ; puis elle a acquis son indépendance lors de la dissolution de l’URSS le 26 décembre 1991. Mais Vladimir Poutine appartient à la génération des Russes qui n’ont pas accepté cette dissolution, dont ils donnent la responsabilité aux États-Unis. Reconquérir pays perdu par pays perdu (l’URSS était la somme de 15 entités, de la Russie au Kirghizistan, en passant par l’Ukraine), voire morceau de pays par morceau de pays, est la raison d’être politique de Poutine et de ses principaux soutiens en Russie. Voir l’Ukraine construire son indépendance, malgré les ingérences organisées par lui, était déjà pénible ; entendre le président des États-Unis évoquer sa possible entrée dans l’Alliance atlantique ne pouvait lui être qu’insupportable.

J’avoue qu’en entendant cette annonce dans la bouche du président Biden, je me suis dit qu’il avait sans doute de bonnes intentions, compréhensibles, mais qu’il ne devait pas être un joueur d’échecs pour négliger comme il le faisait les réactions possibles de son homologue russe. J’avoue aussi que, pour autant, je n’imaginais pas que celles-ci iraient jusqu’à entraîner Poutine à tenter une invasion de l’Ukraine, avec pour premier objectif une occupation de Kiev. Celle-ci fut rendue impossible du fait d’une résistance imprévue, facilitée par une impréparation peu croyable côté russe. Nous nous trouvons alors dans une situation militaire que personne n’aurait pu imaginer : aujourd’hui, côté russe, une occupation de territoires significative – environ 20% du pays – mais lourdement payée et sans plus d’avancées ces derniers mois ; coté ukrainien, beaucoup de pertes également mais un espoir grandissant grâce aux aides américaine et européenne matérialisées par des canons et des drones aux capacités supérieures, bénéficiant aussi des renseignements fournis par toutes sortes de satellites, le tout faisant apparaître parfois certaines technologies russes comme dépassées. Enfin et surtout, s’est affirmée la volonté d’une très large majorité d’Ukrainiens d’accepter de se battre pour confirmer leur indépendance, alors que l’engagement des soldats russes semble parfois incertain.

Cela dit, si dans les semaines qui viennent les forces ukrainiennes réussissaient des percées importances, pouvant aller jusqu’à cette Crimée que les Russes considèrent comme leur depuis le XVIIIe siècle, toutes les réactions russes doivent être considérées comme imaginables, allant jusqu’à l’usage d’armes nucléaires.

En période de guerre, morale et politique disparaissent toujours : tuer des adversaires devient normal, voire nécessaire. Mais aujourd’hui, il y a une différence de situations sans précédent : dans la guerre contre le Japon, seuls les États-Unis avaient des armes nucléaires ; aujourd’hui, la Russie et une dizaine de pays, qui n’aiment pas tous les États-Unis, voire l’Europe, en maîtrisent l’usage. Et les morts possibles n’apparaissent plus en milliers, mais en millions.

Il m’apparaît plus qu’urgent maintenant que les responsables politiques concernés définissent les conditions d’un arrêt des combats, reconnaissant pour l’Ukraine des avancées de territoires par rapport à l’avant-guerre, sans demander aux autorités russes l’inacceptable.

Jamais menace de catastrophe mondiale n’a été aussi lourde, jamais aucune paix n’a été aussi indispensable : ceux qui accepteront de payer le prix de la paix vivront pour toujours dans les esprits et dans l’histoire…

Source : Fondation Jean Jaurès

Par GÉRARD FUCHS, publié le 23 juin 2023

https://www.jean-jaures.org/publication/une-guerre-nucleaire-est-elle-possible/