Tribune – Après la tentative manquée de putsch conduite par le chef de guerre Evgueni Prigojine, l’historien militaire Cédric Mas appelle l’Europe, dans une tribune au « Monde », à anticiper les risques d’effondrement d’une puissance nucléaire telle que la Russie, et à reprendre la main sur le plan informationnel.
Depuis vendredi soir, les évènements se précipitent en Russie. La rivalité entre Evgueni Prigojine, patron de la compagnie de mercenaires Wagner et figure de proue d’un groupe d’officiers hostiles à l’état-major de Moscou, et celui-ci, dirigé par Sergei Choigu et Valeri Gerasimov a dégénéré en une tentative de putsch, dans le but officiel d’écarter ces derniers et leurs obligés. La crise ne s’est terminée qu’alors que les colonnes Wagner approchaient de Moscou.
Cette action, préparée de longue date, a été accompagnée d’une intense activité des deux clans dans le champ informationnel, afin de rallier les cadres et les unités des forces de sécurité du régime de Poutine.
Le basculement de la Russie dans la guerre civile n’a jamais été aussi proche, avec des scènes de combats vers Moscou aussi stupéfiantes que bien réelles. La perspective d’un affrontement interne à une puissance nucléaire nous rappelle à la nécessité d’être prêts au pire mais aussi capables de saisir les opportunités que ces retournements de situation peuvent offrir.
La prise sans combats de Rostov-sur-le-Don puis la progression rapide en quelques heures des colonnes de mercenaires Wagner fonçant vers Moscou, par Voronej et Lipetsk, ont nécessairement engendré des inquiétudes pour les différents sites nucléaires dans cette zone. Il y avait les bases aériennes de Morozovsk (à l’est de Rostov) et Morskoï (au sud-ouest de Rostov), deux sites qui comportent des armes nucléaires tactiques, mais également les sites de Voronej-45 (à Borissoglebsk) et de Sokur-63 (Saratov) qui eux, sont des lieux de stockage long et de maintenance d’armes nucléaires.
Mettre en sécurité les sites nucléaires
L’arrêt rapide de cette tentative de putsch a mis fin à l’inquiétude. Une fois la crise passée, il reste des questions : sommes-nous prêts à réagir si des sites nucléaires devaient tomber entre de « mauvaises » mains ? Et d’ailleurs, que pourrions-nous faire ?
En vérité, nul ne sait comment les évènements peuvent tourner, ni comment parer aux conséquences menaçantes d’une chute de Poutine. Aurions-nous le courage politique d’intervenir pour sécuriser des sites nucléaires, dans l’intérêt de toutes et tous ? Au regard de notre passivité blâmable face à des situations similaires en Ukraine (la centrale nucléaire occupée de Zaporijia à Enerhodar ou la destruction du barrage de Nova Kakhovka), il est possible d’en douter.
La Russie dispose d’au moins 45 sites de stockage ou de maintenance d’armes nucléaires stratégiques ou tactiques, regroupés sous la 12ème direction générale du ministère de la défense russe et disséminés sur un territoire gigantesque.
Un effondrement du régime de Poutine, qui plongerait le pays dans la guerre civile et le chaos, engendrerait des menaces majeures pour la sécurité de l’Europe et même du monde. Or, les règles du droit international ne sont pas adaptées à une telle crise. En effet, les évènements récents en Ukraine, à commencer par l’occupation armée de la centrale civile d’Enerhodar par la Russie, ont permis de réaliser les limites du droit international en la matière. Le protocole additionnel I aux conventions de Genève (datant de 1977) prohibe certes les attaques contre des « ouvrages d’art ou installations contenant des forces dangereuses » ; mais cette interdiction de principe, assortie d’exceptions, n’est pas suffisante. Il manque par exemple un mécanisme spécial pour contraindre les belligérants à garantir un droit d’accès des installations à l’Agence internationale de l’énergie atomique comme pour protéger les personnels civils assurant le fonctionnement et la mise en sécurité du site.
Il est donc indispensable de réfléchir à un cadre juridique, ainsi qu’à des moyens pratiques qui permettraient par exemple une intervention d’urgence et conservatoire d’une force sous l’égide de l’ONU pour mettre en sécurité les sites nucléaires civils comme militaires d’un État souverain mais en plein effondrement. Si une telle action dépendra toujours de la volonté des dirigeants politiques, l’absence de cadre légitime ne peut qu’être préjudiciable.
Au-delà des menaces, les évènements russes ont aussi montré que ces crises créent des opportunités d’actions. Là encore à la condition que nous soyons prêts et que nous disposions des moyens pour les mener.
Aujourd’hui, l’action dans le champ informationnel est centrale. Certains États le savent et n’hésitent pas à exploiter nos crises pour mener des actions d’influence dans le but d’atteindre des objectifs pas toujours louables ou amicaux. La France en a par exemple fait les frais au Mali où Wagner a mené une campagne d’influence contre sa présence militaire.
Cacophonie dans la blogosphère prorusse
Lorsque, vendredi 23 juin au soir, Prigojine annonce qu’il lance sa tentative de putsch, il oblige à retourner vers cette querelle interne les moyens de guerre informationnelle russes (l’état-major russe parle de « guerre mentale »). Ce redéploiement a été visible sur les réseaux sociaux, avec la réduction brutale de l’activité des faux comptes de désinformation au cours de la journée du samedi ainsi que le désarroi des relais d’influence de Moscou, à commencer par la cacophonie qui a régné au sein de la blogosphère prorusse.
De même, les mécanismes de blocage de l’information venant de l’extérieur mis en place par les régimes autoritaires pour maintenir leur emprise sur les populations sont affaiblis, voire neutralisés, au moment où justement la population cherche des nouvelles partout où c’est possible.
Il est alors primordial de saisir ces opportunités pour diffuser des messages de contre-influence. Ainsi, pendant quelques jours, nous pourrions reprendre l’avantage dans le champ informationnel, en Russie bien sûr, mais aussi contre Wagner en Afrique et au Proche-Orient. Encore faut-il disposer immédiatement des structures et des messages efficaces et compatibles avec nos valeurs et nos objectifs.
Là encore, il est permis de s’interroger sur nos capacités à réagir. La France souffre de plusieurs handicaps en la matière. D’abord, le manque de moyens et d’expertise en matière d’opérations dans le champ informationnel. Ensuite une difficulté à déployer ces actions autrement que dans un but de court terme et de politique intérieure – pensons, en particulier, au scandale du Fonds Marianne.
Il est, par conséquent, plus que temps de réfléchir sur les risques d’une guerre civile en Russie et nos réactions face à cela, aussi bien au niveau français qu’européen. Ce qui s’est passé hier nous offre une chance de nous préparer au pire afin d’éviter qu’il ne survienne, de reprendre l’initiative pour cesser d’être tétanisés face à l’inimaginable devenu réel, ou d’être la cible passive d’États étrangers hostiles, aux antipodes de ce que nous sommes. À nous de la saisir.
Par Cédric Mas pour « Le Monde », publié le 23 juin 2023
Cédric Mas est historien militaire, président de l’Institut Action Résilience spécialisé sur le terrorisme et la société, avocat au barreau de Marseille.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/25/la-menace-d-une-guerre-civile-en-russie-doit-nous-rappeler-que-l-on-doit-savoir-parer-aux-menaces-et-exploiter-les-opportunites_6179183_3232.htm
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